Bernard Lugan,
le « Monsieur Afrique » d’Éric Zemmour
Par Alain Ruscio
Bernard Lugan se présente comme africaniste. Il est effectivement universitaire. À Lyon III, c’est-à-dire la seule Université française qui ait fait l’objet d’une enquête « sur le racisme et le négationnisme », rapport concluant que certains de ses enseignants tombaient sous le coup de cette condamnation1. Il est en effet en bonne compagnie, aux côtés de Jacques Marlaud, ancien journaliste de La Voix de l’Afrique du Sud (alors organe défenseur de l’Apartheid) et de Bruno Gollnisch, figure historique du Front national, longtemps bras droit de Jean-Marie Le Pen.
Avant toute chose, pour la clarté, une affirmation : Lugan est avant tout un homme d’extrême droite.
Il fut durant son adolescence membre de l’Action française, groupuscule monarchiste et réactionnaire. Erreur de jeunesse ? Non pas. Il a toujours affiché – il a au moins ce mérite – ses opinions. Il a longtemps tenu la rubrique « L’Histoire à l’endroit » de l’hebdomadaire fascisant Minute, y adoptant les positions les plus outrancières. Il y fustigea par exemple la « populace » qui avait pris la Bastille, taxant le 14 juillet d’« anniversaire de guerre civile ». Cette triste Révolution fut causée… par le manque de fermeté des autorités des autorités parisiennes ce 14 juillet : « La révolution française eût pu s’achever à ce moment, mais les ordres d’entrer dans Paris canon en tête pour y rétablir l’ordre ne furent pas donnés »2 . Traduction : quelques coups de canon contre cette « populace » et nous aurions encore le bonheur de vivre sous la protection bienveillante d’un roi. Lugan y fit également allégeance à Charles Maurras, « grand » penseur de l’antisémitisme, qui n’avait eu à ses yeux pour seul tort que de dénoncer « l’inanité des principes de la démocratie française et le mortel héritage intellectuel laissé par la révolution de 1789 (…). Il a cristallisé les haines, été mis deux fois en prison pour avoir eu raison, vu sa pensée déformée, son nom traîné dans la boue. Son crime : il aimait passionnément la France… ». Ouvrons une parenthèse : ce Maurras aimait tellement la France qu’il s’est vautré dans la collaboration pro-nazie, ce qui lui valut d’être frappé d’indignité nationale à la Libération. Reprenons la citation : « … qu’il voulait arracher aux cosmopolites qui la gouvernaient alors, qu’ils fussent maçons, dreyfusards, démocrates-chrétiens, socialistes ou communistes »3. On retrouve sa signature dans d’autres périodiques d’extrême droite comme Présent, hebdo du Front national, et Identité (ancien Dr de publication : Bruno Mégret ; collaborateurs : Pierre Durand, Pierre Sergent, Bruno Gollnisch, Pierre Vial, Bernard Antony, Jean-Claude Martinez… tous intellectuels de choix de la nébuleuse de l’extrême droite)4.
Il y a une quinzaine d’années, il avait participé à la rédaction d’un Agenda nationaliste, vendu à la Fête du Front national, qui avait fait quelque bruit. Cet opuscule invitait ses lecteurs à célébrer chaque jour une joyeuseté de la saga fascisante : la fondation de Je suis partout, l’avènement des régimes hitlérien et franquiste, la tentative d’assassinat de De Gaulle… Préfacé par Léon Degrelle, l’ancien chef des milices rexistes belges pro-nazies, cet Agenda comptait parmi ses autres co-signataires l’ex-milicien François Brigneau, le colonel Argoud, les néo-fascistes Alain Sanders et Jean-Gilles Milliarakis, etc.5. Minute du 9 octobre 1991 en faisait la publicité avec l’appel suivant : « Les événements nationalistes du passé et les hommes qui y ont participé rythmeront quotidiennement votre année (365 événements / 53 biographies ».
Lugan joignit le geste à la parole. Les habitants de Martel, dans le Lot, se souviennent peut-être encore de l’invasion de leur village, en 1991, par les organisateurs d’un « Rassemblement de la piété française ». Lugan, à leur tête, avait couvert de son autorité d’historien la théorie de ces illuminés qui prétendaient que le célèbre Charles du même nom n’avait pas arrêté les Arabes à Poitiers… 6
En 2018, il a intégré le « Conseil national de la résistance européenne », collectif qui regroupe des partisans de la thèse du Grand remplacement, soutenue par Renaud Camus, et rendue (tristement) célèbre par Eric Zemmour.
Passons au Lugan africaniste. Ou dit tel.
Et commençons par un immense éclat de rire : Lugan connaît tellement l’Afrique qu’il se présente, sur une vidéo, dans un fauteuil, sur fond de… lion empaillé. Comme au bon vieux temps des colonies, quand le blanc tenait le fusil et les boys noirs étaient porteurs.
Cet étonnant spécialiste a le sens de la mise en scène : « M. Lugan paraît, chaque Mardi Gras devant ses étudiants de première année, déguisé en “colon”, coiffé d’un casque et muni d’un fouet » a affirmé Le Monde, le 2 avril 19937, sans jamais avoir été démenti. Au moins Lugan a-t-il pénétré l’essence du colonialisme : le casque et le fouet des dominants…
Passons.
En lisant la prose de cet homme, on a la nette impression de se replonger dans la littérature pro-coloniale de l’apogée, mettons lors de l’Exposition coloniale de 1931. Dans ses nombreux ouvrages, dans sa revue au titre un peu – beaucoup – maurassien, L’Afrique réelle, sur les ondes de Radio Courtoisie, naguère devant les élèves de l’Institut de formation nationale de la municipalité lepéniste de Toulon, il assène avec aplomb les plus énormes inexactitudes, il soutient des thèses que les plus réactionnaires de ses collègues n’oseraient même pas – même plus – imaginer.
La thèse centrale qu’il défend est que la seule, la « grande réalité africaine » est « l’ethnisme »8. Ce continent est traversé depuis des temps immémoriaux par les rivalités tribales. Prenant, en 1989, l’exemple des Tutsi et des Hutu, il ironise sur ceux qui nient cette évidence : « L’appartenance à ces groupes était héréditaire et irréversible. Elle était déterminée comme le sexe d’un enfant, car elle était ethnico-raciale avant d’être sociale »9. Conclusion logique : si l’on avait laissé faire la nature, l’extinction des ethnies les plus faibles était inéluctable : « Seul un darwinisme ethnique (cette expression n’est à prendre que comme une formule) aurait peut-être pu permettre, par la sélection naturelle des plus aptes, des plus volontaires, comme dans toute l’histoire de l’humanité, l’apparition de noyaux pré-étatiques autour des peuples dominants ». Mais l’imbécillité occidentale, en favorisant « le culte contemporain des droits de l’homme », a « favorisé les ethnies condamnées, les populations les plus faibles, les tribus jusque là dominées »10. Jamais, dans ces conditions, l’Afrique précoloniale n’a été capable de constituer des États viables. Le passé éclairant le présent, les malheurs de l’Afrique dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe sont ainsi facilement expliqués.
L’autre thèse, sous-jacente, jamais exprimée publiquement, car elle pourrait tomber sous le coup de la loi interdisant l’expression d’opinions racistes, est celle de l’infériorité naturelle des habitants de ce continent africain. Sous une forme moderne, Lugan ravive la vieille rengaine de l’incapacité de l’Africain à accepter toute rationalité qui a tant servi de justification à la présence coloniale. Lucien Lévy-Bruhl appelait cela « mentalité pré-logique » (mais il y a un siècle !) ; il est vrai que Sarkozy lui a redonné une nouvelle jeunesse. Citation de Lugan : « Les problèmes actuels ne viendraient-ils pas de l’immobilisme des hommes, de leur incapacité à concevoir l’innovation ? Depuis qu’ils connaissent l’agriculture, les Noirs d’Afrique cultivent à la main. Ils n’ont jamais eu l’idée de recourir à la charrue qui permet de meilleurs rendements »11. « L’Afrique noire, écrit-il dans un autre ouvrage, a en effet toujours été un continent récepteur et non concepteur. Aucune des inventions ayant permis le progrès de l’humanité n’en est sortie »12. À l’approximation historique, Lugan joint la plus sinistre hypocrisie lorsqu’il conclut : « Doit-on rechercher dans cette réalité historique une raison de ses maux actuels ? »9. On sent bien qu’il connaît la réponse, qu’elle lui brûle la plume, mais qu’il ne peut l’exprimer publiquement… Après son affirmation sur l’absence de charrues dans l’Afrique précoloniale, Lugan poursuit : « De quelle ténacité les administrateurs coloniaux n’ont-ils pas fait preuve pour tenter d’introduire cette nouveauté ? En vain ; aujourd’hui, dans les pays du Sahel, le pourcentage des céréales cultivées à la charrue est de l’ordre de 4 à 6 % » 11. Que l’achat d’une charrue soit hors de portée pécuniaire de la majorité des Africains échappe à l’analyse de ce « grand spécialiste ».
Heureusement, l’homme blanc, pourvu, lui, de la mentalité logique, vint. Et tout s’éclaira. Durant un peu moins d’un siècle, les malheurs de ce continent naguère maudit cessèrent. Lorsque Lugan fait un bilan de la colonisation européenne, ce n’est pas à la notion de globalement positif qu’il a recours. C’est à celle de totalement positif. Pas d’ombre au tableau : « La colonisation, dit-il lors d’un célèbre Colloque du Club de l’Horloge, fut une parenthèse brève mais positive – et pourquoi pas heureuse ? – pour les populations d’Afrique : le gendarme assurait la paix ; le médecin soignait les corps ; l’instituteur transmettait son savoir ; le colon fournissait du travail ; le juge protégeait de l’arbitraire ; l’administrateur ne laissait pas les disettes saisonnières se transformer en famines »13. Nous avons laissé l’Afrique « sur pied » au moment des indépendances. « Elle a dilapidé son héritage. Ce n’est plus notre problème »12. La poursuite, sous des formes modernes, du pillage de ce continent par l’Occident, ce n’est pas son problème.
Lugan franchit un pas en dénonçant la colonisation… pour ses excès d’humanisme. Lisez : « Par dizaines de milliers, nous avons envoyé les meilleurs des nôtres mourir des fièvres sur le continent noir afin d’y soigner les populations. Erreur colossale. La démentielle surpopulation africaine qui achève de détruire le continent est une conséquence directe de la colonisation »14. Pis : nous persistons dans cette « erreur colossale ». Logique avec lui-même, Lugan plaide donc pour la cessation de l’aide à l’Afrique sinistrée au nom… du retour à la loi des équilibres naturels : « La première chose à faire – et cela devient de plus en plus urgent – est de retirer certaines ONG d’Afrique, car leur action parfois admirable dans la réalité a des effets terriblement pervers. Soulageant la misère, elles prolongent d’autant les guerres car elles permettent à ceux qui en définitive seront vaincus de résister plus longtemps… »15. Ah ! le brave homme, le grand humaniste, qui proclame : pour sauver l’Afrique, laissons mourir les Africains…
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le seul pays subsaharien du continent qui trouva grâce naguère aux yeux de Lugan fut l’Afrique du Sud de l’Apartheid. L’histoire de ce pays, qu’il publie en 1986, avant donc la chute du système raciste, a dû réjouir plus d’un Afrikaner, du côté de Pretoria. Avec des formules érudites, il justifiait en tout le régime : thèse de la prééminence de la présence blanche sur au moins une moitié du territoire ; affirmation péremptoire de l’absence d’unité du peuple noir (« Il n’existe pas en Afrique du Sud de peuple noir, mais des nations noires séparées par la langue, la culture et l’histoire ») etc16. La chute de l’Apartheid a dû le laisser bien triste. Est-ce pour cela qu’il a créé, en 1992, le Comité pour un Etat libre en Afrique du Sud (CELAS)17, aux côtés notamment du colonel Bernard Moinet, ancien d’Indochine et d’Algérie, lui aussi lié à la tendance intégriste catholique18 ?
D’où vient que Lugan soit le seul africaniste à défendre ces thèses ? L’historien de Lyon III utilise en abondance la thématique du complot, si chère à l’extrême droite : il est victime de « l’assaut permanent de la contre-Histoire » mis en place par « la coterie tiers-mondiste qui contrôle les études africaines en France » entendez tous les universitaires qui ne sont pas à sa droite, c’est-à-dire… tous les universitaires. Il s’en prend particulièrement à Catherine Coquery-Vidrovitch, avec un mépris non masqué, ce qui est un honneur pour notre collègue.
Le candidat raciste à l’éléction présidentielle de 2022 ne s’y est pas trompé : Bernard Lugan est devenu officiellement son « conseiller Afrique »19. Il y a là une certaine logique : Zemmour, épinglé par tous les historiens sérieux pour ses approximations, erreurs et mensonges, ne pouvait que choisir un compère en falsifications. Avec de tels « conseils », l’Afrique connaitrait des heures terribles si par malheur « Monsieur Z » entrait à l’Élysée. Mais, même dans le cas contraire, cette lugano-zemmourisation est un sinistre signal.
Ce texte est la reprise d’un portrait publié dans « Les guerres coloniales sont-elles finies ? L’activité mémorielle des réactionnaires, nostalgériques, anciens OAS, militants d’extrême-droite… », extrait de : Histoire de la Colonisation. Réhabilitations, Falsifications, Instrumentalisations, Ouvrage collectif sous la direction de Sébastien Jahan et Alain Ruscio, Paris, Ed. Les Indes Savantes, 2007. Compléments d’information : mars 2022
Lire aussi sur AfriqueXXI, cet article qui montre que Bernard Lugan est une référence pour nombre d’officiers de l’armée française :
- Henry Rousso (dir.), Commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean-Moulin Lyon III : Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale, 15 septembre 2004, 263 p.
- « 14 juillet, l’anniversaire sanglant », Minute, 10 juillet 1991.
- « Maurras le grand », Minute, 16 février 1991
- Lugan est le principal expert appelé à la rescousse dans le n° spécial que ce périodique consacre au colonialisme au printemps-été 1994. Titre de sa contribution : « Décolonisation : un cadeau empoisonné »
- Paris, Ed. de l’Iceberg, 1991. Voir Le Monde, 18 octobre 1991 : « Vendu à la fête du Front national, un Agenda nationaliste célèbre Hitler et Mussolini ».
- Voir le site animé par Didier Daeninckx, www.amnistia.net
- « Incidents avec l’extrême droite à l’université Lyon-III Le » folklore » de Bernard Lugan »
- Afrique, l’Histoire à l’endroit, Paris, Perrin, Coll. Vérités et Légendes, 1989
- Id
- Afrique. De la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, Paris, Ed. Christian de Bartillat, 1995.
- L’Histoire à l’endroit, op. cit.
- De la colonisation philanthropique… , op. cit
- « Le vrai bilan de la colonisation en Afrique », in Michel Leroy et le Club de l’Horloge, L’Occident sans complexes, Paris, Carrère, 1987.
- Entretien avec la Nouvelle revue d’Histoire, n° 21, novembre-décembre 2005.
- De la colonisation philanthropique… , op. cit.
- Histoire de l’Afrique du Sud (de l’Antiquité à nos jours), Paris, Perrin, Coll. Vérités et légendes, 1986.
- Voir Celsius, mars 1992.
- Voir son interview à Chrétienté-Solidarité, juillet-août 1989.
- https://lejournaldelafrique.com/qui-est-bernard-lugan-le-monsieur-afrique-deric-zemmour/