Communiqué de la LDH
Reconnaître le crime d’Etat du 17 octobre 1961 et
permettre l’accès aux archives
La Ligue des droits de l’Homme demande que, par la voix des plus hautes autorités de la République, soit reconnu le crime d’Etat qu’a constitué la violente répression d’une manifestation désarmée d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961.
Cet épisode est emblématique des atteintes aux droits de l’Homme commises tout au long de la période coloniale, notamment pendant la guerre d’Algérie, durant laquelle la France s’est trop souvent éloignée des valeurs qu’elle avait pourtant proclamées.
Pour que soit faite, cinquante ans après, la lumière sur ce drame, elle demande que soit assurée la liberté d’accès aux archives concernant cet événement, en particulier celles :
- du conseil interministériel convoqué le 5 octobre 1961 par le Premier ministre, à la suite duquel un couvre-feu discriminatoire et inconstitutionnel a été mis en place dans le département de la Seine par le préfet de police Maurice Papon ;
- des conseils des ministres de cette période, en particulier par les notes prises par le secrétaire général de la présidence de la République, M. Geoffroy de Courcel.
- du ministère de l’Intérieur, de la préfecture de police, du Premier ministre et du Ministère des Affaires étrangères relatives aux négociations d’Evian.
Attachée à la connaissance par les citoyens de l’histoire contemporaine de la France, la Ligue des droits de l’Homme pense que c’est à ce prix que, cinquante ans plus tard, cet épisode de notre histoire pourra être mieux connu.
Plus généralement, elle demande que les archives de l’Etat soient soumises à des règles communes conformes au fonctionnement des Etats démocratiques. Ce qui implique que soient versées aux Archives nationales celles de la préfecture de police de Paris, des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, quitte à ce que leurs fonds relèvent de dispositions particulières précises et justifiées. Et que les archives des anciens ministres, Premiers ministres et présidents de la République relatives à leur fonction ne soient pas privatisées par les intéressés mais versées dans leur ensemble aux Archives nationales.
Elle réclame également que la notion d’archives « incommunicables » telle qu’elle apparaît dans la loi de 2008 soit effacée par une nouvelle loi.
Paris le 17 octobre 2011
Gilles Manceron : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective»
A cinq mois de la fin de la guerre d’Algérie, le 17 octobre 1961, Paris a été le lieu d’un des plus grands massacres de gens du peuple de l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale. Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu qui les vise depuis le 5 octobre et la répression organisée par le préfet de police de la Seine, Maurice Papon. La réponse policière sera terrible. Des dizaines d’Algériens, peut-être entre 150 et 200, sont exécutés. Certains corps sont retrouvés dans la Seine. Pendant plusieurs décennies, la mémoire de ce épisode majeur de la guerre d’Algérie sera occultée.
- Pourquoi la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 a-t-elle été occultée pendant si longtemps ?
Il s’agit d’un événement d’une gravité exceptionnelle, dont le nombre de morts a fait dire à deux historiens britanniques [Jim House et Neil MacMaster, Les Algériens, la République et la terreur d’Etat, Tallandier, 2008] qu’il s’agit de la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine.
Comment une répression de cette ampleur a-t-elle pu ne pas être considérée pendant plusieurs décennies comme un événement de notre histoire ? L’historien Pierre Vidal-Naquet a employé le terme d' »énigme ». Je me suis interrogé sur les facteurs qui permettent d’expliquer comment ce massacre a été occulté de la mémoire collective.
Il me semble tout d’abord qu’il y a une volonté de faire le silence de la part des autorités françaises. En premier lieu, bien sûr, les autorités impliquées dans l’organisation de cette répression : le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, le premier ministre, Michel Debré, ainsi que Roger Frey, ministre de l’intérieur. Mais également le général de Gaulle, qui de toute évidence a pourtant été très irrité par cet épisode. Il a néanmoins voulu tirer le rideau sur cette affaire et fait en sorte que les Français passent à autre chose.
- Par quels moyens le pouvoir a-t-il réussi à imposer le silence, et donc cette amnésie ?
Sur le moment, il y a eu censure de la presse, avec l’empêchement des journalistes à se rendre sur les lieux de détention des Algériens, par exemple. Et puis très vite, les instructions judiciaires ont été closes sans aboutir. Il y en a eu une soixantaine, elles ont toutes débouché sur des non-lieux. Une volonté d’oubli judiciaire, qui s’est combinée avec les décrets d’amnistie, qui couvraient les faits de maintien de l’ordre en France, une difficulté à accéder aux archives, l’épuration d’un certain nombre de fonds… tout cela a contribué à ce phénomène d’occultation jusqu’à la fin des années 1970.
Par la suite, d’autres facteurs ont pris le relais. En 1961, Gaston Deferre, à l’époque sénateur, avait protesté de façon très vigoureuse contre la répression policière. Mais quand Jean-Louis Péninou, journaliste à Libération, va le voir pour lui demander de faire la lumière sur cet événement, au début des années 1980, M. Deferre, devenu ministre de l’intérieur, lui répond qu’il n’en est pas question. Il a fait le choix de ne pas ouvrir ce dossier.
- Cinquante ans plus tard, il existe encore une confusion entre le 17 octobre 1961 et la manifestation de Charonne, le 8 février 1962, au terme de laquelle neuf personnes ont trouvé la mort…
La mémoire de Charonne, une manifestation pour la paix en Algérie et contre les attentats de l’OAS – mais pas pour l’indépendance ! –, s’est en effet superposée à celle d’octobre 1961. Il faut dire que la gauche française a eu plus de réactivité par rapport à la violence qui s’est déployée lors de la manifestation de Charonne, qu’elle avait organisée. Cette attitude a été celle du PCF, mais également de la Ligue des droits de l’homme, qui a décidé la constitution d’une commission d’enquête après Charonne alors qu’elle ne l’avait pas fait au lendemain du 17 octobre.
On voit là les limites de l’engagement de la gauche française de l’époque. A l’exception du petit PSU et de l’UNEF, rares étaient les partis qui étaient réceptifs à l’idée d’une indépendance algérienne.
- Le plus surprenant, c’est que la mémoire de Charonne ait occulté celle du 17 octobre y compris au sein de certaines familles algériennes…
Oui. La famille d’une des victimes du 17 octobre, une jeune lycéenne, qui devait avoir 15 ou 16 ans, Fatima Bédar, dont on avait retrouvé le corps dans le canal Saint-Martin, a longtemps cru et répété qu’elle était morte à Charonne. Au sein même de l’immigration algérienne, le mot de « Charonne » était plus présent que la référence au 17 octobre.
- Au lendemain de l’indépendance, comment cet événement a-t-il été utilisé par les nouvelles autorités algériennes ?
C’est ici qu’un troisième facteur d’occultation a joué : la volonté du pouvoir algérien de ne pas mettre en valeur une initiative prise par la Fédération de France du FLN, qui avait organisé la manifestation du 17 octobre.
La Fédération de France était en effet devenu un fief d’opposition au nouveau pouvoir en raison de son ouverture aux idéaux et aux valeurs de la gauche européenne, syndicale et politique. Lors de la crise de l’été 1962 qui vit s’affronter, au sein du FLN, les prétendants au pouvoir, elle avait misé sur les civils du GPRA [le gouvernement du FLN en exil] contre les militaires de l’armée des frontières du colonel Boumediene. Elle se retrouva ainsi dans le camp des vaincus et les autorités de la nouvelle République algérienne évitèrent de lui faire de la publicité, en passant plus ou moins sous silence la répression du 17 octobre…
- Comment s’est finalement faite toute la lumière sur l’ampleur du massacre ?
A travers des publications, notamment. Le roman policier de Didier Daeninckx [Meurtres pour mémoire, Gallimard, 1984], qui associe la recherche sur le passé de Maurice Papon sous l’Occupation à son rôle en 1961, ou des travaux d’historiens comme La Bataille de Paris, de Jean-luc Einaudi [1990, Seuil], ont joué un rôle. Et puis avec la constitution d’une association, Au nom de la mémoire, par des enfants issus de l’immigration algérienne, la mémoire a commencé à émerger.
La procès de Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde pendant l’Occupation a certainement contribué à ouvrir le dossier du 17 octobre 1961 et à le faire surgir dans l’espace médiatique. Lors du procès Papon en 1997-1998, des témoins ont parlé de sa personnalité, de son rôle en Algérie et à la préfecture de police de Paris. Parmi eux, Jean-Luc Einaudi, qui a publié une tribune dans Le Monde du 20 mai 1998, où il employait le terme de « massacre » à propos du 17 octobre. Papon a trouvé bon de poursuivre Einaudi pour diffamation. Il a été débouté de sa plainte. Le terme de « massacre » a été considéré comme légitime par le tribunal. C’est un véritable tournant.
- Cinquante ans après les faits, l’Etat français a-t-il reconnu sa responsabilité ?
Il y a une reconnaissance de la part de collectivités locales, notamment la mairie de Paris en 2001 qui a fait un geste fort avec l’apposition d’une plaque commémorative sur le pont St-Michel. D’autres communes de la banlieue ont fait des gestes similaires. Et le cinquantenaire, cette année, va être marqué par toute une série d’initiatives, dont un boulevard du 17-Octobre devant la préfecture des Hauts-de-Seine, à Nanterre. Mais de la part de l’Etat, il n’y a toujours aucun signe de reconnaissance.
- Comment expliquer que cette répression ait eu lieu alors que venaient de s’ouvrir les négociations d’Evian, qui allaient aboutir à l’indépendance de l’Algérie ?
Les négociations d’Evian entre des représentants français et ceux du FLN s’ouvrent en mai 1961. A ce moment-là, on pouvait penser que le sort de la guerre ne pouvait déboucher que sur une indépendance. C’était la volonté du général de Gaulle, approuvée par les Français et les Algériens. En janvier 1961 un référendum avait donné une très nette majorité (75 %) en France métropolitaine comme en Algérie en faveur de ce processus.
Mais cette politique était contestée par un certain nombre de forces, parfois au sein même de l’appareil d’Etat. Le premier ministre, Michel Debré, qui avait été dessaisi du dossier algérien par de Gaulle, avait insisté pour qu’on lui laisse celui du maintien de l’ordre en France métropolitaine, et il a pu déployer une action qui prenait le contre-pied de l’action mise en œuvre par le général de Gaulle.
Pour ce faire, il s’entoura de Roger Frey, nommé au ministère de l’intérieur en mai 1961 au moment où s’ouvrent les négociations d’Evian, en remplacement de Pierre Chatenet. Surtout, il obtient le remplacement fin août d’Edmond Michelet, le garde des sceaux, qui s’opposait aux méthodes brutales et illégales mises en œuvre par Papon. Il sera remplacé par Bernard Chenot, un homme jugé plus accommodant, ce qui laissera les mains libres à Papon pour se livrer à la répression du 17 octobre.
Le général de Gaulle, qui est arrivé au pouvoir avec l’aide de Michel Debré en 1958, est un peu prisonnier des conditions de son accession au pouvoir. Il essaye de préserver l’essentiel, c’est-à-dire la fin de la guerre via les négociations, et fait des concessions. Il cherche à garder à ses côtés des gens qui lui sont fidèles, quand bien même ces derniers désapprouveraient sa politique algérienne. Il fait donc savoir son mécontentement à Michel Debré au lendemain du 17 octobre, mais s’abstient de rendre publique sa désapprobation. Il garde le silence, et prolonge d’une certaine manière l’occultation de cet événement.