Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale (1850-1918),
de Stéphanie Soubrier
« Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale. 1850-1918 », de Stéphanie Soubrier, CNRS Editions, 444 p., 26 €, numérique 19 €.
Présentation de l’éditeur
Popularisée en 1910 dans le cadre du projet de recrutement d’une « force noire » en Afrique occidentale, la catégorie de « race guerrière » est utilisée dans l’empire colonial français des années 1850 à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle y désigne certaines populations jugées particulièrement aptes à porter les armes, pour des raisons à la fois biologiques et culturelles : Bambara, Wolof et Toucouleurs d’Afrique de l’Ouest, Sakalava de Madagascar et habitants des hauts plateaux du Vietnam partagent ainsi le privilège discutable d’avoir été considérés par les Français comme des « soldats nés », prédisposés à exercer et à subir la violence extrême des guerres des XIXe et XXe siècles.
Menée à partir d’archives militaires, médicales et coloniales, cette étude retrace l’apparition et le développement d’une catégorie méconnue, fruit de la rencontre entre les officiers français et les populations colonisées, et mesure les conséquences concrètes et durables des stéréotypes raciaux sur la vie des individus. Elle propose ainsi une histoire nouvelle de la pensée raciale en France, attentive à ses contradictions, à ses effets pratiques et à ses mirages.
Stéphanie Soubrier est agrégée et docteure en histoire, maître-assistante à l’université de Genève
« Races guerrières », de Stéphanie Soubrier :
la fabrique de la chair à canon coloniale
par André Loez, publié par Le Monde le 29 septembre 2023. Source
Un essai important détaille les logiques d’enrôlement à l’œuvre parmi les peuples de l’empire colonial français.
Dans son plaidoyer de 1910 pour le recrutement massif de soldats africains, La Force noire, le lieutenant-colonel Charles Mangin vantait l’ardeur au combat des tirailleurs noirs, « ces primitifs pour lesquels la vie compte si peu et dont le jeune sang bouillonne avec tant d’ardeur et comme avide de se répandre ». Une telle évocation relève évidemment du racisme colonial, sous sa forme la plus extrême et la plus banale à la fois. Bien des ouvrages d’histoire se contenteraient d’en déconstruire le stéréotype. Stéphanie Soubrier, dans Races guerrières, en fait le point de départ d’une recherche plus ample, qui déjoue sans cesse les fausses évidences.
Ce livre important montre en effet que le lien entre « race » et qualités belliqueuses ne fut jamais une catégorie de classement homogène en contexte colonial. Les officiers français, qui s’improvisaient ethnologues pour souligner la vigueur physique des Toucouleurs ou la docilité des Bambaras recrutés au Sénégal depuis la fin des années 1850, étaient en réalité parfaitement incapables de distinguer des populations qui, au vrai, ne répondaient à aucun critère univoque de délimitation.
Surtout, l’historienne souligne quelles logiques sociales contredisaient en pratique ces classifications hasardeuses. L’armée française, par exemple, ne put jamais compter sur un vivier de volontaires africains suffisant pour se permettre de promouvoir ceux qu’on imaginait plus « guerriers ». Les militaires finirent par adopter un regard tautologique sur leurs troupiers : les « races guerrières » étaient celles qui faisaient la guerre sous l’uniforme français.
Stupéfiantes contradictions
Des failles plus profondes minaient également cette notion, comme le démontre un détour éclairant par d’autres territoires. Car si l’expression « races guerrières » connut tant de succès, c’est qu’elle semblait ordonner l’empire à différentes échelles. En triant au sein des populations d’Afrique de l’Ouest, foyer principal du recrutement, mais aussi en distinguant celles-ci des races « non guerrières » d’Afrique équatoriale, supposément chétives et affaiblies par le climat et la forêt. Et, plus largement, en séparant les Africains pensés comme vigoureux des Asiatiques jugés fourbes ou efféminés. Là encore, Stéphanie Soubrier révèle de stupéfiantes contradictions. Certains peuples d’Indochine ou du Congo résistant farouchement à la conquête française furent considérés comme « non guerriers ». Les officiers révélaient par là qu’en classant les « races » ils songeaient bien davantage à la possibilité de les enrôler sans encombre qu’aux attributs martiaux des différents groupes.
Artificielle et inefficace, la notion de « races guerrières » constitue ainsi un observatoire précieux pour saisir certains éléments-clés de la colonisation française, en particulier son articulation au souvenir de la défaite de 1870 contre la Prusse : la prétendue férocité des soldats africains pouvait contrebalancer l’angoissante impression de faiblesse qui en avait découlé. L’ouvrage se clôt sur la Grande Guerre, révélant l’effet inégalement meurtrier de la racialisation des affectations, puisque les Indochinois sont majoritairement envoyés à l’arrière, et les tirailleurs africains au feu. L’imaginaire colonial est inséparable d’un coût humain : telle est l’une des grandes leçons du livre.
Aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, un entretien intitulé : « Les représentations raciales dans l’histoire. Enquête sur les “races guerrières” » aura lieu samedi 7 octobre, à l’Hôtel de ville, à 9h30, avec Stéphanie Soubrier, Sylvain Venayre et Etienne Augris.