Sur la Place Maurice Audin, qui a été inaugurée le 24 mai 2004 par le maire de Paris, Bertrand Delanoë, en présence de Josette Audin et de l’historien Pierre Vidal-Naquet, fondateur en 1957 du Comité Maurice Audin, un rassemblement a eu lieu le 11 juin 2018 à l’appel de l’Association Maurice Audin.
Cet appel ayant été relayé par les quotidiens l’Humanité et Mediapart ainsi que par plusieurs associations, sites internet et réseaux sociaux, plus d’une centaine de personnes se sont déplacées. Parmi elles, les enfants de Josette et Maurice Audin, Michèle et Pierre, et l’historienne Mariane Debouzy, chez qui se réunissait, de 1958 à 1965, le Comité Maurice Audin. Après les allocutions du président de l’Association Maurice Audin, Pierre Mansat ; de Gilles Manceron pour la Ligue des droits de l’Homme ; d’Henri Pouillot pour le Mrap ; de Pierre Laurent pour le Parti communiste français, d’un représentant du Collectif Secret défense un enjeu démocratique et du mathématicien Michel Broué, au nom des mathématiciens qui se sont mobilisés depuis 1957 pour que l’Etat dise la vérité sur la mort de Maurice Audin, des fleurs ont été déposées. Tous les orateurs ont exigé du président de la République la reconnaissance de ce crime d’Etat.
Les images du rassemblement
L’émission de France Inter consacrée à ce rassemblement
Cédric Villani : « Pourquoi je veux la vérité sur la mort du mathématicien Maurice Audin »
Cet article a été publié le 11 juin 2018, d’abord par The Conversation, puis par l’Obs.
Le 11 juin 1957, Maurice Audin, jeune mathématicien en cours de doctorat, militant communiste, fervent partisan de l’indépendance algérienne, était arrêté à son domicile par l’armée française ; sa famille ne l’a plus jamais revu.
Tant a été écrit sur la guerre d’Algérie que l’on n’imagine que trop bien le sort de Maurice Audin : comme tant d’autres, il a subi interrogatoires, torture, assassinat, disparition. Mais le fait qu’Audin soit d’origine européenne, son militantisme généreux, en ont fait, très tôt, un symbole aussi bien en France qu’en Algérie. Pendant plus d’un demi-siècle, l’État français prétendra qu’Audin a déserté… Une version qui ferait rire, si cette disparition n’était si tragique.
Le temps a passé et l’affaire Audin aurait pu se perdre dans les oubliettes de l’histoire, n’était la force de ce qu’il représente, la détermination de sa famille et de ceux qui l’ont soutenu. J’ai moi-même appris son histoire par les écrits de mathématiciens de l’époque : Laurent Schwartz, célèbre mathématicien engagé en politique, décrit l’affaire dans ses mémoires, et particulièrement la cérémonie de soutenance de thèse en l’absence du candidat. Cette cérémonie avait attiré une foule considérable et contribué au débat sur la terrible guerre d’Algérie qui à l’époque ne disait pas son nom.
Ma sensibilité au sujet a été renforcée par d’autres facteurs. D’abord mes contacts personnels avec Michèle et Pierre, enfants de Maurice Audin, qui ont tous deux fait de beaux parcours en mathématique : Pierre, vulgarisateur de talent, a fait sa carrière au Palais de la Découverte ; Michèle est experte en systèmes dynamiques et en histoire des sciences. Elle a d’ailleurs récemment écrit un ouvrage sur son père, intitulé Une vie brève.
Ensuite, de façon déterminante pour moi, il y eut le prix Maurice Audin. Fondé par Laurent Schwartz, tombé en désuétude du fait de son mélange des genres entre science et politique, il fut ressuscité par le mathématicien Gérard Tronel, humaniste infatigable, contestataire au service de toutes les nobles causes jusqu’à sa mort. Ce dernier prit soin de distinguer la récompense scientifique du combat militant. Le Prix Maurice Audin récompense simultanément un lauréat (ou une lauréate) en Algérie, et de même un lauréat en France : il suit ainsi une logique de coopération. Avec une limite d’âge, il récompense la jeunesse. Adossé à l’Institut Henri Poincaré, il est soutenu par des institutions stables et prestigieuses. C’est ainsi que je fus appelé pour servir comme président du jury, à plusieurs reprises. Ce fut pour moi aussi l’occasion de donner quelques discours publics en la mémoire de Maurice Audin.
L’État doit reconnaître cet assassinat
Parallèlement au prix scientifique, l’idée faisait son chemin que l’État français devait évoluer sur cette question, pour participer au travail de réconciliation de sa mémoire, et pour contribuer à assainir les relations entre France et Algérie. La famille Audin a travaillé sans relâche dans ce but. En 2014, au cours de la cérémonie du Prix Audin, je lisais une lettre adressée par le Président Hollande : il y admettait, pour la première fois, que Maurice Audin était mort en détention. Il donnait également instruction au ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, de rendre accessibles toutes les archives classifiées en la matière.
Un grand pas certes, mais un progrès incomplet ! Il faut dire que les plaies de la guerre d’Algérie sont encore si vives pour notre nation, et si mal refermées, que chaque pas est complexe et peut donner lieu à polémique. Cependant l’engagement du Président Macron dans le dossier algérien laissait espérer que l’État puisse aller plus loin et enfin reconnaître sa responsabilité dans ce qu’il faut bien appeler l’assassinat de Maurice Audin. Et en janvier dernier, à l’occasion d’une cérémonie en l’honneur de Gérard Tronel, je recevais du chef de l’État la mission de faire part de sa conviction personnelle qu’il s’agissait effectivement d’un assassinat.
Depuis lors, les appels se sont multipliés — encore tout récemment par une pétition que j’ai co-signé dans l’Humanité — pour qu’un dernier pas soit franchi afin que cette reconnaissance faite à titre personnel devienne enfin une reconnaissance officielle, historique.
La famille attend depuis si longtemps !
Dans le même temps, le travail des historiens continuait, avec son lot d’incertitudes, pour faire la lumière sur l’affaire Audin. C’est un travail ingrat, où parfois des documents nouvellement trouvés ouvrent de nouvelles pistes, et où parfois ces pistes aboutissent sur des impasses, soit par manque d’indices, soit par disparition des témoins. Dire que c’était il y a 60 ans et que l’on n’est toujours pas au clair… Et dire que la famille attend depuis si longtemps !
Au-delà de la difficulté à trouver la vérité et les mots justes, l’affaire Audin nous rappelle combien la guerre d’Algérie s’est achevée sans être véritablement achevée. Mal enseignée dans les cours d’histoire, elle a laissé dans le désarroi des pans entiers des nations française et algérienne. Le travail de mémoire sur ses épisodes les plus tragiques n’est toujours pas abouti. Plein de non-dits en France, le débat est au contraire presque omniprésent en Algérie. Les situations politiques des deux nations sont très différentes, et mériteraient de longues analyses ; mais à coup sûr l’une et l’autre aspirent à retrouver un sens politique et le destin international dont elles ont rêvé. Peut-être les deux destins sont-ils liés, pour notre bénéfice mutuel. Et sans doute la mise au clair de l’affaire Audin fait-elle partie des obstacles à franchir pour permettre cette bonne coopération.
Cédric Villani
A écouter : Emission « La Fabrique de l’histoire » du 14/06/2018 sur France culture
Comment les historiens entrent-ils dans l’arène publique ?
En quoi leurs méthodes servent-elles parfois à faire émerger une vérité ?
avec
Sylvie Thénault, historienne, directrice de recherche au CNRS,
Vincent Duclert, historien, membre du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron, enseignant à l’EHESS,
Pierre Gervais, maître de conférences en histoire à l’Université de Paris 8 Vincennes/Saint-Denis.
Les images de l’inauguration de la Place Maurice Audin, le 26 mai 2004.