
William Robin-Detraz est géographe et doctorant en sciences sociales, Université Lumière Lyon 2.
Il est des faits et des actes qui vous tordent le ventre et vous disent que les temps s’assombrissent. La profanation du Tata sénégalais de Chasselay, entre les 25 et 28 janvier dernier est un signe inquiétant et révoltant. En effet, ce haut-lieu de la mémoire des tirailleurs africains est un symbole de la présence africaine en France et des héritages que la colonisation a laissé dans l’ancienne métropole coloniale.
Rappelons brièvement les faits commémorés à travers ce lieu. Les 19 et 20 juin 1940, face à l’avancée allemande et alors que Lyon était déclarée ville ouverte, le 25e régiment de tirailleurs sénégalais est positionné au nord de la ville. Le choc avec les armées allemandes est brutal : au nord-ouest de Lyon, les combats sont intenses. Lorsque que les tirailleurs se rendent, les Allemands font prisonniers les soldats noirs et les massacrent au char et à la mitrailleuse. Ils retirent les plaques d’identité sur plusieurs d’entre eux. Dans le champ où s’est déroulé le plus important de ces massacres, à Chasselay, une nécropole rassemblant les corps des tirailleurs tués lors de ces douloureuses journées a été édifiée pendant la guerre. L’architecture du site renvoie à une certaine africanité imprégnée de la vision coloniale de l’époque, mais qui rend cependant visible les Africains « morts pour la France ». Depuis plus de 80 ans, le « Tata » de Chasselay est donc l’emblème du sang africain versé et de la « dette » de la République à l’égard des soldats africains[1].
La profanation du lieu qui a eu lieu fin janvier vient salir cet héritage et le nier. 49 stèles sur les 198 ont été tagguées à la bombe noire. Ce sont les noms sur les plaques qui ont été ciblés en particulier. Les deux plaques avec les 25 « portés disparus ou non identifiés », rajoutées le 27 janvier 2022, ont été abondamment recouvertes. Symboliquement, c’est l’identité de ces hommes qui est effacée, une deuxième fois. Un geste vient apporter de la confusion : sur les quatre murs d’enceinte, de grandes inscriptions indiquant « vodou » (sic) ont été tagguées. Est-ce la marque d’un délire mystique ? Troublant et douteux, mais c’est à ne pas écarter. Espérons que l’enquête de police pourra apporter des éléments là-dessus. Dans tous les cas, si l’on s’attarde sur le vol et le retrait délibéré du drapeau tricolore qui veillait sur eux, le geste manifeste une symbolique crument politique et raciste : ce sont les Africains « morts pour la France » qui ont été visés.
Les réactions ont été peu nombreuses médiatiquement même si elles révèlent les polarisations politiques du moment. C’est la ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, Patricia Miralles, qui a rendu public les faits par un message sur les réseaux sociaux précisant que « s’attaquer à nos morts, c’est s’en prendre à la France elle-même ». Elle annonce par la même occasion que l’ONAC a déposé plainte. Dans la foulée, plusieurs personnalités promouvant les mémoires coloniales ont réagi comme Aïssata Seck, directrice de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage (FME) et présidente de l’association pour l’histoire et la mémoire des tirailleurs sénégalais. Quelques élus politiques ont condamné l’acte, notamment à gauche. Le président de la République, Emmanuel Macron s’est contenté d’un tweet relayant un article de la presse locale lyonnaise en ajoutant : « Honte et indignité. Les Français savent ce qu’ils doivent aux tirailleurs sénégalais Morts pour la France. » Les associations africaines lyonnaises, par le biais du Collectif Africa50 qui organise les commémorations au Tata à l’occasion du 11 novembre, ont fait un communiqué se disant « meurtris » mais « déterminés à mener des actions qui contribuent à la construction d’une France fidèle aux valeurs républicaines, unie et inclusive, paisible et soucieuse de rassembler, sans exclusive, toutes les mémoires de notre histoire commune. » Une semaine plus tard, le 9 février, une tribune paraît dans Le Monde signée par Pascal Blanchard, Julien Fargettas, Achille Mbembé et Erik Orsenna, demandant à faire du Tata un « haut-lieu de la mémoire nationale ». Elle est adressée directement à Emmanuel Macron lui demandant explicitement de venir à Chasselay pour rétablir la mémoire des tirailleurs. Des travaux de la nécropole ont été lancés pour sa rénovation et il est déjà prévu l’organisation d’une cérémonie pour la réhabilitation du lieu. Quelle autorité politique sera présente à cette occasion demeure toujours en suspens néanmoins et viendra témoigner de la force (ou de la faiblesse) de la réaction à cet événement.
Car l’événement n’est pas anodin et marque probablement une rupture dans les dynamiques de la commémoration des tirailleurs. En effet, jamais le Tata ni les tirailleurs africains n’avaient été attaqués de la sorte. Au contraire, ils faisaient jusqu’à présent consensus : une volonté de les « sortir de l’oubli » anime les acteurs de la mémoire depuis au moins les années 1990. Même si les tirailleurs n’ont jamais autant fait l’actualité que ces dernières années, c’est précisément ce consensus qui semble se rompre aujourd’hui. Cela apparait lorsque l’on met en parallèle cet événement avec un autre, tout aussi révoltant, qui a eu lieu l’année dernière. Dans les Vosges, sur un panneau pédagogique expliquant l’histoire du maquis de la Délivrance, un maquis de réfractaires au STO, la photo de Mamadou Addi Bâ, soldat guinéen, héros de la Résistance locale, torturé et fusillé par la Gestapo en 1943, a été criblée de balles. Addi Bâ est le seul à avoir été ciblé sur ce panneau. Comme à Chasselay, certains s’en prennent désormais ouvertement aux Africains qui ont versé leur sang pour ce pays et sont des symboles des liens post-coloniaux. Comme l’écrivait le sociologue Freddy Raphaël à propos des profanations répétées des cimetières juifs : « Le geste profanateur peut être révélateur d’une situation profondément perturbée, sur laquelle il convient d’agir » car « les profanateurs brisent les liens de la mémoire, détruisent ce qui maintient une généalogie : par une violence à la fois réelle et symbolique, ils désignent ceux qu’il faudrait continuer à pousser ‘‘hors du monde’’ »[2]. Ces gestes prennent place dans le contexte global de la montée de l’extrême-droite et de la xénophobie à travers le monde dont le déni et la violence s’ancrent dans l’ordre colonial. Ils surviennent d’ailleurs quelques semaines suivant la reconnaissance du massacre de Thiaroye après 80 ans de déni par les autorités françaises[3]. Alors qu’un pas en avant avait été fait, la profanation du Tata est une régression. La mémoire des tirailleurs sénégalais vient ainsi nous alerter sur quelque chose de précieux : les liens de fraternité et d’obligations qui nous lient aux « autres » par une histoire coloniale. Face à la haine raciale et à la réactivation de vieux démons, il serait temps de construire et de faire avec cette histoire, malgré tout.
[1] Philippe Dewitte, « La dette du sang », Hommes & Migrations, n°1276, 2008, pp. 16-23, DOI : https://doi.org/10.3406/homig.2008.4798
[2] Raphaël Freddy, « Effacer les traces, bannir la mémoire. Les profanations répétées des cimetières juifs d’Alsace », Revue des sciences sociales, n°30, 2003, pp. 82-89. DOI : https://doi.org/10.3406/revss.2003.2614
[3] Armelle Mabon, Le massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’Etat, Le Passager clandestin, 2024, 272 p. ; Martin Mourre, Thiaroye 44. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, PUR, 2017, 240 p.
La tribune dans le quotidien Le Monde
« Faisons du “tata” sénégalais de Chasselay un haut lieu de la mémoire nationale »
par Pascal Blanchard, historien ; Julien Fargettas, historien ; Achille Mbembe, historien et politologue ; Erik Orsenna, écrivain.
publiée le 9 février 2025 dans Le Monde.
La profanation des tombes des tirailleurs sénégalais massacrés par les troupes allemandes en 1940 dans une commune du Rhône et ses alentours est un acte odieux et raciste. Dans une tribune au « Monde », quatre intellectuels demandent à Emmanuel Macron de s’en saisir pour rendre hommage à ces combattants et héros de la République.