« Nuit et Brouillard est d’abord un film sur le phénomène concentrationnaire tel que les déportés des camps de Dachau et de Buchenwald ont pu en rapporter l’expérience. L’auteur du commentaire, Jean Cayrol, en était lui-même un rescapé. Le film montre bien les chambres à gaz d’Auschwitz mais gomme la spécificité du génocide juif. L’œuvre d’Alain Resnais se situe dans cette première période de la mémoire de la déportation, où le choc de l’ouverture des camps est proche mais où l’on distingue encore mal l’ampleur et la diversité du phénomène. […]
« En trente minutes, l’essentiel est dit : l’horreur du meurtre de masse, la survie et la mort, le temps qui passe et l’enjeu de la mémoire. »
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Nuit et Brouillard fut commandé à Alain Resnais par le Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale pour le dixième anniversaire de la libération des camps de concentration.
Le film, admirable, n’obtint son visa d’exploitation qu’au prix d’une altération d’un document photographique de 1941 qui montrait un gendarme français au camp de détention Pithiviers – où étaient rassemblés de futurs déportés.
Lors de la réunion de la commission de contrôle un représentant du Ministère de la Guerre a demandé que l’on retire cette photo. La photo fut donc maquillée en masquant le képi.
Une volonté d’amnésie, dix ans après la fin de la guerre, révélatrice du désir de refouler certaines tâches de la police française sous l’occupation, afin de ne pas troubler l’imagerie d’une France uniment résistante2.
Mais l’incroyable est que, jusqu’en 1997, les copies en circulation de Nuit et Brouillard ont perpétué ce mensonge par omission. Comparez la
photo du camp de Pithiviers plus haut et celle-ci3. Plus de gendarme français identifiable par son uniforme dans le poste de guet, et voilà escamotée la responsabilité de la police française dans l’arrestation et le regroupement des Juifs.4
Jean Cayrol, scénariste du film, protesta violemment dans un article publié dans Le Monde du 11 avril 1956 :
«La France refuse d’être la France de la vérité»
« […] C’était un film qui brûlait le regard ; c’était des images impitoyables qui auraient pu faire rougir n’importe quel état-major, n’importe quelle police. Il racontait une histoire qui n’engageait pas seulement les nazis, la douce Allemagne, mais aussi notre pays, car nous n’avions pas à baisser pudiquement les yeux devant un drame qui nous avait tous contaminés. […]
« La France refuse d’être la France de la vérité, car la plus grande tuerie de tous les temps, elle ne l’accepte que dans la clandestinité de la mémoire. Pour des motifs d’opportunités politiques, […] elle arrache brusquement de l’histoire les pages qui ne lui plaisent plus, elle retire la parole aux témoins ; elle se fait complice de l’horreur, car notre dénonciation ne portait pas seulement sur le système concentrationnaire nazi mais sur le système concentrationnaire en général, qui fait tache d’huile et tache de sang sur toute la terre sinistrée par la guerre.»
Les camps de Beaune-le-Rolande et de Pithiviers5
Le 14 mai 1941, 3 700 hommes de la région parisienne sont raflés puis transférés vers les camps du Loiret. 2 400 d’entre eux sont internés à Beaune-la-Rolande, les autres sont dirigés vers Pithiviers, à 23 kms de là. Ces deux camps sont administrés par les autorités françaises, ce qui prouve bien la complicité de notre pays dans la déportation future des juifs. Le personnel de surveillance est constitué de gendarmes et de gardiens français. En 1950, dans le film Nuit et Brouillard, le képi de l’un d’entre eux est censuré. A cette époque, la France assume mal son implication dans la collaboration.
Les baraques de Pithiviers
De cent à cent vingt hommes s’entassent dans chaque baraque : de simples châlits munis de paille. Les conditions sanitaires sont très précaires. La nourriture quotidienne, loin de subvenir aux besoins des détenus, augmente grâce à la Croix Rouge et aux organisations juives. De 1941 à 1942, une cantine est même ouverte afin de recevoir les colis autorisés.
[…]
Le 8 mai 1942, a lieu le premier « départ » des camps du Loiret : 289 personnes sont déportées à Auschwitz via Compiègne. Pour les autorités allemandes, qui déclenchent leur plan d’extermination, des rafles doivent être organisées rapidement afin d’augmenter le nombre de détenus dans les camps. Les forces de police allemandes étant en sous-effectif, la collaboration des Français est nécessaire. A partir de juillet 1942, 40 000 Juifs seront déportés en trois mois. A partir du 18 juin, les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande ne servent plus uniquement à l’internement et deviennent des camps de déportation, occupant une place importante au niveau national. […]
Le film d’Alain Resnais peut être vu en deux parties :
- première partie : http://www.tagtele.com/videos/voir/53810/
- seconde partie : http://www.tagtele.com/videos/voir/53819/
Pithiviers ou Beaune-la-Rolande ?6
Le cliché fourni par le Centre de documentation juive contemporaine à Alain Resnais indique au dos que le camp est celui de Pithiviers. Depuis lors, aucune investigation poussée n’a été entreprise, note Sylvie Lindeperg en 2007.
En 2010, pour le Cercil, Catherine Thion a mené ce travail d’expertise. La mention de Pithiviers a été mise en doute. « Le travail de comparaison et l’identification des bâtiments présents à l’arrière-plan permettent de conclure que la photo dite du gendarme représentait en fait la partie sud-ouest du camp de Beaune-la-Rolande, et non le camp de Pithiviers »7. Toujours d’après le Cercil, la photo aurait été prise en mai 1941.
- Extraits d’un dossier de Gilles Gony, Michel Montagne et Pierre Ramognino, tous trois enseignants (Téléscope, n° 10, 9 mai 1992, et n° 159, 3 mai 1997).
D’autres sources sont disponibles :
- le numéro de mai 1992 de Télescope,
- le dossier de Daniel Letouzey,
- la brochure accompagnant le DVD consacré au film diffusé par Arte,
- un article de Jacques Mandelbaum, dans Le Monde du 22 août 2006.
L’ouvrage de l’historienne Sylvie Lindeperg sur ce sujet – « Regards sur Nuit et Brouillard », janvier 2007, éd. Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/questions-de-societe/nuit-et-brouillard_9782738118684.php – apporte de nombreuses mises au point sur le contexte de réalisation de ce film et les nombreuses pressions pour en atténuer la force.
- « Tous ceux qui ont vécu la période le savent bien et des millions de témoignages l’attestent : le mythe de la France résistante comme celui de la France collaborationniste sont deux
contre-vérités. » (Marc Ferro). - Cette dernière photo se trouve sur la page suivante.
- Les difficultés du film ne s’arrêtèrent pas là, puisque, à l’annonce du choix de Nuit et Brouillard pour représenter la France au festival de Cannes, l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest fit une démarche, couronnée de succès, auprès du gouvernement de Guy Mollet
pour faire retirer le film de la sélection officielle. - Source : une page du site de l’académie d’Orléans-Tours dont nous reprenons quelques extraits ainsi qu’une photo.
Le Cercil, Centre de recherche sur les camps d’internement du Loiret (Pithiviers et Beaune-la-Rolande), annonce l’ouverture prochaine à Orléans d’un musée consacré à ces camps.
- Informations reprises du site Clioweb : http://clioweb.canalblog.com/tag/gendarmes.
- Rapport d’activités 2010 du CERCIL : http://www.cercil.fr/cercil/adherents/files/page19_1.pdf, page 17