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Édition du 1er au 15 juillet 2025

René Vautier (1928 – 2015), cinéaste anticolonialiste

Par Chloé Maurel, historienne

« Résistant sous l’occupation, emprisonné pour son premier film, passé du côté du FLN pendant la guerre d’Algérie, membre du groupe Medvedkine après mai 1968, défenseur de l’autonomie bretonne, le cinéaste René Vautier est mort le 4 janvier en Bretagne. Il avait 86 ans », écrit Thomas Sotinel dans Le Monde en 2015. Il y a dix ans disparaissait un artiste engagé, connu pour son film de 1972 Avoir vingt ans dans les Aurès qui relatait « la désertion d’un soldat français en Algérie qui refusait l’exécution sommaire d’un prisonnier algérien »[1].
Breton, fils d’ouvrier, René Vautier s’est engagé dans la Résistance dès l’âge de 15 ans, au sein du groupe d’Éclaireurs de France dont il faisait partie. Il est décoré de la Croix de guerre à seize ans, et le groupe « jeunes » du clan René Madec est cité de manière collective à l’ordre de la Nation par le général Charles de Gaulle pour faits de Résistance (1944). Après la guerre, Vautier adhère au parti communiste.

Afrique 50, vibrant réquisitoire contre le colonialisme

En 1950, « la Ligue de l’enseignement le charge de réaliser un film sur l’éducation française en Afrique subsaharienne. Vautier détourne la commande et évoque une réalité méconnue : le travail forcé, les violences des autorités coloniales contre les populations entre la Côte d’Ivoire et le Mali. Le film qu’il rapporte de ce que l’on appelait alors l’A.O.F., Afrique 50, est non seulement censuré (il le restera quarante ans), mais vaut à son auteur une condamnation à un an de prison, exécutée dans les prisons militaires. » [2]
Ce film, tourné dans les villages de Côte d’Ivoire, de Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso), du Sénégal et du Soudan français (l’actuel Mali), était initialement destiné à mettre en valeur la mission éducative de la France dans ses colonies pour montrer aux élèves des lycées et des collèges « comment vivent les villageois d’Afrique occidentale française ». « Je suis allé là-bas en 1950 pour le compte de la Ligue de l’enseignement, qui avait demandé à un groupe de jeunes de rapporter en France des images sur la vie réelle des paysans africains en Afrique-Occidentale française, images destinées aux écoliers. On m’a très vite demandé d’arrêter de filmer en vertu d’un décret de Pierre Laval de 1934 (qui n’autorisait à filmer dans les colonies qu’en présence d’un représentant de l’administration) », se souvient le cinéaste[3]. Il se voit interdire de continuer à filmer, et assigné à résidence à Bamako. Il continue pourtant à le faire en cachette, aidé de son camarade Raymond Vogel.
Le documentaire, qui a failli ne jamais voir le jour car les autorités lui ont confisqué ses bobines, commence comme un reportage paisible sur la vie quotidienne des hommes, femmes, et enfants de l’AOF. Cependant, le commentaire en voix off, de René Vautier lui-même, est rapidement critique : montrant des enfants qui jouent avec des jouets de fortune, il indique que c’est parce qu’« il n’y a place dans les écoles que pour 3% des enfants » de ces colonies. Puis, le film devient plus mouvementé, vif : il dénonce le travail forcé, les massacres perpétrés sur des villages par les autorités coloniales car les villageois n’ont pas réussi à payer l’impôt colonial, très lourd ; et il dénonce l’ampleur des richesses extraites et accumulées par les grandes compagnies coloniales, qu’il nomme, chiffres à l’appui, et qu’il compare à des vautours, montrant dans un rapide plan-séquence quelques-uns de ces funestes oiseaux noirs à titre de comparaison frappante. Il donne des noms d’habitants massacrés. Il dépeint la désolation sur des villages où l’on voit encore des impacts de balles et le bétail tué. Enfin, le film se termine sur une note d’espoir, montrant et magnifiant des manifestations unitaires et enthousiastes dans lesquelles les travailleurs africains sont côte à côte avec des ouvriers français, et la voix off devient lyrique, annonçant de grands changements à venir, du fait que les Africains ont pris conscience de leurs droits et de leur lutte qui va pouvoir enfin prochainement aboutir.

Des persécutions policières et une longue censure

Vibrant d’émotion, d’indignation et de révolte, ce film a valu à René Vautier des démêlées avec la police, qui saisit les négatifs du film. Le jeune réalisateur de 22 ans est cité à comparaître pour « avoir […] procédé à des prises de vues cinématographiques sans l’autorisation du gouverneur[9] ». Il réussit cependant à sauver quelques bobines et, c’est avec les quelques bobines restantes qu’il a monté et sonorisé en hâte et en cachette ce documentaire, projeté clandestinement, et qui éveillera les consciences anticolonialistes de toute une génération. » J’ai pu récupérer illégalement dix-sept des cinquante bobines tournées qui avaient été saisies dans les locaux de la Ligue de l’enseignement. Je n’ai pas voulu en utiliser certaines, qui étaient très dures », témoignera-t-il dans une interview en 2007[4]. René Vautier et Félix Houphouët-Boigny sont jugés pour avoir enfreint le décret de 1934 de Pierre Laval, alors ministre des Colonies. René Vautier est incarcéré à la prison militaire de Saint-Maixent-l’École, puis à Niederlahnstein en zone française d’occupation en Allemagne de l’Ouest. Il en est libéré seulement en juin 1952. Le film sera interdit pendant plus de quarante ans, jusqu’en 1990. Vautier n’a récupéré lui-même son film qu’en 1996.
Si Afrique 50 est interdit en France, il est, à l’inverse, acclamé de l’autre côté du rideau de fer, recevant la médaille d’or au festival du cinéma de Varsovie en 1952.
La longue interdiction d’Afrique 50 en France a donné à Vautier l’occasion de s’engager contre la censure politique dans le cinéma. En 1973, après 33 jours de grève de la faim et aidé par le soutien de plusieurs amis cinéastes, René Vautier obtient la suppression de cette censure.

Un fort engagement en faveur de l’Algérie

Pendant la Guerre d’Algérie (1954-62), Vautier est d’abord en Tunisie, où il tourne deux courts métrages, puis sur place en Algérie au cœur des combats, où il lutte dans les maquis du FLN. Il y tourne deux films documentaire, Une nation, l’Algérie (1954), aujourd’hui perdu, qui présentait la véritable histoire de la conquête de l’Algérie comme une agression et une spoliation du territoire des Algériens (Vautier sera poursuivi pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État pour une phrase du film : « L’Algérie sera de toute façon indépendante »), et L’Algérie en flammes, en 1958. Cela « lui vaut d’être poursuivi par les autorités françaises et René Vautier reste en exil jusqu’en 1966 », comme le relate Thomas Sotinel. Aux côtés des opprimés, des sans-voix, des persécutés, il tourne d’autres films engagés sur l’Algérie, comme Peuple en marche, en 1963, qui dresse un bilan de la guerre d’Algérie en retraçant l’histoire de l’ALN et qui dépeint l’effort collectif du peuple algérien pour reconstruire du pays, après les destructions de ce conflit sanglant.
En 1972 sort Avoir vingt ans dans les Aurès, film qui dénonce le sort difficile des jeunes Français appelés à aller combattre en Algérie (les Aurès étant un massif montagneux du nord-est de l’Algérie), qui obtient le Prix international de la critique au festival de Cannes cette année-là. D’autres films sur l’Algérie suivront, comme Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1982) et Le Cinéma des premiers pas (1985), qui illustre la participation de Vautier au développement de l’activité cinématographique dans l’Algérie indépendante.
En 1972, René Vautier entame une grève de la faim car les autorités françaises ont refusé de donner un visa d’exploitation pour le film Octobre à Paris, réalisé par Jacques Panijel et dénonçant le massacre des manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961. « Vautier voulait enfin sortir le film à travers sa société de distribution, et ne cesse sa grève qu’après avoir reçu du ministre de la culture de l’époque, Jacques Duhamel, l’assurance que les critères politiques n’entreront plus en ligne de compte dans les décisions de la commission de contrôle cinématographique. »[5]

Un constant engagement anti-raciste

L’anti-racisme est une constante chez Vautier, un fil rouge qui irrigue tous ses films. Ainsi, pour dénoncer la prégnance du racisme en France, il réalise en 1970 les trois cousins, une fiction tragique sur les conditions de vie de trois cousins algériens à la recherche d’un travail en France. Il obtient la même année le Prix du meilleur film pour les Droits de l’Homme à Strasbourg. Puis suivra, entre autres films, en 1986, Vous avez dit : français ?, une réflexion en images sur la notion de citoyenneté française et l’histoire de l’immigration en France.
Vautier s’engage également pour une grande cause du XXe siècle : la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Avec Le Glas, réalisé sous le pseudonyme algérien de Férid Dendeni, inspiré par son indignation face à la pendaison de trois révolutionnaires de Rhodésie du Sud, il signe un brûlot, interdit en France, puis autorisé en 1965 parce qu’il était autorisé en Grande-Bretagne. En 1976, il réalisera Frontline où il filme Oliver Tambo, militant anti-apartheid et prédécesseur de Nelson Mandela à la tête de l’ANC. Ce dernier film sera d’ailleurs co-produit avec l’ANC.

Un focus sur l’extrême droite française

Son anti-racisme et sa sensibilité à la cause des opprimés amènent Vautier à tourner des films dénonçant l’extrême-droite française. À propos de… l’autre détail, en 1984 est un documentaire monté à partir de témoignages sur la torture de personnes ayant vécu la guerre, comme l’historien Pierre Vidal-Naquet, le militant de la non-violence Jacques Pâris de Bollardière, le préfet de police d’Alger Paul Teitgen, la déportée Germaine Tillion.
Dans Châteaubriand, mémoire vivante, en 1985, le cinéaste exalte la mémoire des 27 résistants français, dont 21 militants communistes, qui ont été fusillés en 1941 dans ce camp militaire allemand en Loire atlantique. Il leur rend ainsi hommage et montre, à l’encontre de ceux qui soutiennent que les communistes ne seraient entrés dans la Résistance qu’au moment où l’Allemagne a envahi l’URSS (22 juin 1941), qu’en réalité la Résistance communiste a commencé bien avant. La télévision française refuse de soutenir le projet. Le film est réalisé avec Fernand Grenier, un responsable de l’Amicale des anciens de Châteaubriand.

Des témoignages sur la torture perpétrée en Algérie par Jean-Marie Le Pen

En 1985, lors du procès qui oppose Le Canard enchaîné à Jean-Marie Le Pen au sujet des tortures infligées par l’homme politique d’extrême-droite pendant la guerre d’Algérie, l’hebdomadaire produit à charge le témoignage crucial et déterminant d’une des victimes de Le Pen, Ali Rouchaï, rencontré à Alger. De même le témoignage de l’Algérien Hadj Boukhalfa, torturé par l’officier parachutiste Jean-Marie Le Pen, témoignage filmé dans À propos de… l’autre détail, sera utilisé de manière déterminante pour défendre Le Canard enchaîné lors du procès pour diffamation intenté par Jean-Marie Le Pen. Le film est alors projeté et certains témoins viennent également soutenir le journal. Mais la loi d’amnistie de 1963 protège Le Pen, loi qui interdit l’utilisation d’images pouvant nuire à des personnes ayant servi pendant la guerre d’Algérie.

Des centres d’intérêt variés mais toujours engagés

Vautier tournera aussi des films sur les mouvements féministes des années 1960-70, comme Quand les femmes ont pris la colère, coréalisé avec sa femme Soazig Chappedelaine-Vautier en 1977, mais aussi sur sa Bretagne natale, où il a fondé l’Unité de production cinématographique de Bretagne, comme le film La Folle de Toujane, coréalisé avec Nicole Le Garrec en 1974. En 1976, Le poisson commande obtient l’Oscar du meilleur film sur la mer.
Il se préoccupe aussi du problème de la pollution, tournant Marée noire, colère rouge, en 1978, qui est récompensé comme meilleur film documentaire mondial 1978 au festival de Rotterdam. Plus précisément, il dénonce les dégâts environnementaux des essais nucléaires dans le Pacifique, avec Mission pacifique, en 1988, et Hirochirac, en 1995, tourné au moment du 50e anniversaire d’Hiroshima et à l’heure où Jacques Chirac décide de reprendre les essais nucléaires français dans le Pacifique.

Bibliographie :
Tanguy Perron, « René Vautier », notice dans le Maitron, 2021.

Marie-José Sirach et Olivier Azam, « René Vautier, le cinéaste français le plus censuré ». L’Humanité Magazine, N° 806, 12 mai 2022, p. 37-39.

Thomas Sotinel, « Mort de René Vautier, cinéaste combattant », Le Monde, 04.01.2015
Interview. René Vautier : « Je filme ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai », Le Monde, 24.08.2007.
René Vautier, Caméra citoyenne – Mémoires, Rennes, Apogée, 1998.

[1] Thomas Sotinel, « Mort de René Vautier, cinéaste combattant », Le Monde, 04.01.2015.

[2] Th. Sotinel, article cité.

[3] René Vautier : « Je filme ce que je vois… », interview citée.

[4] Interview

[5] Th. Sotinel, article cité.

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