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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Raphaëlle Branche & Bruno Cabanes : “le passé colonial de l’armée française peut-il être donné en exemple ?”

Les deux historiens se penchent sur la signification symbolique de la décision de transférer les cendres du général Bigeard aux Invalides. Raphaëlle Branche, historienne de la guerre d'Algérie, enseigne à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut Universitaire de France.
Bruno Cabanes, historien de la première guerre mondiale, enseigne à l'Université Yale (Etats-Unis).

Le passé colonial de l’armée française peut-il être donné en exemple ?

LEMONDE.FR, le 2 décembre 2011

Comment commémorer la fin de la guerre d’Algérie ? Cette question délicate, que beaucoup se posent depuis plusieurs mois, semble avoir été résolue de la manière la plus maladroite.

Quelques jours après le 11-Novembre, le ministre de la défense a annoncé que le général Marcel Bigeard, combattant de la France libre et résistant, officier en Indochine puis en Algérie, allait entrer aux Invalides. Par cette décision exceptionnelle, il va rejoindre, dans ce panthéon militaire, une pléiade de généraux d’Empire et la plupart des Maréchaux de France de la première et de la seconde guerre mondiale.

La cérémonie interviendra sans doute en 2012. Elle s’inscrit donc, d’ores et déjà, dans le calendrier commémoratif de la guerre d’Algérie. Pour motiver cette décision du gouvernement français, on invoque le refus des autorités vietnamiennes d’accéder au dernier souhait du général défunt que ses cendres soient dispersées au-dessus du champ de bataille de Diên Biên Phu. Les Invalides, comme solution de rechange, comme sépulture de substitution : qui pourrait le croire ? La décision est si importante dans l’ordre de la symbolique militaire et nationale qu’on ne peut se satisfaire d’une telle explication.

Celui qui avait commencé sa carrière militaire par un engagement dans la Résistance, l’a prolongée par une longue campagne d’Extrême-Orient, qui s’achève dans le désastre de Diên Biên Phu et plusieurs mois de captivité. Il s’impose comme un baroudeur audacieux, doublé d’un grand chef militaire. Tout cela, nous ne l’oublions pas. En Algérie, sa renommée se trouble. Elle est associée aux pires excès de la guerre : interrogatoire sous la torture et méthodes antisubversives, qu’il enseigne et expose dans plusieurs ouvrages à grand succès. Il assume, vis-à-vis de ses hommes, l’usage de méthodes illégales. A l’époque, son nom est attaché à l’une des techniques de disparition mises en œuvre à Alger en 1957 (les « crevettes Bigeard »).

Beaucoup de familles algériennes s’en souviennent aujourd’hui : Marcel Bigeard, c’est aussi la torture. Pendant la guerre, il utilise, en toute conscience, des méthodes radicales de lutte, alors que d’autres officiers, qui furent l’honneur de l’armée française, les refusèrent. Il y a dix ans encore, quand le général Aussaresses revendique les crimes commis pendant cette guerre, le général Massu choisit au contraire d’exprimer ses regrets. Marcel Bigeard, quant à lui, reste campé dans une position de déni et de mépris.

Choisir d’honorer le général Bigeard, c’est prétendre que l’ensemble de son passé militaire peut être qualifié de glorieux – alors qu’il n’en est rien. C’est aussi laisser imaginer que les guerres de décolonisation auxquelles son nom est surtout associé n’ont été que des combats militaires. Si le général Bigeard est le héros militaire qu’on nous présente, est-ce donc que la guerre, en tout cas en Algérie, a été gagnée militairement ? Ne serait-ce pas, en effet, que la guerre a été perdue politiquement ?

Une telle présentation ignore totalement la nature de ces conflits : ces guerres avaient pour but le maintien de la présence française et elles furent conduites par d’autres moyens que le seul combat militaire. En Algérie, dimension politique et dimension militaire furent si intimement mêlées qu’il fallut au général de Gaulle et à son premier ministre Michel Debré plus de deux ans avant de pouvoir espérer reprendre aux militaires le pouvoir politique exorbitant qu’ils avaient acquis de fait sur le terrain. Une telle présentation ignore aussi que l’Algérie de 1962 n’est pas un pays en paix, mais un pays occupé militairement par une armée dont l’ennemi est bloqué hors des frontières par deux barrages électrifiés surveillés en permanence. Si c’est à ce prix que l’adversaire militaire a été vaincu, cela ne veut pas dire que les conditions de la paix ont été réunies. Le départ des troupes françaises signifie aussi la fin de la souveraineté française : l’échec est donc total. En d’autres termes, si la guerre a été perdue politiquement, ce n’est pas parce que les politiques auraient trahi la victoire militaire mais bien parce que militaires et politiques œuvraient ensemble dans un sens politique qui a peu à peu perdu toute légitimité.

En honorant Marcel Bigeard, combattant de la France libre, de l’Indochine et de l’Algérie, en l’associant aux gloires militaires de la France, le gouvernement prend le risque de dénaturer profondément la réalité historique et d’adresser aux pays d’Afrique du Nord, quelques mois après le « printemps arabe », un message brouillé et provocateur. Les historiens n’ont pas pour mission d’alimenter le tribunal de l’opinion en jugeant les hommes de guerre du passé. Mais ils sont dans leur rôle lorsqu’ils rappellent les enjeux d’une inhumation officielle aux Invalides, qui n’est pas un acte anodin, à une époque où la France entretient des relations complexes avec son passé colonial. Imagine-t-on un seul instant que les hommes et les femmes qui tomberont dans le cadre des Opérations extérieures et seront célébrés aux Invalides vont être ainsi associés à la mémoire du général Bigeard ? Est-ce vraiment cette image que l’on veut donner de la relation entre l’armée et la République dans la France d’aujourd’hui ? Est-ce l’armée de Marcel Bigeard qui doit, en 2012, être donnée en exemple ?

Raphaëlle Branche & Bruno Cabanes

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