En Namibie, l’Allemagne reconnaît
avoir commis « un génocide » pendant la colonisation
par Libération et AFP, publié le 28 mai 2021. Source
Après cinq ans de négociations, l’Allemagne va « demander pardon » pour les massacres commis contre les Héréros et les Namas au début du XXe siècle et va dédommager le pays.
Pour la première fois, l’Allemagne a reconnu [le 28 mai 2021] avoir commis « un génocide » contre les peuples des Héréros et des Namas, en Namibie, entre 1904 et 1908. Le Sud-Ouest africain allemand – l’actuelle Namibie – était alors une colonie de l’Empire allemand. « Nous qualifierons maintenant officiellement ces événements pour ce qu’ils sont du point de vue d’aujourd’hui : un génocide », a déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas.
Après plus de cinq ans et neuf cycles d’âpres négociations, la Namibie et l’Allemagne sont parvenus à un « accord », sur les événements survenus dans ce territoire colonisé entre 1884 et 1915 et qui empoisonnent les relations entre les deux pays depuis des années. Selon cet accord, 1,1 milliard d’euros vont être envoyés à la Namibie via deux programmes d’aide au développement sur trente ans.
Cette somme est destinée à soutenir la « reconstruction et le développement » dans le pays, selon le chef de la diplomatie allemande, et doit profiter en priorité aux descendants de ces deux populations. Cette reconnaissance n’ouvre la voie à aucune « demande légale d’indemnisation », précise-t-il toutefois, puisqu’il ne s’agit pas de dédommagements sur une base juridique.
Massacres de masse, exils dans le désert
Entre 1904 et 1908, les colons allemands ont tué au moins 60 000 Héréros – dont les tribus représentent aujourd’hui 7% de la population namibienne contre 40% au début du XXe siècle – et environ 10 000 Namas, dans ce qui est considéré comme le premier génocide du XXe siècle.
Des techniques génocidaires ont été utilisées par les forces coloniales allemandes : massacres de masse, exils dans le désert où des milliers d’hommes, femmes et enfants sont morts de soif, camps de concentration (dont le tristement célèbre Shark Island) dans lesquels les prisonniers étaient réduits en esclavage et affamés… Le médecin Eugen Fisher, qui cherchait à prouver la « supériorité de la race blanche » et dont les récits ont influencé Adolf Hitler, y a également officié.
Héréros et Namas s’étaient révoltés en 1904 contre la loi coloniale qui régentait la Namibie colonisée par l’Allemagne entre 1884 et 1915, faisant une centaine de morts parmi les colons allemands. Envoyé pour mater la rébellion, le général allemand Lothar von Trotha avait ordonné l’extermination des Héréros dans le désert du Kalahari. Quelques mois plus tard, les Namas subissaient le même sort.
« A la lumière de la responsabilité historique et morale de l’Allemagne, nous allons demander pardon à la Namibie et aux descendants des victimes » pour les « atrocités » commises, a annoncé le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas. « On ne peut pas tirer un trait sur le passé. La reconnaissance de la faute et la demande de pardon sont toutefois un pas important pour surmonter le passé et construire ensemble l’avenir », a-t-il estimé.
Si le travail de mémoire en Allemagne sur la période nazie est généralement jugé exemplaire, celui sur la période coloniale en Afrique, de la deuxième moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, a été longtemps délaissé.
Passé colonial : en Allemagne, « on a vécu une amnésie totale »
par Stéphane Roland, correspondant à Berlin, publié dans Libération le 28 mai 2021. Source
Reconnaissance officielle de sa responsabilité dans le génocide des Héréros et des Namas en Namibie, publication médiatique d’un ouvrage sur des massacres de tribus indigènes dans le Pacifique… Depuis quelques années, le pays se livre à un travail de mémoire sur une période longtemps occultée.
Les Allemands avaient déjà reconnu le massacre des Héréros et des Namas, deux peuples habitant sur le territoire de l’actuelle Namibie, une ancienne colonie allemande d’Afrique. Mais cette fois, Berlin a déclaré officiellement qu’il s’agissait d’un « génocide » c’est-à-dire d’une extermination planifiée et ordonnée en haut lieu, le premier du XXe siècle.
Lothar von Trotha, le commandant des forces coloniales en Afrique orientale, y avait massacré entre 1904 et 1908, sur ordre de Berlin, entre 65 000 et 85 000 Héréros et 10 000 Namas, en les laissant mourir dans le désert ou dans des camps de concentration. « Ce génocide africain est le précurseur d’Auschwitz », résume Jürgen Zimmerer, professeur d’histoire et responsable du centre de recherches historiques sur l’héritage postcolonial de la ville de Hambourg.
Rattrapés par leur passé colonial, les Allemands découvrent depuis quelques années les crimes de leurs ancêtres avec effroi. « La colonisation allemande a été beaucoup plus brutale que je l’imaginais », confirme l’historien Götz Aly, l’auteur d’un best-seller, Das Prachtboot : Wie Deutsche die Kunstschätze der Südsee raubten (« Comment les Allemands ont pillé la Polynésie » ; livre bientôt traduit en anglais), paru début mai, et consacré à la dernière pirogue de la petite île de Luf dans l’océan Pacifique et qui sera exposée comme la pièce maîtresse du nouveau musée d’ethnologie au cœur de Berlin.
L’île de Luf était un paradis sur Terre. Ses habitants, qui la peuplaient depuis des siècles, n’avaient pas besoin de s’épuiser au travail. La mer et la forêt leur offraient de la nourriture en surabondance. La pêche était leur principale occupation. Ils avaient développé des pirogues à voile techniquement très élaborées, incrustées de coquillages, ornées de peintures et de sculptures. Assemblées en bois, aucune pièce de métal n’était nécessaire pour leur construction. Elles pouvaient naviguer en haute mer et embarquer jusqu’à 50 personnes.
Du 26 décembre 1882 au 5 janvier 1883, ce paradis est réduit à néant par l’infanterie de marine de l’empire allemand, a révélé Götz Aly dans ce livre brûlot. Sur ordre de Bismarck, la canonnière Hyène et la corvette Carola bombardent l’île pendant onze jours avant de détruire consciencieusement 5 villages, 50 bateaux et toutes les cultures. Parmi les 400 à 500 habitants, une trentaine survivront au massacre en fuyant par la mer.
Les colons brûlent les forêts pour en faire de grandes plantations, enrôlent de force les habitants des îles avoisinantes pour les faire travailler plus de douze heures par jour, pillent les tombes pour vendre les crânes dans les laboratoires d’Europe, multiplient les « expéditions punitives » en volant des objets que réclament avec avidité tous les musées d’Europe. Une véritable course au pillage.
Peuples « fainéants »
A l’époque, Adolf Bastian, le directeur du musée d’ethnologie de Berlin, adresse ses félicitations à l’amiral Guido Karcher, le commandant du Carola, pour sa « contribution aux nouvelles acquisitions » et sa prise en compte des « intérêts scientifiques » lors des « expéditions punitives ». Pour expliquer la lente extinction de cette population autochtone assassinée, épuisée par le travail et atteinte des maladies importées d’Europe, les colons écrivent dans leur rapport que ces peuples « fainéants » d’Océanie font preuve d’une « autodestruction volontaire » qui les mène à un « suicide collectif ».
La pirogue de Luf, bateau unique au monde, vendu en 1904 dans des conditions obscures par un colon allemand pour 6 000 Mark à l’Etat prussien, raconte le pillage et l’extermination d’une culture, le symbole de la brutalité du règne colonial allemand dans une région du monde encore négligée dans le débat postcolonial.
Accusé de faire traîner les recherches sur la provenance de pièces volées dans ses collections, l’actuel directeur du musée d’ethnologie, Hartmut Dorgerloh, a dû reconnaître que ce petit bateau de 15 mètres avait pris une tout autre signification depuis la parution du livre de Görtz Aly. La pirogue de Luf sera « le mémorial de la terreur de la période coloniale allemande », assure Hermann Parzinger, le président de la Fondation du patrimoine prussien (Stiftung Preussischer Kulturbesitz), l’une des plus grandes institutions culturelles publiques du monde.
« Il était pourtant très facile de le savoir avant la parution de mon livre. Toutes les informations sur ces expéditions punitives – termes raccourcis en expéditions dans les musées allemands – sont disponibles dans les archives militaires. Pas besoin d’être un spécialiste du colonialisme », s’offusque Götz Aly, surtout connu pour ses travaux sur le national-socialisme.
Mythe et amnésie
Depuis la grande exposition en 2016 et 2017 au musée d’histoire de Berlin (DHM), les Allemands découvrent que leur pays était une grande puissance coloniale, la quatrième du monde après les Britanniques, les Français et les Néerlandais. L’empire occupait les territoires actuels de la Tanzanie, Namibie, Cameroun, Ghana, Qingdao (Chine), Samoa (Pacifique), Burundi, Rwanda et Togo… perdus en 1919 avec le traité de Versailles.
En perdant ses colonies, l’Allemagne n’a pas vécu le même processus lent de décolonisation que la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique. Les Allemands ont longtemps vécu sur un mythe. « On a vécu une amnésie totale jusque dans les années 2000 », explique Jürgen Zimmerer. « L’Allemagne a pourtant mené une politique aussi brutale que les Anglais, les Français ou les Belges », ajoute Götz Aly. La rébellion des Maji-Maji, par exemple, est un soulèvement de tribus africaines en Afrique orientale allemande [Burundi, Rwanda et une partie de la Tanzanie] qui a été réprimée dans le sang par la « troupe de protection de l’Afrique orientale ». La répression a fait plus de 250 000 morts.
Le débat postcolonial oblige aujourd’hui les Allemands à débaptiser le nom des rues – nombreuses – de colons tortionnaires, comme Paul von Lettow-Vorbeck, l’ancien « héros des colonies », un homme respecté dans la république fédérale jusque dans les années 60. Il a eu droit à des funérailles nationales en 1964 organisées par l’armée (Bundeswehr). Plusieurs casernes allemandes portaient encore le nom de ce guerrier raciste qui a organisé la répression des Boxers en Chine en suivant impitoyablement la devise de son empereur : « Pas de pardon. »
« Protéger les colons »
L’héritage de Bismarck, le « chancelier de l’unité », est remis en cause. Initiateur de la Conférence de Berlin qui scella en 1885 le partage de l’Afrique entre les Britanniques, les Français et les Belges dans la capitale, on lui doit la création de l’empire colonial allemand. C’est lui, rappelle Götz Aly, qui a ordonné le massacre de l’île de Luf pour « protéger les colons ».
L’ouverture en septembre du nouveau Musée ethnologique dans le très controversé Humboldt Forum, au centre de Berlin, a déclenché un débat sans fin sur la restitution des œuvres d’art volées pendant l’époque coloniale. « La stratégie des responsables du musée était jusqu’à présent de remplacer un objet par un autre au cas où il était réclamé par son propriétaire légitime », s’offusque Götz Aly. Les tentatives de dissimulation de la direction avaient poussé Bénédicte Savoy, membre du conseil consultatif du Humboldt Forum, à claquer la porte, traitant ce nouveau musée d’ethnologie de « Tchernobyl » historique. Cette historienne d’art française a rédigé le rapport commandé par Emmanuel Macron sur les restitutions.
Pour l’instant, Berlin n’a restitué que des crânes d’indigènes africains oubliés dans les caves de l’hôpital de la Charité. Ces ossements avaient été envoyés dans les laboratoires du Reich pour des travaux scientifiques. Les familles des victimes avaient scalpé elles-mêmes les crânes… Sous la pression de l’opinion publique et du Nigeria, l’Allemagne a fini par accepter la rétrocession de quelques-uns des fameux « bronzes du Bénin », pièces emblématiques de l’art colonial africain pillé par les troupes britanniques en 1897.
Berlin, où les grandes puissances se sont partagées l’Afrique en 1885, craint aujourd’hui de devoir restituer des milliers d’objets d’art parmi lesquelles ses deux plus belles pièces muséales : le buste de Néfertiti au Nouveau Musée, et le plus grand squelette de dinosaure au monde au Musée d’histoire naturelle, Brachiosaurus brancai de 13 mètres. Elles sont réclamées depuis des années par leurs pays d’origine.