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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Retirer le mot « race » de la Constitution risque d’affaiblir le combat antiraciste

Le 12 juillet 2018, les députés français ont voté en faveur de la suppression du mot « race » de la Constitution. Si la réforme constitutionnelle voulue par le président de la République aboutit, son article 1er stipulerait que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d’origine ou de religion » au lieu de « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Pour Pap Ndiaye, professeur d’histoire à Sciences-po, cette suppression du mot « race » risque d’affaiblir le combat antiraciste.

Pap Ndiaye : « Gommer le mot “race” de la Constitution française est un recul »

Une vidéo de son entretien avec Coumba Kane et Emile Costard a été mise en ligne par Le Monde, le 10 août 2018.

Pap Ndiaye est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de l’histoire sociale des Etats-Unis, particulièrement celle des minorités. Auteur notamment de La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008) et Les Noirs américains. En marche pour l’égalité (Gallimard, 2009).

Source

En voici la transcription par le site Source

Dans quelle démarche s’inscrivent ces réunions en « non-mixité raciale » ?

Ces réunions visent à rassembler ponctuellement des personnes qui ont en partage un ou plusieurs stigmates pour exprimer les difficultés en confiance et favoriser l’« empowerment ». Aux Etats-Unis, ce genre d’événement est courant dans la vie sociale, c’est une pratique de socialisation parmi d’autres.

Ces réunions non mixtes s’inscrivent dans une histoire longue, puisque, depuis un demi-siècle, la question a été débattue dans les milieux politisés, d’abord aux Etats-Unis chez les militants du Black Power, puis chez les militantes féministes dans les années 1970, les militants homosexuels dans les années 1980, etc. En général, même si la non-mixité n’a jamais disparu pour la socialisation, c’est l’approche « ouverte » qui a prévalu, car à chaque fois, deux problèmes épineux se sont posés : l’un à propos du tri préalable des participants, qui semble consolider les critères discriminatoires que l’on veut combattre ; l’autre à propos de l’isolement des groupes en question : ne vaut-il pas mieux construire des alliances avec toutes les personnes de bonne volonté plutôt que de se retrancher dans un entre-soi politiquement limité ?

Quel regard portez-vous sur ces initiatives ?

Les associations spécifiques (féministes, homo, juives, de personnes racialisées, etc.) ont toute leur place dans le débat public. Elles apportent une connaissance très fine des torts et des méfaits vécus et peuvent contribuer utilement à la vie démocratique. Les causes spécifiques sont des causes d’intérêt général : faire reculer le sexisme n’est pas bénéfique qu’aux femmes, de même que lutter fermement contre l’antisémitisme est essentiel pour la démocratie.

D’un autre côté, je pense aussi que ces associations ont intérêt à se définir par leur objet plutôt que par la qualité de leurs membres. Une association noire, par exemple, a pour objet et expertise de faire reculer le racisme antinoir, ce qui est une bonne cause susceptible d’attirer des personnes de toutes origines. Il serait vraiment contre-productif de s’en passer ! Martin Luther King confiait son émotion à entendre des jeunes femmes blanches de familles aisées du nord des Etats-Unis lui dire qu’elles étaient prêtes à mourir pour les droits civiques des Noirs. Même s’il est logique que les associations spécifiques attirent majoritairement les personnes concernées au premier chef, il est néanmoins vital pour elles d’accueillir à bras ouverts toutes les personnes de bonne volonté.

Ces initiatives révèlent-elles l’échec de l’antiracisme dit « universel » ?

L’antiracisme généraliste apporte beaucoup, en ayant, dans le meilleur des cas, une perspective globale des problèmes qui se posent. En revanche, il n’a pas bien su s’adapter à de nouvelles demandes portées par une nouvelle génération où les jeunes femmes sont très visibles, moins préoccupée par la lutte idéologique contre le racisme que par la lutte contre les discriminations et les contrôles au faciès. Les associations généralistes ont perdu énormément de terrain depuis vingt ans, et elles ont du mal à reconstituer une base militante robuste et représentative dans les quartiers populaires.

Mais, plutôt que de rejouer l’opposition recuite entre universalisme et particularisme, il serait plus utile de considérer les associations généralistes et spécifiques comme complémentaires. Encore faudrait-il un peu de bonne volonté de part et d’autre : reconnaissons que les unes ne sont pas les instruments affreux de la domination des hommes blancs ; et que les autres ne sont pas constituées d’horribles communautaristes…

Enfin, je ne suis pas sûr que les événements non mixtes se multiplient en France. Méfions-nous de certains effets des réseaux sociaux. Des associations qui rendent publiques des invitations à des groupes restreints donnent l’impression qu’elles font de la non-mixité une fin en soi ou une sorte d’étendard. Du coup, celles et ceux qui les lisent se disent que leurs organisateurs désirent la non-mixité pour elle-même… et la machine s’emballe.

Que pensez-vous du concept de « racisme d’Etat », utilisé notamment par SUD-Education 93 ?

Cette notion n’est franchement pas pertinente pour caractériser la situation française, car le « racisme d’Etat » suppose que les institutions de l’Etat soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France. Par exemple, l’Etat a été récemment condamné par la justice à propos des contrôles au faciès, une condamnation saluée par le Défenseur des droits comme « une avancée majeure pour la garantie des droits des citoyens », ce qui serait inconcevable s’il y avait un racisme d’Etat.

En revanche, il existe bien un racisme structurel en France, par lequel des institutions comme la police peuvent avoir des pratiques racistes. Il y a du racisme dans l’Etat, il n’y a pas de racisme d’Etat.

Le ministre de l’Education nationale a-t-il eu raison de porter plainte ?

Je ne partage pas les positions de ce syndicat, mais je crois au dialogue et à la force des arguments. Cela suppose, de tous les côtés, un peu d’humilité et de sang-froid. Dans une société démocratique, nous avons intérêt à éviter le recours systématique aux tribunaux pour intimider ou faire taire.

Dans la même veine, l’éviction de Rokhaya Diallo [militante féministe et antiraciste] du Conseil national du numérique est préoccupante et honteuse. Il vaut mieux écouter et débattre, se prêter au jeu du dialogue pour dessiner ensemble, et calmement, les contours du bien commun.

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