une première réponse par Maxime Rodinson1
Maxime Rodinson, un éminent orientaliste, a tenté de répondre à cette question dans l’introduction à son ouvrage Peuple juif ou Problème juif ?. Il dépeint les quatre groupes distincts que recouvre le terme « juif ». D’abord, les fidèles d’une religion nettement définie – on dit « juif » comme on dirait « musulman » ou « chrétien ». Un deuxième groupe est constitué par les descendants des membres de cette religion qui sont désormais athées ou déistes mais se considèrent comme appartenant à une sorte de » communauté ethnico-nationale « , voire à un peuple. La troisième catégorie est formée par ceux qui ont rejeté les liens aussi bien religieux que communautaires, mais que les autres considèrent, au moins à certains moments, comme juifs. Dernière catégorie, la plus insolite, celle que l’écrivain Roger Peyrefitte baptisait joliment » juifs inconnus », ceux dont l’ascendance juive est ignorée par les autres et par eux-mêmes.
les différents sens du mot, par Alain Gresh et Dominique Vidal2
Nom (ou adjectif) dont la seule définition fait l’objet, depuis longtemps, de débats très complexes, tant sont nombreuses et souvent contradictoires les conceptions de la » judéité « . À la question : » Qu’est-ce qu’un Juif ? » les réponses sont en effet diverses. De longues polémiques se sont naturellement développées, sur ce thème, en Israël. La » Loi du retour « , adoptée dès 1950, stipule que » chaque Juif a le droit de venir en Israël « . Ce droit a été complété par la » loi sur la nationalité « , votée en 1952, qui accorde automatiquement la nationalité israélienne à tout immigrant profitant de la loi du retour, donc juif. Mais qui considère-t-on comme tel ? » Quiconque est né de mère juive ou s’est converti au judaïsme « , répond le droit talmudique, et les ultra-orthodoxes exigent que les convertis en question l’aient été conformément à la conception la plus rigoureuse de la loi juive.
Plusieurs affaires célèbres firent rebondir l’aspect juridique de cette interrogation. Ainsi le cas de Daniel Rufeisen, Juif polonais converti au catholicisme, qui demanda au ministère de l’Intérieur son inscription au registre de la population israélienne comme catholique à la rubrique » religion « , mais comme Juif à la rubrique » ethnie » : le ministère de l’Intérieur, puis la Cour suprême à laquelle il fit appel lui refusèrent en 1962 le droit au retour, considérant que sa conversion en faisait un non-Juif. En revanche, en 1970, Benjamin Shalit, dont la femme n’était pas juive, obtint l’inscription de leurs enfants comme Juifs à la rubrique » ethnie » de l’état-civil. Suite à ces affaires, les partis religieux imposèrent une modification de l’article 4 (b) de la Loi du retour : » Est considéré comme Juif, précise le texte définitif, celui qui est né de mère juive ou qui s’est converti au judaïsme et qui n’appartient pas à une autre religion. » Entre religion et ethnie, l’ambiguïté, on le voit, demeure…
Le critère religieux est assurément indiscutable. Première grande religion monothéiste, le culte mosaïque, avec ses textes sacrés, son droit et ses rites, unit à travers le monde des millions de fidèles. Son poids est d’autant plus grand que, après la Dispersion, c’est la foi religieuse qui » entretint l’idée de la survie du peuple hors des formes politiques étatiques de l’existence nationale » (Ilan Halevi). Mais la religion juive, comme nombre d’autres, n’a pas été épargnée, en Israël et surtout dans le monde, par le phénomène de désaffection propre aux temps modernes. Beaucoup de ceux qu’on dit – ou qui se disent – juifs sont athées. D’autres, encore plus nombreux, bien qu’apparemment attachés à leur croyance, ne la pratiquent pas. À l’exception des plus grandes fêtes, les synagogues ne sont guère plus fréquentées que les églises ou les temples. La religion ne constitue donc pas une référence suffisante pour englober tous les Juifs.
L’origine commune supposée – les Hébreux – n’est pas plus probante. Dans la Palestine antique, il est vrai que, pour utiliser les termes de Maxime Rodinson (Peuple juif ou problème juif ?), un » groupe juif de type national » s’était formé. Mais l’effondrement des royaumes juifs sous les coups successifs des Assyriens et des Babyloniens, la colonisation romaine, et surtout l’écrasement de la révolte de Bar Kokhba, en 135 ap. J.-C., le dispersèrent. Tandis qu’un petit noyau demeurait en Terre sainte, le gros des populations juives s’éparpillaient tout autour de la Méditerranée, souvent en s’assimilant à leurs pays d’accueil. D’autres, profondément imprégnés de leur identité, parvinrent même à convertir, parfois massivement, leurs hôtes. Ainsi les travaux des historiens indiquent-ils que, contrairement à la thèse selon laquelle la religion juive n’est pas prosélyte – on ne peut pas, dit-elle, » adhérer » à un » peuple élu » -, l’État juif d’Arabie du Sud, au VIe siècle, ou bien encore l’État juif des Khazars en Russie du Sud-Ouest, au VIIIe siècle, se constituèrent par le ralliement des souverains et de leurs sujets. Arthur Koestler, dans La Treizième Tribu, affirme ainsi que la plupart des Juifs d’Europe centrale descendent des Khazars, donc de Turco-Mongols convertis puis dispersés en terre slave… Il en alla de même en Afrique du Nord, en Espagne, en Gaule, en Germanie, en Asie, etc. Les Juifs d’aujourd’hui n’ont donc, vraisemblablement, aucune filiation avec les Hébreux : » Notre espérance de deux mille ans n’est pas perdue de retourner au pays de nos pères, terre de Sion, Jérusalem « , n’en affirme pas moins l’hymne de la Hatikvah.
C’est dire, du même coup, combien l’appel au concept de » race » relève à la fois de l’ignoble et de l’absurde. La vieille anecdote du Juif français parti en Chine pour y retrouver ses » frères » répond, sur le mode de l’humour, à cette pseudo-théorie. Arrivé enfin à Shanghai, notre homme, dans une ruelle obscure, découvre la synagogue, et y pénètre. Les Juifs chinois, qui y prient, d’abord étonnés, se font peu à peu menaçants. Alors il leur crie : » Mais je suis juif, comme vous. » Et eux, lui montrant leurs yeux bridés, de rétorquer : » Mais tu n’as pas le type ! » Une simple visite en Israël convaincra d’ailleurs le plus dubitatif des lecteurs de l’extraordinaire diversité des » types » juifs, aussi vaste que celle des peuples des quelque cent cinquante pays dont sont issus les Israéliens…
Le concept même de » peuple juif » est, à cet égard, pour le moins discutable. À défaut d’une réalité ethnique et sachant que l’angle religieux s’avère restrictif, sur quels éléments s’appuierait-il ? S’il est exact que les Juifs d’Europe centrale et orientale formaient, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une sorte de minorité nationale cohérente (territoire, langue, culture, organisations, revendications) – Ilan Halevi, dans Question juive, parle à ce sujet de » conditions matérielles de l’existence nationalitaire « , reprenant le docteur Zvi Graetz qui, dans son Histoire des Juifs, montre comment les conditions de la Pologne, par exemple, » ont amené les Juifs à vivre comme un État dans l’État, avec leurs institutions religieuses, administratives et juridiques particulières » -, ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le schtetl, la » petite ville » juive d’Europe centrale, a disparu dans les fours crématoires après avoir subi les pogroms. Dispersés dans des dizaines de pays, les Juifs d’après le génocide ne parlent plus, dans leur majorité, ni l’hébreu, ni le yiddish, ni le judéo-espagnol, et leurs convergences culturelles sont des plus réduites. L’assimilation lancée, en grand, à l’Ouest, au XIXe siècle, a repris son cours.
Cette assimilation ne s’est cependant pas réaffirmée également, après le génocide, d’un pays à l’autre. Les États-Unis, avec leur puissant lobby juif, et la France, avec sa communauté très enracinée dans la population, offrent deux exemples extrêmes. » On peut être juif américain, mais on est français juif « , note Richard Marienstras (Être un peuple en diaspora). Et d’expliquer que, dans notre pays, » le prestige de la Révolution française était tel qu’on n’envisageait pas, pour les millions de Juifs yiddishophones d’Europe orientale, d’autre destin souhaitable que l’assimilation. Très vite, les Juifs français se donnèrent en exemple au monde, et la valeur de cet exemple ne fut pas diminuée pour eux après l’affaire Dreyfus. La « solution » de la « question juive » devait être l’intégration. Ils rejetèrent donc avec véhémence toute reconnaissance des dimensions nationales ou nationalitaires de l’existence juive. » Et l’on connaît cette lettre dans laquelle Léon Blum, en 1950, s’associe à l' » effort admirable » d’Israël qui » assure désormais une patrie digne de tous les Juifs qui n’ont pas eu comme moi la bonne fortune de la trouver dans leur pays natal. » Fin 1991, dans leur étude sur La République et le Talmud, Frank Eskenazi et Édouard Waintrop notent que » phénomène plus profond, l’assimilation demeure la toile de fond sur laquelle se dessine une nouvelle revendication communautaire « . Qu’elle soit religieuse – souvent ultra-orthodoxe – ou historique – la mémoire retrouvée du génocide et de Vichy – ou encore culturelle – autour des penseurs et créateurs affichant leur judéité -, cette affirmation demeure néanmoins minoritaire. Les sondages l’attestent : la grande majorité des Français d’origine juive n’y prennent aucune part, récusent le concept de communauté et refusent a fortiori d’y être englobés…
Même assimilés, les Juifs, pourtant, existent. Soit qu’ils soient désignés comme tels : » C’est l’antisémite qui crée le Juif « , affirmait Jean-Paul Sartre. Soit qu’ils aient conscience de l’être. Selon nous, » est juif celui qui se sent juif « , pour les raisons qui sont les siennes. Pour beaucoup, une longue histoire de persécutions qui culminèrent avec le génocide, dont même les Juifs les plus » assimilés » conservent, qu’ils en aient été ou non directement victimes, le souvenir tragique. La condition de l’homme juif, explique André Neher dans Existence juive, est » celle de l’homme persécuté « . Pour certains, on l’a vu, une même foi, avec les modes de vie qu’elle implique encore, à des degrés divers, y compris une connaissance minimale de l’hébreu – en France, un tiers des Juifs se déclarent religieux, dont moins de la moitié sont pratiquants, seuls 5 % respectant les principales obligations religieuses (mitzvot). Pour d’autres aussi, la pratique d’une des langues juives de la Diaspora, l’insertion dans une des cultures juives – elles-mêmes très variées. Pour bien des Juifs également, un certain rapport à l’État d’Israël, que, sans désirer s’y installer – c’est le grand échec du sionisme que de n’avoir attiré en Israël qu’un Juif sur trois – et sans même soutenir nécessairement la politique qu’il mène, ils considèrent néanmoins comme un dernier refuge » au cas où « .
L’identité juive, en cette fin de XXe siècle, puise sans doute surtout à ces quatre sources, que même l’assimilation n’a pas complètement taries. Il n’empêche : comme le note Richard Marienstras (postface à Se choisir juif, de Jean Liberman), » la notion même de peuple juif est devenue, après la Shoah, problématique. En cette fin de millénaire, il n’y a pas de continuité historique véritable (malgré les idéologues juifs qui affirment le contraire) entre les judaïcités détruites irrémédiablement par la guerre, le peuple d’Israël et les juifs vivant dans les diasporas française, anglaise, américaine, argentine… »
» Je l’envie, écrit Maxime Rodinson d’un de ses plus virulents critiques, d’avoir trouvé du premier coup les définitions et les mots qui s’imposaient pour désigner une unité qui rassemblerait à la fois le roi David, Einstein, Jésus de Nazareth, Maimonide, Moses Mendelssohn, Karl Marx, Menahem Begin, Jacques Offenbach, Benjamin Disraeli, Michel Debré, Tristan Bernard, etc., sans oublier lui-même et moi-même… »
pour Georges Perec3
Je ne sais pas précisément ce que c’est
qu’être juif, ce que ça me fait que d’être juif. C’est une évidence, si l’on veut, mais une évidence médiocre, une marque, mais une marque qui ne me rattache à rien de précis, à rien de concret: ce n’est pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à une culture, à un folklore, à une histoire, à un destin, à une langue. Ce serait plutôt une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude : une certitude inquiète derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu’au hasard et qu’à l’exil. Mes grands-parents ou mes parents auraient pu émigrer en Argentine, aux États-Unis, en Palestine, en Australie ; j’aurais pu naître, comme des cousins proches ou lointains, à Haïfa, à Baltimore, à Vancouver, mais dans l’éventail à peu près illimité de ces possibles, une seule chose m’était précisément interdite, celle de naître dans le pays de mes ancêtres, en Pologne, à Lubartow, à Pulawy ou à Varsovie, et d’y grandir dans la continuité d’une tradition, d’une langue, d’une appartenance.
Je suis né en France, je suis français, je porte un prénom français, Georges, un nom français, presque : Perec. La différence est minuscule: il n’y a pas d’accent aigu sur le premier e de mon nom, parce que Perec est la graphie polonaise de Peretz. Si j’étais né en Pologne, je me serais appelé, mettons, Mordechai Perec, et tout le monde aurait su que j’étais juif. Mais je ne suis pas né en Pologne, heureusement pour moi, et j’ai un nom presque breton, que tout le monde orthographie Pérec ou Perrec : mon nom ne s’écrit pas exactement comme il se prononce.
- Source : Israël, Palestine, Vérités sur un conflit par Alain Gresh, Fayard éd., page 59.
- Extrait de l’ouvrage Les 100 Portes du Proche-Orient, par Alain Gresh et Dominique Vidal, (éd. de l’Atelier).
- Extrait de Je suis né de Georges Perec, édition du Seuil, novembre 1990, page 95.
Ce texte se trouve également dans le très bel ouvrage Récits d’Ellis Island de Georges Perec avec Robert Bober, P.O.L. éditeur, 1994, page 58.