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Édition du 1er au 15 février 2025

Quelle(s) langue(s)parlait Toussaint Louverture ? La Fondation pour la mémoire de l’esclavage corrige Emmanuel Macron

Inaugurant le 30 octobre 2023 la Cité de la langue française à Villers-Cotterêts, Emmanuel Macron a déclaré que « tous les grands discours de décolonisation [ont été] pensés, écrits et dits en français », et il a pris l’exemple inexact de Toussaint Louverture, affirmant aussi par erreur qu’il avait été « émancipé par la République », alors qu’il était déjà libre en 1776. Quelle langue ce dernier parlait et écrivait-il ? Dans un fil sur X (ex-Twitter) que nous reproduisons ici, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) a apporté une réponse synthétique à cette question complexe, fondée notamment sur un article de Philippe R. Girard dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, auquel nous renvoyons. Toussaint Louverture parlait trois langues : l’ewe-fon de ses ancêtres déportés depuis le Bénin, le français colonial, et le créole sans lequel il n’aurait pu se faire comprendre de ses hommes. C’était aussi la situation de bien des provinces de France où les langues régionales étaient davantage parlées que le français.

Toussaint Louverture et la langue française

par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Source

Si Toussaint Louverture n’a effectivement jamais été émancipé par la République, puisqu’il était libre depuis 15 ans quand il prit les armes en 1791 pour combattre avec les esclaves révoltés, son rapport à la langue reflète la complexité de Saint-Domingue à cette époque.

Rappelons tout d’abord que, en 1791, 90% des habitants de St-Domingue sont esclaves, et parmi ceux-ci, une majorité sont « bossales », c’est-à-dire nés en Afrique, déportés par la traite. Leur langue maternelle était donc l’une des nombreuses langues alors parlées en Afrique.

Les colons d’origine européennes (« blancs », comme ils s’appellent eux-mêmes), parlent français. Mais ils ne sont que 5% de la population, autant que les libres de couleurs, qui parlent aussi français.

La vraie langue de la colonie, celle que parlent tous ses habitants, c’est le créole.

Dans sa vie, Toussaint Louverture parla ainsi trois langues : l’ewe-fon de ses ancêtres [du Bénin], le français colonial, et le créole sans lequel il n’aurait pu se faire comprendre de ses hommes.

Le créole était une langue essentiellement orale. Mais parce qu’il était compris de toutes et tous, il a été été utilisé par la République pour faire connaître des textes particulièrement importants, comme la proclamation d’abolition de l’esclavage de Sonthonax, en 1793.


Et Toussaint ? Ses écrits sont pour la plupart rédigés par des secrétaires européens qui prenaient ses paroles à la dictée, peut-être en créole, qu’ils rétablissaient ensuite en français. Mais on connaît quelques textes de lui en créole, comme celui-ci.


Mais clairement, Toussaint voulait parler français (et que ses fils le parlent – il les envoya à l’école en métropole). Les quelques textes manuscrits de sa main qu’on possède montrent qu’il l’écrivait phonétiquement, et cette orthographe personnelle est émouvante à lire.


Qu’en conclure ? Que la volonté de Toussaint de parler français montrait certainement son attachement à la France. Mais aussi que cette volonté était celle d’un homme qui s’était élevé jusqu’à l’élite, dans un territoire où la langue la plus parlée n’était pas le français, mais le créole.

Ce qui n’a rien d’étonnant pour le début du 19e siècle : c’était aussi la situation dans bien des provinces de France, où les langues régionales étaient les plus parlées.


Quelle langue parlait Toussaint Louverture ?

Le mémoire du fort de Joux et les origines du kreyòl haïtien
(extrait)


par Philippe R. Girard, publié dans Annales. Histoire, Sciences Sociales. 2013/1

Au cours des trois dernières décennies, notre connaissance de la révolution haïtienne a beaucoup progressé, mais un problème demeure : celui des sources. Les planteurs et négociants blancs, les libres de couleur, les administrateurs coloniaux et les philosophes et hommes politiques métropolitains nous ont laissé une masse documentaire impressionnante. Les anciens esclaves cependant, à savoir 90 % de la population de Saint-Domingue (Haïti), sont largement absents des archives. On connaît mieux les principaux révolutionnaires noirs promus au rang de généraux pendant la révolution, mais leur correspondance, certes abondante, fut généralement rédigée par des secrétaires et le français ampoulé de leurs lettres n’avait probablement rien à voir avec le langage qu’ils employaient dans la vie courante. S’ils ne sont pas totalement muets, ces généraux ne parlent plus aujourd’hui que par le biais d’interprètes.

L’objectif de cet article est de donner enfin une voix aux révolutionnaires domingois – et notamment au plus célèbre d’entre eux, Toussaint Louverture – en utilisant les rares documents écrits de leur main pour reconstituer leur manière de parler. Cette démarche est d’un intérêt à la fois linguistique et historique. Elle permet de faire progresser notre connaissance de la culture orale de l’Haïti coloniale, notamment en ce qui concerne le français populaire et le kreyòl. En montrant à quel point Louverture utilisait le langage pour se différencier des masses laborieuses noires et se rapprocher du modèle métropolitain, ses préférences linguistiques viennent en outre nourrir un débat historique d’importance : était-il un rebelle prônant l’égalité raciale et l’indépendance, comme le veut la tradition, ou plutôt un « héritier de l’Ancien Régime », pour reprendre la formule de Pierre Pluchon  [1]

Lire cet article sur Cairn.info

[1] Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1989, p. 554.

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