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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024
Tirailleur sénégalais. Photo : SGA/DMPA (Source)

retour à Thiaroye

L'ouvrage collectif Nouvelle histoire des colonisations européennes XIXe-XXe siècles publié aux PUF sous la direction de Christelle Taraud et Amaury Lorin comporte un chapitre consacré au «Massacre des ex-prisonniers de guerre coloniaux le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal)». Au terme d'une enquête de longue haleine, son auteure, Armelle Mabon, propose une relecture de la “mutinerie” de Thiaroye (Sénégal) le 1er décembre 1944. Après avoir rappelé que les soldats “indigènes” avaient d'abord combattu pour la France des débuts de la guerre à la défaite de juin 1940, avant d'être faits prisonniers par les Allemands et détenus pendant quatre ans (1940-1944) dans des Frontstalags sur le sol français, elle souligne que c'est bien la question des soldes impayées qui se trouve au cœur de la révolte. Armelle Mabon a accepté de répondre aux questions de LDH Toulon, et notamment sur les raisons qui l'ont amenée à modifier son point de vue sur cet épisode tragique du passé colonial français1.
Tirailleur sénégalais. Photo : SGA/DMPA (Source)
Tirailleur sénégalais. Photo : SGA/DMPA (Source)
  • En 2002, vous avez publié un article intitulé « La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité » dans la revue Hommes et Migrations. Pourquoi ce changement de qualification ?

Je n’ai pu qualifier Thiaroye de massacre que récemment quand j’ai compris que, contrairement à ce que veulent faire croire les rapports, les « mutins » ne possédaient pas d’armes, que la riposte armée n’était qu’une invention, que l’opération de force fomentée dans le secret avait vocation à faire un exemple et à faire taire toute revendication même légitime en tirant sur des hommes sans défense. Dans cet article, je faisais part de ma première interrogation sur les archives après avoir remarqué la disparition d’un télégramme précisant les droits des ex-prisonniers de guerre coloniaux. J’ai continué à rechercher ce qui avait disparu dans les archives sur Thiaroye. J’ai pu constater qu’il manquait les circulaires officielles qui traitaient des droits des ex-prisonniers de guerre coloniaux (primes, rappel de soldes, etc.). Ce n’était pas un hasard mais une volonté délibérée de les soustraire à tout regard pour camoufler une spoliation.

  • En octobre 2012, le Président François Hollande, lors de son discours à Dakar, a promis de donner au Sénégal toutes les archives sur le drame de Thiaroye. Quelle a été votre réaction ?

C’est simple, j’ai été tétanisée. J’avais commencé la rédaction du chapitre de ce livre collectif et je voulais traiter des archives expurgées de Thiaroye mais aussi de la réécriture de l’histoire de Thiaroye via la rumeur et la fiction. Quand j’ai compris que le Président Hollande allait donner les archives pour les exposer alors que je démontrais qu’il manquait les pièces essentielles prouvant le bien fondé des revendications des « mutins », je me suis dit que ma responsabilité d’historienne était engagée et que je devais agir. J’ai donc alerté le président de la République et ai sollicité le ministre de la Défense pour retrouver ces documents. Jean-Yves Le Drian m’a répondu et je sais qu’il a sollicité les services historiques de la Défense mais ces circulaires demeurent introuvables.

J’ai décidé d’alerter le grand public via un article dans Médiapart1 et dans Libération2. Ces articles où j’évoque la spoliation des ex-prisonniers de guerre coloniaux ont été relayés via internet sur plusieurs sites dont celui de la LDH Toulon. Benoît Hopquin, a jugé opportun de relayer ma recherche dans Le Monde3. Mais pour certains collègues historiens, ce n’est que « révélation tapageuse » ou « recherche d’une reconnaissance médiatique ».

François Hollande a été mal conseillé et ne peut tenir sa promesse de donner ces archives au Sénégal car elles sont inaliénables4. Par contre, assurer la numérisation des archives sur Thiaroye en France comme au Sénégal serait bien plus équitable et utile.

  • Comment êtes-vous parvenue à votre conclusion – sur la responsabilité de l’Armée dans ce massacre ?

Il me fallait impérativement consulter à nouveau tous les rapports officiels avec un autre regard et avec d’autres interrogations plus fondamentales. J’ai commencé à douter de la véracité des rapports et, méthodiquement, j’ai classé les informations, confronté les rapports, repéré les incohérences, les inexactitudes… J’ai sollicité les avis d’experts en arme ancienne qui m’ont particulièrement éclairée et je les remercie encore. Je discutais aussi régulièrement avec un doctorant en anthropologie, Martin Mourre, qui travaille également sur Thiaroye. J’ai essayé de retrouver à la fois les familles des « mutins » et des officiers qui auraient pu conserver des archives privées.
C’est le rapport du général Dagnan qui m’a le plus interpellée notamment parce qu’il omet sciemment de mentionner cette revendication majeure du versement des rappels de solde alors que c’est la source principale de la colère des ex-prisonniers de guerre et qu’il essaie de faire croire à la dangerosité des « mutins ». Un seul officier a été sanctionné par le général Dagnan, il avait émis des réserves sur l’opération de force et a demandé aux armes automatiques de tirer sur les toits des baraques.

  • Qu’est-ce qui vous permet, après une dizaine d’années de recherche, de parler de mensonge d’Etat ?

Je peux affirmer que les rapports officiels ont été écrits à charge contre les ex-prisonniers de guerre coloniaux présentés comme de dangereux mutins lourdement armés, travaillés par les Allemands durant leur captivité. Les rapports font croire également que les tirailleurs du service d’ordre ont tiré sur leurs frères alors que la chronologie des faits rend impossible une distribution de munitions. L’Armée a voulu cacher ce qui s’est réellement passé jusqu’au nombre de morts – et les archives montrent une histoire officielle mais falsifiée et le pouvoir civil a étouffé l’affaire. Les officiers généraux n’ont pas été inquiétés pas plus que les officiers supérieurs mais qui ont cependant été freinés dans leur carrière. Pas un journal de l’époque n’a évoqué Thiaroye. Aujourd’hui encore il est question de 35 morts, mais c’est au moins le double. À la fin des années 90, la consultation des archives sur Thiaroye au Service historique de l’Armée de terre n’était pas soumise à dérogation. Thiaroye n’était donc pas considéré comme un secret d’État parce que le mensonge a été promu et construit pour rendre acceptable ce que la France refuse de nommer un « massacre ».

  • L’armée a-t-elle agi de sa propre initiative ou bien a-t-elle agi sur ordre du pouvoir civil ?

Je ne pense pas que les officiers généraux et supérieurs ont agi sur ordre du pouvoir civil ni même de la direction des Troupes coloniales. Par contre, après le massacre le pouvoir civil a couvert avec, pour commencer, le refus d’une commission d’enquête parlementaire. Les inspecteurs des Troupes coloniales ont pu facilement arranger leur rapport pour coller à la version officielle.

  • Reste-il des zones d’ombre?

Oui et elles sont nombreuses. Il faudrait savoir ce que sont devenus ces rappels de solde que les officiers généraux n’ont pas voulu payer malgré les circulaires officielles. Je me pose aussi des questions sur les prétendues sommes très importantes que ces hommes auraient possédées en arrivant à Thiaroye. Je m’étonne aussi qu’un rapport soit signé avec une erreur dans le nom. Je voudrais savoir où sont enterrés toutes les victimes et leur donner un nom, etc.

  • Qu’espérez-vous après la publication de ce livre qui remet en cause l’histoire officielle de Thiaroye?

J’estime avoir fait mon travail et mon devoir d’historienne en interrogeant les sources et en les interprétant. J’ai pris la responsabilité de dénoncer une histoire officielle qui a servi à couvrir les exactions de l’Armée. Avant la publication, j’ai rencontré le général Paulus, directeur du Service historique de la Défense pour lui faire part de mes conclusions. J’ai perçu une écoute attentive et même un soutien. Il m’a suggéré de prévenir le ministre de la Défense escomptant un appui. Ce que j’ai fait. J’espère que ce travail va encourager le pouvoir politique à reconnaître le massacre et à réhabiliter ces hommes. Il en va aussi de l’honneur de l’Armée que d’admettre les fautes commises.

Il faut désormais élargir le questionnement sur cette notion de massacre colonial. Avec Sabrina Parent, chercheuse à l’Université Libre de Bruxelles et Martin Mourre, nous avons décidé d’organiser un colloque qui se tiendra fin novembre 2014 à l’Université de Bretagne Sud à Lorient : “Massacres et répressions dans le monde colonial : Archives et fictions au service de l’historiographie ou du discours officiel ?”

  • Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Thiaroye ?

On me pose souvent cette question. Et je crois pouvoir dire que c’est ma profession initiale d’assistante sociale qui me conduit à m’intéresser à ces hommes spoliés, humiliés, tués et condamnés injustement. La première fois que je me suis rendue aux archives nationales à la fin des années 80 c’était pour essayer de comprendre pourquoi j’avais été harcelée puis licenciée après avoir défendu la déontologie de ma profession et je me suis intéressée au positionnement des assistantes sociales sous Vichy. Je me souviens de ma surprise en découvrant ces vieux érudits courbés sur des parchemins avec des loupes. Pour moi, les archives avaient un côté sacré. Alors aujourd’hui découvrir qu’elles peuvent être trafiquées pour servir un discours relayé officiellement y compris par des historiens me pousse à continuer à chercher.

  • Avez-vous d’autres projets en cours ?

Je vais participer en tant qu’historienne à une bande dessinée issue de mon livre sur les Prisonniers de guerre « indigènes » avec comme scénariste Kris et comme dessinateur Jean-Claude Fournier. J’espère que France Télévision acceptera un projet de documentaire sur Thiaroye et j’ai commencé l’écriture d’un livre sur un seul de ces prisonniers de guerre sénégalais, ancien marin et boxeur professionnel après la découverte d’une cinquantaine de lettres que lui a écrites sa marraine Simone. Je voulais savoir qui se cachait derrière « Mon cher Yéli » et là c’est toute une histoire…

Armelle Mabon
  1. «Thiaroye, un passé à reconstituer», Mediapart le 1er décembre 2012, http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/011212/thiaroye-un-passe-reconstituer.
  2. «Sénégal : le camp de Thiaroye, part d’ombre de notre histoire», Libération, le 25 décembre 2012 : http://www.liberation.fr/monde/2012/12/25/senegal-le-camp-de-thiaroye-part-d-ombre-de-notre-histoire_869928.
  3. Benoît Hopkin, «Morts par la France», Le Monde, 21 mars 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/03/21/morts-par-la-france_1852096_3224.html.
  4. Selon le code du Patrimoine, ces archives appartiennent au « domaine public mobilier », c’est-à-dire qu’elles sont propriété publique, au même titre que tout objet public.

    Par ce statut, les archives sont inaliénables et imprescriptibles, c’est-à-dire qu’elles ne pourront jamais être cédées et donc sortir du domaine public. (Voir également la revue L’Histoire n°333, p. 14.)
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