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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Rony Brauman : “c’est parce que la guerre est mauvaise en soi qu’il ne faut pas la faire”

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF) France, humanitaire convaincu mais critique, a alerté à de nombreuses reprises sur le danger que représente le «devoir d'ingérence» qui a été invoqué pour justifier la guerre en Libye. Les opérations militaires et humanitaires qu'il a suscitées ont souvent été plus destructrices que favorables à la diffusion de la démocratie. Nous reprenons des extraits de ses déclarations publiées dans l'édition du 25 novembre du Monde. Elles ont été prononcées à l'occasion d'un débat organisé par Nicolas Truong (NT) entre Bernard-Henri Lévy (BHL) et Rony Brauman (RB). Bien que la situation en Syrie soit profondément différente de celle qui prévalait en Libye, les bruits de bottes qui se font entendre de façon croissante au Moyen-Orient incitent à lire avec attention les réflexions de Rony Brauman sur la guerre de Libye.1
  • NT – Comment avez-vous réagi devant la situation libyenne avant l’intervention militaire alliée ? Selon vous, la nature de la répression du régime du colonel Kadhafi contre les insurgés justifiait-elle cette guerre ?

RB – Face à la menace d’un écrasement du soulèvement de Benghazi, j’ai d’abord eu une réaction de stupeur et d’angoisse : oui, il fallait contrer une offensive blindée de Kadhafi. Bien que je me méfie de l’engrenage qu’enclenche fatalement un engagement militaire, la crainte de voir des flots de sang dans les rues de Benghazi l’a emporté. Dans ce contexte, une intervention limitée à la protection de la ville était justifiable. Je n’ai pas tardé à changer d’avis en m’apercevant que les menaces dont il était question relevaient de la propagande, et non de réalités observables.

Personne n’a ainsi été capable de nous montrer les tanks qui se dirigeaient prétendument sur Benghazi. Or, une colonne de chars, à l’époque des téléphones mobiles et des satellites, ça se photographie. D’ailleurs, s’il a suffi de détruire quatre tanks en un raid aérien pour briser ladite offensive, c’est bien que cette colonne, dont on n’a plus entendu parler par la suite, n’existait pas ! De même pour les plus de 6 000 morts dont faisait état le Comité national de transition (CNT) dès le début du mois de mars. Les enquêtes d’Amnesty et de Human Rights Watch ont montré que le nombre de victimes s’élevait en réalité à 200 ou 300, dont la plupart étaient mortes au combat.

Un bilan similaire à celui qu’avaient enregistré la Tunisie ou l’Egypte. Quant aux attaques aériennes sur les manifestants de Tripoli, il s’agit d’une invention d’Al-Jazira. En somme, il m’a semblé rapidement clair que la décision d’entrer en guerre a précédé les justifications de cette guerre.

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  • NT – La guerre de Libye marque-t-elle la victoire du droit d’ingérence ?

RB – Oui, incontestablement, bien que ce modèle ne soit pas généralisable. Certains se réjouissent de cette victoire ; moi, je la déplore car j’y vois la réhabilitation de la guerre comme mode de règlement des conflits. Rendons à Bernard Kouchner et à Bernard-Henri Lévy ce qui leur est dû : depuis vingt ans, ils soutiennent le principe d’interventions militaires engagées sous le drapeau de la protection des populations civiles.

Pour la première fois, une telle intervention a été légalisée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elle n’en est pas légitime pour autant. Je m’inquiète de ce triomphe d’une conception militaire de la protection, non par pacifisme de principe mais parce que son bilan est calamiteux. La victoire par les armes sur le régime à abattre n’est en effet que le début de l’histoire.

En fin de compte, le choix de la guerre entraîne un coût humain bien plus lourd. Pour preuve, le bilan officiel avancé par le CNT : 30 000 à 50 000 morts, soit dix fois plus que les victimes de la répression syrienne. Si ces chiffres sont exacts, c’est effroyable. Or, et c’est à mon avis révélateur de la gêne qu’ils inspirent, ils n’ont soulevé, à ce jour, aucune interrogation.

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  • BHL – Quand un Etat s’avère incapable d’assurer le minimum de sa souveraineté, à savoir la protection de ses citoyens, quand il met lui-même en danger son peuple en le détruisant délibérément, alors la communauté internationale a le devoir de se substituer à lui. C’est ça, le devoir d’ingérence. […] Et cela parce que les droits de l’homme n’ont pas de frontières : l’autre est mon prochain, même quand il est timorien, darfouri ou libyen.

RB – Cette logique procède d’un dualisme métaphysique cher à Bernard-Henri Lévy réduisant la politique à l’affrontement du Bien et du Mal, c’est-à-dire des fascistes et des antifascistes. Dans ce monde simple, il revient à une avant-garde éclairée d’anticiper et de prévenir les massacres à venir, afin d’accoucher par la violence l’histoire de son grand dessein démocratique.

La notion de « guerre humanitaire » a de fortes affinités, c’est le moins qu’on puisse dire, avec cette conception néoléniniste d’une supposée politique des droits de l’homme. Elle fonctionne par nature sur un mode chirurgical : les complexités de la société sont effacées au profit d’une vision binaire faite de bourreaux et de victimes.

Mais les réalités invisibles et agissantes des rapports de pouvoir complexes et des alliances inattendues, à l’oeuvre dans toute société, ne tardent pas à se manifester. A cette idéologie, j’oppose le long et sinueux travail de la démocratisation, la nécessité de la négociation et du compromis dans le combat politique. C’est ce que la guerre interdit et c’est pourquoi je défends l’option opposée, que j’appellerai le « paradigme syrien », fait d’une mobilisation populaire large et d’un refus admirable de céder à la tentation des armes et à la spirale de la violence. Je précise que, dans mon esprit, la démocratie se définit avant tout par la démilitarisation de la lutte pour le pouvoir.

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  • NT – Peut-on donc qualifier la guerre en Libye de « guerre juste » ? Et que faut-il entendre selon vous par ce concept ?

RB – De saint Thomas jusqu’à Michael Walzer, la guerre juste se définit selon cinq critères : un souverain légitime, des buts légitimes, des moyens proportionnés, la guerre comme dernier recours et des chances raisonnables de succès. Si l’on peut considérer, avec des réserves, que les trois premiers critères sont satisfaits, les deux derniers ne le sont pas. J’ai dit ce que je pensais de la menace imminente.

Quant au succès, ce n’est pas le lynchage de Kadhafi ni les tueries et pogroms qui en sont de bons augures. Il n’y a pas selon moi de « guerre juste ». La guerre ne doit être qu’un ultime recours contre une agression ou une occupation. En l’occurrence, l’invocation de la « responsabilité de protéger » a réhabilité l’usage de la violence comme réponse à une crise politique. Plus grave, on redonne ses lettres de noblesse à la notion de guerre préventive. Cela me consterne.

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  • BHL – […] Les théoriciens de la guerre juste établissent une distinction, que vous effacez allègrement, entre la guerre préventive (l’Irak) et la guerre préemptive (on a les preuves qu’un massacre est programmé, qu’il commence d’être mis en oeuvre – et on l’arrête avant qu’il ne soit allé au bout de son programme). En Libye, on est clairement dans ce second cas.

RB – Bien sûr, mais il ne suffit pas d’affirmer qu’un massacre est programmé pour qu’il le soit ! La guerre a été voulue par Nicolas Sarkozy dès le mois de février. Avant même la constitution du CNT, quatre sous-marins nucléaires français patrouillaient déjà le long des côtes libyennes et, le 25 février, Nicolas Sarkozy déclarait : « Kadhafi doit partir. »

On n’a jamais vu qu’un chef d’Etat décrète, après une semaine de troubles, qu’un autre chef d’Etat, aussi antipathique soit-il, doit partir. L’invocation des atrocités, dont le nombre et l’horreur grandissaient chaque jour, est un montage propagandiste. Kadhafi était une cible idéale par son isolement diplomatique, par les crimes dont il s’est rendu coupable dans le passé… mais en l’occurrence, je le répète, les justifications sont intervenues après la décision. C’est bien en France et en Europe, ainsi qu’au Qatar, qu’il faut chercher les origines de la guerre en Libye.

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  • NT – Pensez-vous que l’intervention armée en Libye ait vraiment favorisé l’installation de la démocratie dans le pays ?

RB – L’opposition à Kadhafi peut procéder de différentes raisons, de même qu’il existait un anticommunisme démocratique et un autre qui en était la négation. Il ne suffit pas de s’opposer à un régime dictatorial pour recevoir d’emblée un brevet de démocratie. La première intervention publique de Moustapha Abdeljalil en arrivant à Benghazi en tant que chef provisoire de la Libye libre a été l’invocation de la charia comme source du droit. Je sais bien que la charia se prête à une interprétation démocratique aussi aisément qu’à son contraire. Il n’empêche : c’était un drôle de choix que de l’invoquer à ce moment fortement symbolique.

[…]

RB – Outre la légèreté avec laquelle le CNT, dont la plupart des membres étaient inconnus, a été immédiatement présenté par Bernard-Henri Lévy comme un mouvement démocratique laïque, il y a une certaine naïveté à vouloir ignorer le fait que la guerre crée des dynamiques favorisant les radicaux au détriment des modérés. Cette guerre n’est pas terminée.

En faisant le choix de militariser la révolte, le CNT donnait leur chance aux plus violents. En soutenant cette option au nom de la démocratie, l’OTAN a pris une lourde responsabilité qu’elle ne peut assumer. C’est parce que la guerre est mauvaise en soi qu’il ne faut pas la faire, ce n’est pas parce que le modèle libyen ne peut pas être généralisé par ailleurs.

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