4 000 articles et documents

Édition du 1er au 15 juillet 2025

Refus de charger des armes vers Israël : l’engagement des dockers marseillais ne date pas d’hier, par Alain Ruscio

Durant la guerre d'Indochine, les dockers CGT de Marseille refusaient déjà de participer à une guerre coloniale.

Les 5 et 6 juin 2025, les dockers CGT du port de Marseille-Fos ont refusé de charger sur le navire Contship Era des composants militaires expédiés par la société Eurolinks qui devaient partir pour Israël. Des composants servant à la fabrication d’armes susceptibles de participer aux massacres en cours de Palestiniens à Gaza, selon l’enquête du site d’investigation Disclose. Les dockers italiens du port de Gênes ont annoncé suivre cet exemple. Par cette action spectaculaire saluée par les organisations solidaires des Palestiniens, les ouvriers dockers CGT n’ont fait que s’inscrire dans une tradition internationaliste et anticolonialiste qui remonte au moins à l’époque de la guerre d’Indochine (1946-1954), durant laquelle la CGT de Marseille s’illustra en tentant de saboter l’effort de guerre coloniale français, avec un large soutien dans la ville. Ils subirent ensuite une féroce répression. L’historien Alain Ruscio raconte ici cette histoire.

© VALLAURI NICOLAS / MAXPPP

Les dockers de Marseille et l’engagement internationaliste : une longue histoire, par Alain Ruscio (1)


À la Libération et dans les années qui suivirent, l’influence des communistes à Marseille était importante[2]. Nationalement et, plus encore, régionalement. Aux élections municipales de 1947, la liste communiste (Jean Cristofol), à Marseille, bien que battue par une coalition droite-SFIO, avait obtenu 37 % des suffrages ; à Nice, derrière la forte personnalité de Virgile Barel, 32 % ; à La Seyne, 46 %. Au sein de la population ouvrière, l’influence était plus forte encore. La prise de contrôle de la CGT régionale par les communistes, comme au niveau national, se fit tout naturellement. Sur les ports, les cégétistes furent un temps les maîtres absolus. Marseille devint un exemple de la lutte intransigeante pour la paix.

Et, en son cœur, la dénonciation de la guerre d’Indochine. Une première manifestation eut lieu le 21 septembre 1945. Dans ses Mémoires, le général Massu[3] (alors colonel) rapporte que, avant l’appareillage du navire Le Béarn, sur lequel il commandait, des militants communistes manifestèrent et que des soldats, en représailles, mirent à sac un local du PCF. Il y eut d’autres mouvements après le déclenchement de la guerre. Mais les dirigeants communistes et cégétistes aspiraient à une systématisation. Lucien Molino intervint lors du congrès de l’Union départementale de la CGT (12 juin 1949) et demanda « qu’une action immédiate soit engagée après avoir fait appel à toute la population, à tous les travailleurs et que le chargement et le transport des armes et des munitions pour l’Indochine soit arrêté ». Une semaine plus tard, la résolution dépassait le cadre syndical. Une fête de la Paix, au parc Chanot, déboucha sur la constitution de comités d’action spécifiques sur la question vietnamienne.

La montée en puissance n’eut rien de spontané. Peu de temps après, la Fédération syndicale mondiale (FSM), contrôlée elle aussi par les communistes, choisit de tenir à Marseille la Conférence fondatrice de l’Union internationale des marins, dockers, fluviaux, pêcheurs et travailleurs des ports (15 juillet 1949), en présence de Louis Saillant, secrétaire général de cette FSM. Marseille en devint symboliquement le siège. Le secrétaire général fut André Freissinet, un militant connu, auparavant secrétaire des marins CGT du département.

L’accélération vint à l’automne. En octobre, Benoît Frachon, devenu le maître absolu de la Confédération nationale, se rendit à Marseille. Il est probable qu’il y ait eu à ce moment une réunion de concertation. Une semaine plus tard, le 7 novembre, les dockers marseillais procédèrent au premier refus (du moins en métropole, car les dockers algérois et oranais avaient déjà commencé en juin de telles actions[4]) de chargement de matériel à destination de l’Indochine, avant même tout mot d’ordre national. L’Humanité titra : « L’exemple de Marseille »[5]. La Vie ouvrière exalta l’action : « À l’unanimité, les dockers décident : rien pour la guerre du Vietnam »[6]. En décembre, Lucien Molino fut convoqué à Paris par Maurice Thorez et Benoît Frachon pour une réunion, bilan des premières actions. Décision fut prise de franchir un échelon supplémentaire dans la lutte par une manifestation spectaculaire, toujours à Marseille. Le 9 janvier 1950, une assemblée générale des marins eut lieu à bord du Pasteur, en partance pour l’Indochine. On décida à l’unanimité de retarder ce départ. Une manifestation et une grève générale furent simultanément prévues pour le 10[7]. Le préfet Baylot (que l’on retrouvera infra) ne l’entendait évidemment pas ainsi. À la tête d’un escadron de CRS, il investit le Pasteur et arrêta Georges Serano, le « meneur ». Mais le bateau resta bloqué. Le quartier de La Joliette, d’où la manifestation devait partir, était noir de monde… mais c’étaient des policiers en uniforme. Les organisateurs avaient prévu la parade. Les conducteurs CGT de tramways et de trolleybus arrêtèrent le travail à la même heure et laissèrent sur place tous les véhicules. Toute circulation, en particulier policière, devint ainsi impossible. C’est sur la Canebière qu’avait été convoquée secrètement la manifestation, sous les banderoles « Pas un coup de marteau pour la guerre impérialiste », « Tous unis contre la sale guerre »[8]. Les rares (et malheureux) policiers sur place furent bousculés, abandonnant sur la chaussée bicyclettes piétinées et képis, sous les vivats amusés de la foule. Le mouvement eut un retentissement national, comme les dirigeants communistes l’avaient escompté. L’Humanité exalta le mouvement. Le Monde lui consacra un long reportage, assez descriptif. Par contre, la droite se déchaîna. Le 14 janvier, l’éditorial du Figaro fut consacré à l’événement : « Un pays où peuvent se produire les incidents comme ceux de Marseille, où une faction peut approuver et soutenir publiquement l’ennemi en plein combat, est gravement menacée dans sa sécurité, dans son unité morale, dans sa vie même. Un État qui tolérerait une telle menace montrer à son devoir essentiel (…). Une fois pour toutes, le parti communiste français a choisi une autre patrie que la France. Il tire les conséquences de ce choix. À nous de le faire aussi ». Il fut entendu (voir infra).

Il y eut, tout au long de la guerre, de nombreuses autres manifestations, en particulier à Marseille, du fait même de la rotation accélérée des bateaux. Les incidents les plus violents avaient lieu lors du départ ou de l’arrivée de l’emblématique Pasteur. Pour les militants anti-guerre, à l’époque, pas de nuances : les soldats qui partaient en Indochine étaient des suppôts du colonialisme, les insultes (« SS, nazis ») fusaient[9]. Roger Delpey, écrivain-soldat, auteur d’un best-seller autobiographique, Soldats de la boue, écrivit en 1949 : « Marseille n’aime pas le soldat qui, paraît-il, le lui rend bien. Notre bataillon, chargé, surchargé, fit en ville un passage manifestement critiqué. Nous courbions trop l’échine sous le poids de notre barda pour avoir (en plus) la possibilité de la ployer sous celle des mots de certains fils de la Canebière »[10]. On imagine les mots auxquels il fait allusion. Mais il n’y eut pas que des mots. La violence était propre à l’époque. Des jets de projectiles (bouteilles, boulons, tomates) eurent lieu[11]. Dans certains cas, l’hostilité était telle à Marseille qu’il fallut déplacer les départs vers Toulon. Les soldats étaient alors acheminés, souvent de nuit, de Marseille à Toulon sous escortes de CRS[12]. Mais la réciproque fut vraie. En juillet 1951, après le retour forcé du paquebot La Marseillaise, dû à une avanie (vite attribuée à un sabotage), les soldats, de retour à terre, prirent d’assaut et saccagèrent des locaux communistes[13].

Mais cette activité protestataire trouva sur son chemin des hommes déterminés, efficaces et bénéficiant d’une aide multiforme.

Dès 1945, un front se structurera autour de trois hommes, tous trois socialistes ou socialisants, par ailleurs ennemis farouches entre eux, Pierre Ferri-Pisani, de retour de déportation en août 1945, un jeune politicien, Gaston Defferre[14], à la tête de la puissante Fédération SFIO des Bouches-du-Rhône, avec le soutien de la direction nationale  et le préfet Jean Baylot, nommé en février 1948, au lendemain de grèves qui avaient fortement marqué la ville[15]. Simultanément, un clan prit les commandes de la mafia marseillaise : la famille Guérini, menée par Barthélémy, dit Mémé, proxénète, trafiquant, banquier des petits délinquants, intervint directement dans les affaires de la ville. Et une convergence s’organisa.

Mais, à ce jeu déjà particulièrement complexe, un acteur supplémentaire s’ajouta : les services américains. Marseille était un port majeur d’entrée des marchandises US en France. Et Washington, en ces premiers temps d’application du plan Marshall, craignait la force de blocage que pouvaient constituer communistes et cégétistes. Irving Brown, l’homme chargé par la CIA de diviser le mouvement syndical ouest-européen[16], s’installa un temps à Marseille. Il réédita au plan régional ce qu’il avait si bien réussi nationalement avec la création de Force ouvrière. Son allié principal fut Ferri-Pisani, à la longue expérience syndicale, partisan enthousiaste de la scission FO. Les deux hommes furent à l’origine de la création, en janvier 1951, d’un Comité méditerranéen des gens de mer, parfois appelé Comité méditerranéen anti-Kominform[17]. Mais ce n’était pas suffisant. L’activité syndicale gênait la pègre. La CIA lui fournit finances et armes. Dans un article de mémoires, un ancien haut cadre de la CIA, Thomas Braden, se vanta d’avoir eu recours à « des équipes de gros bras (strongarm squads) dans les ports méditerranéens, afin que les fournitures américaines puissent être déchargées malgré l’opposition des dockers communistes »[18].

Aux rivalités politiciennes s’ajouta une divergence sur les moyens à employer. Defferre n’était pas disposé à laisser à ses rivaux l’honneur de mettre à bas l’activité communiste. Au début de la décennie 1950, sa carrière politique prit une dimension nationale, marquée par un passage d’une année au ministère de la Marine marchande (1950-1951). Au sein de la SFIO, il était un élément actif de l’aile droite, notamment dans les engagements pro-occidentaux. Sur la question indochinoise, il reprit à son compte l’argumentaire classique des partisans de la guerre.

Mais Defferre considérait que les méthodes de Brown et de Ferri-Pisani étaient trop voyantes, trop manifestement guidées par les services américains, qu’elles risquaient d’être contre-productives. En 1951, il écrivit à son président du Conseil, alors le radical Henri Queuille, une véritable lettre de dénonciation : « M. Irving Brown, citoyen américain », et ses alliés, pseudo-syndicalistes, fréquentant ensemble « les restaurants les plus chers et les boîtes de nuit » : « Cette activité cause le plus grand trouble et gène considérablement les efforts que j’ai entrepris pour circonscrire et combattre l’action du parti communiste (…). Une ingérence aussi voyante que maladroite (…) ne peut manquer d’apporter de l’eau au moulin de la propagande communiste en donnant une apparence de justification au slogan quelque peu usé sur la “marshallisation“ »[19].

Il aura satisfaction : Brown sera diplomatiquement prié de quitter Marseille. En avril 1953, Gaston Defferre devint maire de Marseille. Il s’appuya lui aussi sur FO. Il  nomma comme directeur de cabinet Jean-Baptiste Calvelli, jusqu’alors secrétaire départemental de FO[20].

Sous ces coups de boutoir de cette coalition autorité municipale / appareil d’État / pègre / services secrets américains, l’alliance communo-cégétiste recula. « Notre action contre la guerre du Viet Nam a provoqué une vigoureuse répression, témoignera plus tard Georges Serano, secrétaire de la section CGT des marins. Ils nous ont démantelés partout systématiquement. Dès qu’une section syndicale tentait de se réorganiser, elle était liquidée. De 1948 au début des années 60, nous avons connu une répression terrible. Les coups portés au syndicat nous ont affaiblis pour une décennie. On peut même dire qu’il n’y avait pratiquement plus de syndicat des marins à Marseille »[21]. D’autres héros exaltés par la saga communiste, les dockers, prirent la répression de plein fouet. Les licenciements, voire les interdictions de se rendre sur les ports, tombèrent. Le syndicat, hyperactif en 1949-1950, fut décapité. La direction des ports retira d’un coup leurs cartes professionnelle à 500 dockers pour la seule grève de janvier 1950, il est vrai particulièrement dure. Durant deux années (avril 1950-avril 1952), il n’y eut même plus de bureau du syndicat, tous les dirigeants ayant été licenciés. En mai 1954, dans un rapport au ministère de l’Intérieur, le préfet des Bouches-du-Rhône signalait que les effectifs de la CGT-Ports-et-Docks du département avaient baissé de 58 % en quelques années[22]. Lorsque quelques mois plus tard la guerre d’Algérie commença, la CGT sur le port était « dans une situation semi clandestine »[23], ses militants peu nombreux – 5 à 600, sur 4.000 dockers[24] –, devenus des parias. En juin 1959, Albert Brachet, un des derniers militants qui tentait des actions, témoigna au congrès national de la CGT : « Marseille est le seul port où une carte d’accès est obligatoire pour franchir l’enceinte portuaire. Cette carte est délivrée par le Bureau central de la main d’œuvre (BCMO) mais sur visa de la police et des Renseignements généraux »[25].


[1] Extrait de Marseille, la Provence et l’Indochine. Une histoire humaine au temps des colonies, Paris, Éditions Les Indes savantes, 2023.
[2] Voir le travail majeur sur la période : Jean-Claude Lahaxe, Les communistes à Marseille à l’apogée de la guerre froide (1949-1954), Aix-en-Provence, Publication de l’Université de Provence, 2006.
[3] Sept ans avec Leclerc, op. cit., Éditions du Rocher, 1997.
[4] Voir Ahmed Aabid, « La grève historique des dockers d’Oran », El Wattan, 13 février 2010.
[5] Éditorial, 9 novembre 1949.
[6] 17 novembre 1949.
[7] Toute la documentation sur la journée du 10 janvier 1950 dans la presse quotidienne nationale (communiste et Le Monde) des jours qui ont suivi.
[8] D’après le court reportage visible sur le site de l‘INA ; https://fresques.ina.fr/reperes-mediterraneens/fiche-media/Repmed00633/manifestation-communiste-sur-la-canebiere.html. Le commentaire du site affirme à raison que « les images sont trompeuses » : en effet, on ne voit que des images d’un défilé bon enfant, des dirigeants souriants (François Billoux, Lucien Molino, Mireille Dumont…).
[9] Michel Bodin, Les combattants français face à la guerre d’Indochine, 1945-1954, Paris, Éd. L’Harmattan, Coll. Recherches Asiatiques, 1998.
[10] Paris, André Martel Ed., 1949.
[11] Michel Bodin, op. cit.
[12] Michel Bodin, « Le Pasteur. Un rouage essentiel du transport des troupes dans la guerre d’Indochine, 1945-1956 », Revue Guerres mondiales & Conflits contemporains, n° 216, 4/2004.
[13] Michel Bodin, op. cit.
[14] Anne-Laure Ollivier, « Notabilité et modernité politique. Le cas de Gaston Defferre, 1944-1986 », Histoire @ Politique, n° 25, 1/2015.
[15] Après Marseille, Baylot sera en nommé à Paris, de 1951 à 1954. Il était donc en poste lors des affrontements des manifestations contre Ridgway (mai 1952), puis lors des crimes commis contre des Algériens le 14 juillet 1953. Voir son portrait dans Claude Angelli & Pierre Gillet, La police dans la politique, 1944-1954, Paris, Éd. Bernard Grasset, 1967.
[16] W. Barrett Dower, Notice « Irving Brown », Dictionnaire Maitron, https://maitron.fr/spip.php?article107722
[17] Jean Philippe Demory, « Les relations entre le syndicat FO des municipaux et la ville de Marseille de Gaston Defferre à Jean-Claude Gaudin », Master en sciences sociales, Recherches comparatives en anthropologie, histoire et sociologie, EHESS, Marseille, 2016.
[18] « I’ m glad the CIA is immoral », Saturday Evening Post, 20 mai 1967, cité par Annie Lacroix-Riz, « Autour d’Irving Brown: l’AFL, le Free Trade Union Committee, le département d’État et la scission syndicale française », Le Mouvement Social,  avril 1990.
[19] Lettre en date du 9 avril 1951. Les communistes se la procurèrent et la publièrent dans La Marseillaise les 2 et 3 juillet 1953. Elle sera reprise intégralement dans l’ouvrage de mémoires de la veuve de Jean Cristofol, Jacqueline, Batailles pour Marseille. Jean Cristofol, Gaston Defferre, Raymonde Aubrac, Paris, Flammarion, 1997.
[20] Il le restera jusqu’à son décès, en 1979.
[21] Entretien avec l’auteur, Marseille, 6 juin 1981.
[22] Jean-Claude Lahaxe, op. cit.
[23] Michel Pigenet, « Le syndicalisme docker et la guerre d’Algérie » In L’Union, union régionale CGT Ile-de-France, n° spécial Algérie, supplément au n° 83, décembre 2001.
[24] Anissa Bouayed, La CGT et la guerre d’Algérie, thèse pour le Doctorat de IIIe cycle d’Histoire, Université Paris VII, 1985.
[25] Cité par Robert Mencherini, « Les dockers et les guerres coloniales : les trois temps et la double articulation des luttes syndicales sur les quais de Marseille », in Dockers, de la Méditerranée à la mer du Nord, Colloque international, 11au 13 mars 1999, Cité du Livre, Aix-en-Provence / Musée d’Histoire de Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, 1999.


Facebook
Email

Abonnez-vous à la newsletter

Envoyer un mail à l’adresse
, sans objet, ni texte.
Vous recevrez sur votre mail une demande de confirmation qu’il faudra valider.

Ou alors, remplissez ce formulaire :