Ataï, plus d’un siècle d’exil
Où est passée la tête du « Grand Chef » kanak Ataï ? Tranchée à coups de hache, puis volée, décharnée et sciée, cette tête hante les relations entre la Nouvelle-Calédonie et la métropole depuis près de cent quarante ans. Ataï avait fomenté l’insurrection kanak de 1878, où des dizaines de colons et de Mélanésiens trouvèrent la mort. A ce jour, en dépit de nombreuses pétitions demandant le rapatriement de la tête en Nouvelle-Calédonie, le crâne et le masque mortuaire de ce héros néo-calédonien sont toujours dans les collections du Musée de l’homme, à Paris.
Tout commence en 1877, quand les Français s’installent « en brousse ». Ils mettent leur bétail sur les jachères des Kanak sans installer de clôtures : leurs troupeaux dévorent les cultures des paysans alentour. Le vieux chef coutumier Ataï va alors trouver le gouverneur de l’île. D’après le « Mémoire calédonien » de Nouméa, il déverse un sac de terre en disant : « Voilà ce que nous avions. » Puis, il vide un sac de pierres : « Voilà ce que tu nous laisses. » Le gouverneur lui rétorque qu’il n’a qu’à protéger ses cultures par des barrières. « Lorsque les taros iront manger les boeufs, je les construirai », réplique Ataï.
Pendant l’année 1878, Ataï s’allie en secret avec plusieurs chefs pour chasser les Français. Les rebelles veulent attaquer Nouméa le 24 septembre, date anniversaire de l’occupation de l’île en 1853. Mais, à la suite d’une nouvelle altercation au sujet des terres, la famille d’un ancien forçat est assassinée. Dix chefs de tribu sont incarcérés en guise de représailles. Ataï et ses complices ripostent : le 25 juin, un groupe de Kanak tue quatre gendarmes, puis quarante colons. Suivent une série d’attaques de gendarmeries, de forts et de villages.
A Nouméa, la panique gagne les Français. Le commandant demande des renforts à l’armée d’Indochine, puis part en guerre contre Ataï. Début août, les Français construisent un fort à La Foa. Ataï et 500 guerriers en font le siège. Le salut des Français viendra du lieutenant de vaisseau Servant, qui divise les forces kanak en retournant le grand chef de la tribu de Canala. Puis les renforts d’Indochine arrivent. Fin août, une troupe de soldats, de bagnards, d’anciens communards à qui l’on a promis la liberté, de Kabyles et de guerriers de Canala forment trois colonnes pour encercler les rebelles. Un détachement surprend Ataï dans son campement et le tue.
« Tango ! tango ! »
La communarde Louise Michel, déportée sur l’île, soutient l’insurrection. Elle a raconté la mort d’Ataï : « Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andja (…), Ataï fit face à la colonne des Blancs. Il aperçut (le Kanak) Segou. Ah ! dit-il, te voilà ! Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andja s’élance, criant « Tango ! tango ! » (maudit ! maudit !), et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï. »
L’insurrection kanak continue jusqu’à fin décembre. La répression sera féroce : des centaines de Mélanésiens trouvent la mort – soit 5 % de la population. Les chefs rebelles sont exécutés sans jugement, les clans révoltés déplacés ou déportés à l’île des Pins, leurs terres sont confisquées. Le cantonnement sur des mauvaises terres, la colonisation de l’île par les bagnards et les épidémies affaiblissent considérablement les Kanak. Leur population diminue de moitié : il n’en reste que 27 000 en 1921.
En 1946, les Mélanésiens deviennent citoyens français. En 1968, le mouvement indépendantiste kanak naît avec la création du Groupe 1878, nommé ainsi en souvenir d’Ataï. Entre 1984 et 1988, une nouvelle insurrection gagne l’île, les « événements ». Des maisons caldoches sont brûlées, des barricades dressées en brousse, dix rebelles kanak sont tués. La violence culmine avec le massacre de la grotte d’Ouvéa. Les accords de Matignon du 26 juin 1988, signés par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, pacifient le « Caillou » et redistribuent le pouvoir entre Français et Mélanésiens. Cet accord stipule que la tête du grand chef Ataï doit être restituée aux Kanak. Le premier ministre, Michel Rocard, la fait rechercher. En vain.
Dans une boîte de fer-blanc
Que s’est-il passé après que le guerrier Segou a décapité Ataï ? Le lieutenant de vaisseau Servant récupère la tête et la vend 200 francs à un officier de marine. Elle réapparaît en 1879 à la Société d’anthropologie de Paris dans une boîte de fer-blanc remplie d’alcool phénique. L’anatomiste Paul Broca la présente à ses collègues. « La magnifique tête du chef Ataï attire l’attention ; le front surtout est très beau, très haut et très large, précise le bulletin de la société. Les cheveux sont complètement laineux, la peau tout à fait noire. Le nez est très platyrhinien, aussi large que haut. » Paul Broca en fait exécuter un moulage de plâtre, puis la décharne et découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Il fait graver à même l’os « Ataï, chef des Néo-Calédoniens révoltés », puis le crâne est rangé dans une armoire.
Quand, en 1988, Michel Rocard le fait chercher, personne ne sait plus où il est. C’est ici que l’écrivain Didier Daeninckx entre en scène. En 1997, il se rend en Nouvelle-Calédonie à l’invitation de la bibliothèque de Nouméa. Un soir, près de Poindimié, « autour d’un feu de camp, en mangeant du poisson cuit au lait de coco dans des feuilles de bananier », on lui parle de « Kanak exposés pendant des mois, au milieu des animaux sauvages, dans les zoos européens ». Il consulte des archives et découvre qu’un groupe de Kanak a été enfermé dans un enclos pendant l’Exposition coloniale de 1931. « Il s’agissait pourtant de chauffeurs de camion, d’employés, de pêcheurs », explique l’écrivain.
Didier Daeninckx en tire un roman, Cannibale (Verdier, 1998). Au moment où il le termine, le nom du défenseur de l’équipe de France de football, Christian Karembeu, attire son attention : l’un des « sauvages » de l’Exposition coloniale s’appelait Willy Karembeu. Il va trouver le joueur. « Je lui ai montré une photo agrandie d’époque, raconte Didier Daeninckx, il m’a aussitôt désigné Willy, son grand-père paternel. Il a aussi reconnu un arrière-grand-père et un grand-oncle. » Choqué par la destinée des Kanak, Didier Daeninckx écrit Le Retour d’Ataï (Verdier, 2002).
Ironie de l’histoire, c’est lui qui retrouvera – par hasard – la tête du Grand Chef. En 2011, à la demande de la Nouvelle-Zélande, le maire de Rouen décide de restituer la tête d’un guerrier maori détenue par la ville depuis 1875. L’écrivain rejoint le comité d’intellectuels qui soutient le maire de Rouen et c’est là qu’un anthropologue du Musée de l’homme lui apprend que la tête d’Ataï est dans une armoire. « En fait, explique Didier Daeninckx, il s’agissait du crâne décharné par Broca, pas de sa tête. On cherchait au mauvais endroit. »
L’écrivain demande à voir le crâne et le moulage, il prévient les Kanak, la nouvelle fait la une des journaux néo-calédoniens. Deux mois plus tard, le grand chef Bergé Kawa, descendant d’Ataï d’après le droit coutumier, appelle sur sa page Facebook « toute la population kanaky » à célébrer, le 24 septembre 2011, le retour du Grand Chef chez lui. Il dit avoir obtenu des garanties du commissaire de la République et du directeur du Musée de l’homme. Le 23 septembre, Bergé Kawa prévient cependant sur Facebook que la tête ne sera pas restituée. L’événement est « reporté à une date ultérieure ». Que s’est-il passé ?
« A qui la rendre ? »
Nous sommes au dernier étage du Musée de l’homme. Michel Van Praët, le directeur, est très embêté : il ne retrouve pas, pour Le Monde, les photos du crâne et du moulage d’Ataï. Un photographe archiviste cherche en vain dans les fichiers. En attendant, le directeur explique pourquoi les têtes n’ont pas été rendues. « Au départ, les responsables du patrimoine craignaient que la France soit contrainte de restituer toutes les reliques détenues dans ses musées. Certains se demandaient si elles devaient être toutes conservées en un seul endroit, car la recherche anthropologique doit continuer sans être paralysée par des conflits communautaires. »
Au terme d’un colloque international qui s’est tenu en 2008 au Musée du quai Branly, les « restes humains » comme les têtes ont pourtant été considérés comme appartenant aux descendants des disparus. « Nous n’avons aucune réticence à rendre la tête d’Ataï, poursuit M. Van Praët. Il s’agit juste d’un transfert d’une institution à une autre puisque nous sommes en France. Mais à qui la rendre ? » Le fait que le Sénat coutumier kanak ait reconnu Bergé Kawa comme le descendant d’Ataï ne suffit pas ? « Nous souhaitons qu’un accord soit trouvé entre les nombreux prétendants. Quand ce sera fait, nous la rendrons. Je suggère qu’elle soit exposée au Centre culturel Tjibaou (près de Nouméa). » Soudain, le photographe entre : il a retrouvé les deux photos, les têtes sont bien dans ces murs. Avant de prendre congé, le directeur du musée conseille : « Demandez l’autorisation de publier les photos aux Kanak, ce serait respectueux… »
A lire :
- Cannibale, de Didier Daeninckx (Verdier, 1998).
- Le retour d’Ataï, de Didier Daeninckx (Verdier, 2002).
Ces deux livres ont été réédités par Gallimard en « Folio »