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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
éd. Autrement, 8 octobre 2014, 19 €

Rony Brauman : “manifeste pour les Palestiniens”

Dans le Manifeste pour les Palestiniens, Rony Brauman1, accompagné d’une dizaine d’auteurs invités, tente d’offrir de nouvelles perspectives de sortie de crise, privilégiant pour sa part ?le droit des Palestiniens à une solution à deux États.
éd. Autrement, 8 octobre 2014, 19 €
éd. Autrement, 8 octobre 2014, 19 €

« À force de l’exercer, la violence retentit à l’intérieur de sa propre société »

par Rony Brauman, L’Humanité, le 10 octobre 2014

  • Pourquoi avoir intitulé votre livre Manifeste pour les Palestiniens ?

Je l’ai volontairement appelé Manifeste pour les Palestiniens et non Manifeste pour la Palestine, car ce n’est pas un tract nationaliste. On ne trouve pas dans cet ouvrage collectif un plaidoyer commun pour une vision nationale mais une sorte de tentative de cheminement pour trouver de la reconnaissance, de la dignité mais aussi des droits individuels aux Palestiniens. C’est un manifeste dont les auteurs que j’ai invités parcourent des domaines différents. L’historien et militant de gauche israélien Shlomo Sand donne une réalité très subtile quant à la situation d’apartheid quotidienne dont est frappée la Cisjordanie. L’architecte Eyal Weizman raconte comment la pensée urbaine dans les territoires occupés représente l’accompagnement pratique de cette politique de colonisation. Il y a aussi une bande dessinée du Québécois Guy Delisle, auteur de Chroniques de Jérusalem. Et aussi le très beau travail photographique d’Anne Paq, notamment sur le fameux mur de séparation…

  • Tout comme dans la contribution de Shlomo Sand, vous aussi n’hésitez pas à parler dans votre texte d’apartheid ? Pensez-vous qu’Israël soit un état raciste ?

Je ne crois pas que l’on puisse qualifier en lui-même l’État d’Israël comme État raciste. Mais il est indiscutable, quand on écoute les dirigeants, que des discours racistes ont droit de cité sans qu’on ait de quoi les endiguer dans un cadre juridique. Israël est un pays dans lequel, aujourd’hui. on peut poser la question pour un sondage de savoir si une partie des citoyens (les Arabes israéliens) devraient être expulsés du pays. Il faut avoir cela à l’esprit. En revanche, il n’y a pas en Israël de dispositions juridiques comparables à celles de l’Afrique du Sud d’avant 1994. Mais il y a des discriminations assez subtiles… comme par exemple quand on n’a pas fait son service militaire – et les Arabes n’ont pas le droit de faire leur service -, eh bien on n’a pas accès au crédit. Il y a aussi une discrimination territoriale. La « loi d’acceptance» par exemple, permet à n’importe quelle collectivité comme un syndic d’immeuble de voter un règlement qui bannirait certains caractères comme la non judaïté ou certaines des orientations sexuelles. Il y a donc une sorte de communautarisation, de fragmentation, qui se prête à des dérives racistes. On peut en revanche vraiment parler d’apartheid – même si ce n’est pas un apartheid idéologique – en Cisjordanie occupée. Être un Palestinien en Cisjordanie, c’est être soumis au bon vouloir des colons et à leur arbitraire répressif. Ici, des lois d’exception sont le fait de l’occupation militaire, seule autorité réelle dans ce territoire.

  • Dans votre livre, vous comparez Marwan Barghouti à Nelson Mandela. Mais voyez-vous poindre à l’horizon un Frederik de Klerk israélien?

Marwan Barghouti est tout à la fois le symbole de l’apartheid et du dépassement de l’apartheid. Ce n’est pas une comparaison de
convenance pour moi. Ce qui m’impressionne chez lui, comme chez Mandela, c’est ce mélange de hauteur de vue politique et de courage physique, d’engagement personnel à s’exposer jusqu’au bout.
C’est aussi cette gestion très fine de la violence à laquelle jamais ni l’un ni l’autre n’a renoncé mais qu’ils ont su contenir pour ménager une
ouverture politique. Voila tout ce qui les rassemble et qui fait de Mandela et Barghouti de grands hommes. Je ne vois pas de tels grands hommes apparaître du côté israélien pour le moment. Mais souvenons nous qu’avant d’être le partenaire que l’on connaît, de Klerk était un premier ministre sud-africain dans la tradition de ses prédécesseurs. Il a fallu qu’il se révèle pour que l’on parle de lui comme étant l’homme qui a su voir et comprendre ce que lui disait Mandela. Il ne faut donc pas désespérer. Peut être faudra- t-il qu’Israël se sente au bord du gouffre pour qu’une telle personnalité émerge. Malheureusement,
aujourd’hui, fort du soutien politique international dom il bénéficie, le gouvernement israélien composé d’un certain nombre d’extrémistes étouffe toute possibilité pour que surgisse une personnalité alternative. Le seul homme politique qui avait rompu avec ça était Yitzhak Rabin. Or, comme le dit un des ex-patrons du chabak (service de sécurité intérieur israélien), aujourd’hui, tout premier ministre potentiel disposé à s’ouvrir à une discussion avec les Palestiniens s’expose à la peine de mort. Il faudra donc au futur de Klerk israélien une solide dose de courage Pour se déclarer car il sait qu’il affrontera une OAS interne, puissante et infiltrée dans l’administration, l’état-major et, évidemment, au sein des conseils de colons, qui ont beaucoup de moyens.

  • Entre la gauche israélienne sioniste et l’extrême droite, on ne voit plus très bien où se situe la ligne de partage politique…

II y a en effet aujourd’hui un consensus sioniste classique. Avec une ligne politique rigide claire: la paix avec les Palestiniens doit s’imposer par la force avec les mesures policières et militaires nécessaires. C’est devenu le thème dominant. Et finalement les seuls aujourd’hui qui rompent ce consensus se retrouvent dans les ONG qui sont là comme des indices de l’existence dans la société israélienne de secteurs qui ne se satisfont pas de cette situation politique et idéologique bloquée. Car il y a un verrouillage qui gagne à mesure que les références bibliques et mythologiques portent sur le politique et la recherche d’un compromis. Un secteur croissant dans la société israélienne considère que les véritables indigènes palestiniens, ce sont les sionistes. On ferme la parenthèse de la destruction du temple – durant laquelle les propriétaires légitimes de la maison Israël ont été obligés de s’absenter et durant laquelle également des squatteurs se seraient installés. Il s’agit donc de les en déloger. C’est cela la logique qui prédomine le spectre politique. Il faut aussi prendre en compte « le racisme de guerre » qui tend à durcir les oppositions. Le discours actuel de Netanyahou selon lequel il n’y a pas de différences de fond entre Hamas et État islamique est partagé par un nombre croissant d’Israéliens. Cela a ses effets, et il ne faut pas s’attendre à un renversement de tendance demain. Cela étant, même dans les
courants religieux sionistes, peut-être y a-t-il moyen de composer. N’insultons pas l’avenir en le condamnant définitivement.
L’histoire montre que des ennemis de toujours peuvent
devenir ensuite les partenaires d’un compromis, et puis ensuite des voisins, voire plus. Je me refuse à faire de l’évolution que l’on constate une fatalité. Je crois qu’il faut se concentrer sur des solutions autres que territoriales qui relèvent de modalités de partage
plus que de séparation. Sur le sujet, le chef d’État israélien, Reuven Rivlin, personnage assez intriguant, très à droite, qui milite pour l’annexion pure et simple de la Cisjordanie, professe dans
le même temps un attachement au droit des libertés civiques…

  • Mais croyez-vous que des Palestiniens de Cisjordanie prendraient le risque d’être des citoyens de seconde zone comme le sont les Arabes israéliens de 1948?

C’est vrai qu’il faut relier ces droits à une appartenance nationale et que les Arabes israéliens souffrent de discrimination. Mais ils ont des droits et bien plus que dans n’importe quel pays arabe. C’est ce que mettent en avant d’ailleurs certains défenseurs de la politique d’Israël et là-dessus au moins ils ont un argument.
Certes leur nationalité leur pose des problèmes,
ils sont embarrassés pour jouir de certains droits
que les autorités israéliennes leur ont conférés,
tandis que ces mêmes autorités ont chassé une
partie de leur famille… donc c’est une situation psychologiquement et politiquement difficile pour eux. Mais ils préfèrent rester en Israël.

  • Vous ne croyez donc pas à la solution des deux États et à un retour aux frontières de 1967 ?

J’ai, moi- même soutenu la reconnaissance par l’ONU de la Palestine comme État observateur fin 2012. Tout ce qui permet de faire surgir la voix palestinienne est préférable au contraire, car le contraire est la violence. Donc de ce point de vue-là, c’est un pas en avant mais un pas qui, selon moi, ne va pas dans la bonne direction. Car il faut comprendre qu’un processus politique en Israël qui amènerait à l’évacuation des colons de Cisjordanie aboutirait à une guerre civile. Or aucun gouvernement israélien, aucune personnalité politique israélienne ne peut prendre délibérément l’option de la guerre civile. Donc la question, ce n’est pas l’évacuation des colons, mais l’évacuation de l’armée.
C’est à une situation de type colonial qu’il faut mettre un terme et non pas pousser au départ des uns au profit des autres. Prenons l’exemple de l’Algérie. L’un des grands problèmes de la décolonisation a
été le départ des pieds-noirs. Ce fut un drame pour la France puisque ce fut le germe du Front national. Mais ce fut aussi un malheur pour l’Algérie, avec une aspiration ethno-nationaliste qui ne pouvait aboutir que sur ce qu’est le FLN aujourd’hui. Je pense que si les pieds-noirs étaient restés, le mélange culturel aurait dessiné une suite très différente pour la France et pour l’Algérie. On peut appliquer un raisonnement analogue à la Cisjordanie.

  • Mais comment faire pour avancer politiquement avec des Nations unies impuissantes face à Israël ?

Toujours les phénomènes politiques se trouvent à la jonction de courants, modalités, dynamiques qui diffèrent. Il y a d’abord cette
histoire sombre, la Shoah, et, dans la foulée, l’État d’Israël considéré comme compensation aux horreurs commises pendant la guerre. Compensation facile puisqu’elle se fait au détriment non pas de ceux qui ont commis les atrocités, mais de ceux qui n’avaient rien à y faire… Il y a aussi le passé colonial des grandes puissances avec une certaine vision géostratégique.
Israël étant considéré comme un allié sûr, démocratique,
sorte d’oasis occidental dans une région sans démocratie, à la jonction du Sud, du Nord, de l’Est et de l’Ouest… Il s’agit aussi d’un
marché technologique important, de relations commerciales, techniques, académiques, économiques qui comptent. Cependant, la brutalisation progressive, la dérive droitière des gouvernements qui se suivent, la duplicité, le culot invraisemblable de Netanyahou qui lui-même se joue de sa position de modéré face aux extrémistes, tout cela pèse dans les relations et cela fonctionne de moins en
moins. Aux États-Unis, par exemple, si le Congrès américain n’était pas verrouillé à ce point par l’American Israël Public Affair Committee (Aipac), la position d’Obama et de Kerry serait beaucoup
plus dure. La représentation qu’Israël donne d’elle-même devient insupportable aux jeunes générations juives américaines éloignées de la Shoah, de plus en plus diluées socialement, et qui se reconnaissent
largement dans la tradition culturelle démocrate partisane d’une solution à deux États. Par conséquent, le sentiment de toute-puissance que peut s’autoriser Israël fort de l’appui des grandes puissances va nécessairement s’amenuiser. Cela devra les amener à comprendre que l’on ne peut pas vivre indéfiniment dans un État de forteresse assiégée. Les premières victimes sont les Palestiniens. Mais les secondes victimes sont ceux qui infligent cette violence. Car à force de l’exercer, la violence retentit à l’intérieur de sa propre société.
Cette société devient de plus en plus dure, économiquement, physiquement. Les violences internes, les violences sociales augmentent, et je pense que cela va devenir intenable pour les Israéliens eux-mêmes. C’est tout cela qui me fait penser que des dynamiques profondes sont en oeuvre au-delà de l’immobilité de surface. Des dynamiques qui permettront d’envisager d’autres ouvertures politiques possibles.

Entretien réalisé par Stéphane Aubouard

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