Rendre hommage à Paul Teitgen
par Fabrice Riceputi, tribune publiée le 8 avril 2022 dans Le Monde Afrique.
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Il faudrait « élever une statue » à Paul Teitgen, écrivait le romancier Alexis Jenni. Parmi les gestes symboliques relatifs à la guerre d’indépendance algérienne accomplis par Emmanuel Macron, il en est un qu’on pourrait s’étonner de ne pas trouver : un hommage enfin rendu au seul des hauts fonctionnaires de la République qui, au cœur de l’appareil d’Etat colonial en 1957 à Alger et dans une terrible solitude, eut le courage de mettre en péril une brillante carrière en refusant d’être le complice de crimes contre l’humanité.
Pourquoi cette sorte de héros moral reste-t-il dans l’anonymat ? Il n’était pas de ces « ennemis de la France » que les rapports de police qualifiaient alors de « séparatistes » et qu’il est toujours trop gênant politiquement d’honorer aujourd’hui, à l’image de l’avocate Gisèle Halimi, qui défendit des combattants du FLN. Chrétien-démocrate, ancien résistant déporté, issu de la première promotion de l’ENA, « France combattante », partisan à cette date de la présence française en Algérie, il avait été nommé en 1956 à la préfecture d’Alger pour participer à rétablir l’ordre colonial menacé par l’insurrection.
C’est lui, par exemple, qui supervisa l’arrestation en novembre 1956 du militant communiste Fernand Iveton, interdisant du reste en vain à la police de le torturer. Puis vint en 1957 ce que la propagande française baptiserait la « bataille d’Alger ». Chargé d’un contrôle civil illusoire sur l’activité répressive des militaires, Paul Teitgen devint alors la caution morale d’une terreur militaro-policière qui le révulsait.
Menacé de mort par les militaires et l’OAS, éloigné au Brésil
C’est au nom d’un attachement viscéral à des valeurs républicaines dont il constatait à ce poste le viol quotidien et massif qu’il tenta en vain de s’opposer à Massu et à ses parachutistes, ces « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices » (Sartre). Et c’est au nom de ces mêmes valeurs, associées à celles du christianisme, qu’après deux mois il adressa au gouverneur Robert Lacoste une lettre de démission solennelle et accusatrice. Il y demandait à être relevé de fonctions qui le rendaient complice de crimes selon lui identiques à ceux de la Gestapo. Lui-même, rappelait-il, avait été de ces « humiliés dans l’ombre » suppliciés à l’eau et à l’électricité, comme à présent les milliers de « suspects » algériens.
Il mit ainsi en danger sa carrière, mais aussi sa vie : haï par les militaires et les « ultras » de l’Algérie française comme « traître », il fut menacé de mort par les parachutistes de Massu puis par l’OAS. Après son expulsion d’Algérie par le général Raoul Salan en mai 1958, témoin trop gênant, il fut privé – fait sans précédent dans l’histoire de la préfectorale – de poste et de traitement durant deux ans, à l’instigation du premier ministre Michel Debré, et même éloigné au Brésil pendant six mois, avant d’être nommé au Conseil d’Etat, bâillonné ainsi par l’obligation de réserve. Malgré cela, il témoigna auprès de l’historien Pierre Vidal-Naquet et devant la justice, notamment en défense de « porteurs de valises » pourtant fort éloignés de lui politiquement. En 1991, il mourut dans l’anonymat.
A ce jour, nul n’a formulé, au nom de la République qu’il adulait, le moindre regret pour ce traitement. Pourtant, quelle plus belle figure pour l’édification citoyenne que celle de ce courageux grand commis de l’Etat, intransigeant sur les principes républicains ? D’autant que le système de terreur auquel Paul Teitgen s’opposa a été, on l’a peu noté, reconnu officiellement comme tel par l’Elysée en 2018, dans une déclaration sur le meurtre par l’armée française de Maurice Audin, mathématicien et militant communiste arrêté en juin 1957 lors de la « bataille d’Alger ».
Des crimes comparables à ceux des nazis
Mais il est toujours politiquement impossible de faire de Teitgen un « juste » de la République. Pas plus, du reste, que du général de Bollardière, qui quitta l’armée pour protester contre la torture. Et pour les mêmes raisons exactement que celles qui ont empêché la panthéonisation de Gisèle Halimi.
Car honorer l’une comme l’autre reviendrait à reconnaître que la République coloniale à l’agonie et ses dirigeants commandèrent et couvrirent en Algérie – comme auparavant en Indochine et plus tard notamment au Cameroun – des crimes en effet comparables, beaucoup osaient alors le dire en métropole, à ceux des nazis durant l’Occupation : disparitions forcées, torture, viols, exécutions sommaires, toutes exactions aujourd’hui solidement documentées par les historiens et qualifiées en droit international de crimes contre l’humanité.
Ce serait aussi rappeler le passé criminel de nombreux officiers, dont certains, véritables Klaus Barbie français, n’en firent pas moins après 1962, à la faveur de l’amnistie et de l’omerta sur ce passé honteux, de brillantes carrières, couverts d’honneurs alors qu’ils auraient dû l’être d’opprobre.
Enfin, ce serait s’engager sur une voie que sembla un temps vouloir emprunter l’actuel président lorsqu’il était candidat [en 2017], mais qu’il quitta bien vite une fois élu, s’évertuant depuis à éviter d’affronter la question pourtant essentielle : celle d’une nécessaire condamnation morale et politique par la République de la colonisation elle-même, dont la sale guerre d’Algérie et son cortège de crimes et de souffrances ne furent que l’aboutissement tragique.
Fabrice Riceputi est historien. Il est notamment l’auteur d’Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021) et de l’article « Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie, une trahison républicaine », 20 & 21. Revue d’histoire, (Presses de Sciences Po, n°142, avril-juin 2019, pp. 3-17). Il anime avec l’historienne Malika Rahal le projet 1000autres.org, consacré à la disparition forcée durant la guerre d’indépendance algérienne.
Lettre de Paul Teitgen au ministre de l’Algérie Robert Lacoste
[/Alger, 24 mars 1957./]
« Le 20 août 1956, vous m’avez fait l’honneur d’agréer ma nomination au poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé plus spécialement de la police générale.
Depuis cette date, je me suis efforcé avec conviction, et à mon poste, de vous servir — et quelquefois de vous défendre — c’est-à-dire de servir, avec la République, l’avenir de l’Algérie française.
Depuis trois mois, avec la même conviction, et sans m’être jamais offert la liberté, vis-à-vis de qui que ce soit d’irresponsable, de faire connaître mes appréhensions ou mes indignations, je me suis efforcé dans la limite de mes fonctions, et par-delà l’action policière nouvelle menée par l’armée, de conserver — chaque fois que cela a été possible — ce que je crois être encore et malgré tout indispensable et seul efficace à long terme : le respect de la personne humaine.
J’ai aujourd’hui la ferme conviction d’avoir échoué et j’ai acquis l’intime certitude que depuis trois mois nous sommes engagés non pas dans l’illégalité — ce qui, dans le combat mené actuellement, est sans importance — mais dans l’anonymat et l’irresponsabilité qui ne peuvent conduire qu’aux crimes de guerre.
Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si, au cours de visites récentes effectuées aux centres d’hébergement de Paul-Cazelles et de Beni-Messous, je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo de Nancy.
Or ces deux centres d’hébergement, installés, à sa demande, par l’autorité militaire d’Alger, sont essentiellement pourvus par elle. Les assignés qui y sont conduits ont d’abord été interrogés dans les quartiers militaires après une arrestation dont l’autorité civile, qui est celle de l’Etat, n’est jamais informée. C’est ensuite, et souvent après quelques semaines de détention et d’interrogatoires sans contrôle, que les individus sont dirigés par l’autorité militaire au centre de Beni-Messous et de là, sans assignation préalable et par convoi de cent cinquante à deux cents, au centre de Paul-Cazelles.
J’ai, pour mon compte personnel et sans chercher à échapper à cette responsabilité, accepté de signer et de revêtir de mon nom jusqu’à ce jour près de deux mille arrêtés d’assignation à résidence dans ces centres, arrêtés qui ne faisaient que régulariser une situation de fait. Je ne pouvais croire, ce faisant, que je régulariserais indirectement des interrogatoires indignes dont, au préalable, certains assignés avaient été les victimes.
Si je n’ignorais pas qu’au cours de certains interrogatoires des individus étaient morts sous la torture, j’ignorais cependant qu’à la villa Sesini, par exemple, ces interrogatoires scandaleux étaient menés, au nom de mon pays et de son armée, par le soldat de Ire classe F…, sujet allemand engagé dans le 1er REP, et que celui-ci osait avouer aux détenus qu’il se vengeait ainsi de la victoire de la France en 1945.
Rien de tout cela, bien sûr, ne condamne l’armée française, non plus que la lutte impitoyable qui doit être menée par elle dans ce pays, et qui devait l’être à Alger plus spécialement contre la rébellion, l’assassinat, le terrorisme et leurs complices de tout ordre.
Mais tout cela condamne la confusion des pouvoirs et l’arbitraire qui en découle. Ce n’est plus tel ou tel responsable connu qui mène les interrogatoires, ce sont des unités militaires. Les suspects ne sont plus retenus dans les enceintes de la justice civile ou militaire, ni même dans les lieux connus de l’autorité administrative. Ils sont partout et nulle part. Dans ce système, la justice — même la plus expéditive — perd ne serait-ce que l’exemplarité de ses décisions. Par ces méthodes improvisées et incontrôlées, l’arbitraire trouve toutes les justifications. La France risque, au surplus, de perdre son âme dans l’équivoque.
Je n’ai jamais eu le cynisme et je n’ai plus la force d’admettre ce qu’il est convenu d’appeler des « bavures », surtout lorsque ces bavures ne sont que le résultat d’un système dans lequel l’anonymat est seul responsable.
C’est parce que je crois encore que dans sa lutte la France peut être violente sans être injuste ou arbitrairement homicide, c’est parce que je crois encore aux lois de la guerre et à l’honneur de l’armée française que je ne crois pas au bénéfice à attendre de la torture ou simplement de témoins humiliés dans l’ombre.
Sur quelque 257 000 déportés, nous ne sommes plus que 11 000 vivants. Vous ne pouvez pas, monsieur le ministre, me demander de ne pas me souvenir de ce pour quoi tant ne sont pas revenus et de ce pour quoi les survivants, dont mon père et moi-même, doivent encore porter témoignage.
Vous ne pouvez pas me le demander parce que telle est votre conviction et celle du gouvernement de mon pays.
C’est bien, au demeurant, ce qui m’autorise à vous adresser personnellement cette lettre, dont il va sans dire qu’il n’est pas dans mes intentions de me servir d’une quelconque manière. Dans l’affirmation de ma conviction comme de ma tristesse, je conserve le souci de ne pas indirectement justifier les partisans de l’abandon et les lâches qui ne se complaisent que dans la découverte de nos erreurs pour se sauver eux-mêmes de la peur. J’aimerais, en revanche, être assuré que vous voudrez bien, à titre personnel, prendre en considération le témoignage d’un des fonctionnaires installés en Algérie par votre confiance et qui trahirait cette confiance, s’il ne vous disait pas ce qu’il a vu et ce que personne n’est en droit de contester, s’il n’est allé lui-même vérifier.
J’ai, en tout état de cause, monsieur le ministre, perdu la confiance dans les moyens qui me sont actuellement impartis pour occuper honnêtement le poste que vous m’aviez assigné. Je vous demande, en conséquence, de bien vouloir prier M. le ministre de l’Intérieur de m’appeler rapidement à d’autres fonctions.
Je vous demande enfin, monsieur le ministre, d’agréer cette lettre comme l’hommage le plus sincère de mon très profond et fidèle respect.
[/Paul Teitgen/] »
Paul Teitgen et la torture (extrait de film)
Dans cet extrait du film d’André Gazut, Hommage au Général Bollardière (1974), Paul Teitgen revient sur son refus de la torture, comme chrétien, comme républicain et comme ancien torturé.L’affaire qu’il évoque au début de la séquence est celle de Fernand Iveton, militant du Parti Communiste Algérien, arrêté en novembre 1956, ayant déposé une bombe pour saboter l’usine à gaz où il était ouvrier. Cette dernière, placée pour ne faire aucune victime, n’explosa pas. Fernand Iveton fut condamné à mort et exécuté le 11 février 1957, son recours en grâce ayant été rejeté avec l’approbation du Garde des Sceaux François Mitterrand.
Ce que Paul Teitgen ne sait pas en 1974, mais que Jean-Luc Einaudi lui apprendra dans les années 1980, c’est qu’il fut désobéi par la police d’Alger. En effet, malgré l’interdiction du secrétaire général de la préfecture, Iveton fut torturé à quatre reprises, sur l’ordre du commissaire Honoré Gévaudan, si l’on en croit les mémoires du général Aussaresses. Mais, s’il « parla », il envoya les policiers sur une fausse piste. Sa torture ne servit donc nullement à empêcher un attentat.
[/Fabrice Riceputi/]