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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Quarante ans après l’indépendance de l’Algérie, un entretien avec Benjamin Stora (juin 2002)

« Il ne suffit pas d’établir des vérités pour que les mémoires cessent de saigner »
par Benjamin Stora
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Un entretien avec Philippe Bernard [ LE MONDE – 30 juin 2002 ]

  • Quarante ans après, l’indépendance de l’Algérie n’appartient pas seulement à l’histoire mais apparaît, en France, comme un élément de l’actualité. Pourquoi ?

D’abord parce que l’indépendance, c’est l’arrachement d’un million de Français d’Algérie à leur terre natale. Les pieds-noirs ont toujours eu le sentiment d’avoir été abandonnés, trahis, et certains se réfugient aujourd’hui dans des votes extrémistes, comme si s’était réveillée une mémoire de revanche.

Ainsi, paradoxalement, plus on s’éloigne de la fin de l’Algérie française, plus cette histoire revient dans la société. La brutalité de l’exil des pieds-noirs, pendant l’été 1962, tout comme les massacres de harkis, sont fondamentaux pour comprendre comment la France a géré l’indépendance algérienne. Ces deux populations en exil ont porté, jusqu’à aujourd’hui, la mémoire de la guerre d’Algérie et de l’indépendance.

Plus fondamentalement, l’indépendance de l’Algérie, c’est la fin d’une histoire française, la fin d’un nationalisme qui se pensait sans le dire sous une forme impériale. La magie du verbe de De Gaulle a longtemps permis d’effacer cette réalité-là. Les Français n’ont pas pris conscience qu’avec la perte de l’Algérie s’achevaient deux siècles d’aventure coloniale et que le nationalisme français, rétréci à l’Hexagone, entrait en crise.

  • Comment analysez-vous le trou de mémoire de l’après-1962 ?

Le moment de l’indépendance a été organisé comme l’oubli d’une défaite, qui, même si elle est politique et non pas militaire, constitue une profonde blessure narcissique. La rapidité extraordinaire avec laquelle la France a tourné la page montre que, dans l’esprit de De Gaulle, il fallait très vite passer à une autre histoire, celle de la modernité économique, de la génération du baby boom, de l’Europe : la France voulait oublier le Sud. Cette frénésie de l’oubli a préparé des retours de mémoire dangereux car il est impossible d’oublier un cataclysme de cette ampleur.

  • Considérez-vous les récents succès de Jean-Marie Le Pen comme les lointaines conséquences de cette stratégie de l’oubli ?

La force de l’extrême droite tient en grande partie à l’évacuation de l’histoire coloniale de la mémoire française. En refusant tout examen de conscience, la V-ème République s’est privée de la possibilité de combattre idéologiquement les partisans de l’Algérie française.

  • Mais aujourd’hui, le Front national serait-il le seul parti à porter explicitement cette mémoire coloniale ?

C’est effectivement la singularité de l’extrême droite de porter une mémoire coloniale qui n’hésite pas à hiérarchiser la société sur une base raciale, à théoriser le refus du mélange. Une partie du vote Le Pen s’explique par une adhésion à cette mémoire et vient redoubler une frustration sociale.

En Algérie, la colonisation visait à privilégier les « Européens » et à les séparer des « Musulmans », non assimilables. Le transfert de ce vocabulaire dans la France actuelle est assumé par l’idéologie du FN, qui revendique cette filiation coloniale sans la moindre culpabilité. Avec Vichy, la filiation existe aussi, mais elle ne peut être explicite à cause de la Shoah. Rien de tel sur l’Algérie coloniale, puisque Le Pen revendique y avoir combattu.

  • Cela signifie-t-il que le passé de tortionnaire de M. Le Pen ne refroidit pas ses électeurs ?

Enquêter, établir des faits, permet toujours de faire avancer les choses, mais c’est vrai qu’il tire fierté de cette mémoire coloniale. Et cela porte : je suis frappé de constater que certains pieds-noirs et harkis demeurent convaincus qu’une victoire française était possible. Quarante ans après, ils n’admettent toujours pas l’indépendance et sont convaincus que les drames actuels de ce pays en découlent. La mémoire de la revanche vient se loger dans cet aveuglement qui se mêle à l’amour déçu de la terre natale. Un tel refus, profondément ancré dans la société française, bloque le débat à la fois sur la question coloniale et sur le devenir de l’Algérie.

  • Pourtant, on est passé en quelques années d’une situation d’amnésie sur la guerre d’Algérie à une abondance de manifestations de mémoire…

C’est vrai, un seuil a été franchi : après une période d’occultation, tout revient de façon désordonnée. Les dernières investigations journalistiques sont autant d’outils pour les nouvelles générations qui vont s’emparer du sujet et comprendre que l’histoire de l’Algérie n’est pas celle d’un paradis perdu. Mais les historiens savent qu’il ne suffit pas d’établir des vérités pour que les mémoires cessent de saigner. La question algérienne est politique et ne peut pas rester confinée au domaine de la recherche académique. Il faudrait soutenir des initiatives comme l’aménagement de lieux de mémoire, la refonte des manuels scolaires, les commémorations. Or les politiques refusent d’assumer la fin de la guerre, ils ne sont même pas en mesure de définir une date reconnue par tous. Et si la fin de la guerre n’est pas admise, il est logique qu’elle continue dans les têtes.

  • Comment franchir l’obstacle ?

Sortir de la guerre d’Algérie, c’est sortir du cadre de la V-ème République, qui en est l’héritage. C’est impensable pour la classe politique actuelle, qui préfère oublier que ce régime a été conçu en 1958 pour permettre au président de conduire la guerre. Or l’extrême concentration des pouvoirs ne se justifie plus aujourd’hui.

  • En quoi la coexistence des mémoires antagonistes des pieds-noirs, des harkis et des immigrés pèse-t-elle sur la société française ?

Le refus d’affronter la mémoire collective fait que chacun se réfugie dans sa propre mémoire. Quatre groupes – pieds-noirs, harkis, soldats et enfants d’immigrés, soit 5 à 6 millions de personnes – ont transmis leur propre vision de l’Algérie. Dès lors, le décloisonnement des mémoires ne peut résulter que d’une volonté politique.

  • Enseigner l’histoire de l’Algérie est-il un moyen de lutter contre le racisme anti-maghrébin ?

Entre autres ! Il faut commencer par là, mais aussi aider les élites issues de l’immigration et lutter contre l’abandon politique et social qui renforce le sentiment communautaire. Les préjugés anti-maghrébins se nourrissent aussi d’une rumination nationaliste, sur le refus de l’héritage colonial perdu qui fait dire en substance : « Vous avez voulu être indépendants et maintenant, vous venez nous envahir… »

  • Comment avez-vous analysé les sifflets de La Marseillaise au stade de France lors du match France-Algérie ?

Les enfants de l’immigration algérienne se sentent complètement perdus dans toute cette histoire. Ils fantasment sur la défaite de la France, la puissance de l’Algérie, ce qui reflète une grande méconnaissance des réalités. Ils bricolent une identité entre les bribes transmises par leurs parents et la télévision. Cela aboutit à une catastrophe identitaire : ils ne sont ni dans l’histoire algérienne – dont ils ignorent les drames passés -, ni dans l’histoire française. Ce sont les enfants d’une histoire non transmise du côté algérien. Or les deux pays fonctionnent en miroir : si on ignore ce qui se passe en Algérie, on ne peut pas comprendre ce qui se passe dans la société française.

  • Quand on parle aux Algériens d’aujourd’hui, de la guerre d’Algérie, ils demandent : « laquelle ? » Les violences actuelles seraient-elles les derniers avatars de la colonisation ?

On ne peut pas comprendre les spasmes qui secouent l’Algérie sans les mettre en rapport avec l’histoire coloniale longue. La dépossession violente de la terre est une caractéristique spécifique de l’histoire algérienne, qui a abouti, au moment de l’indépendance, à la violence de la repossession de soi, seule façon de faire sauter le verrou colonial. D’où ce rapport à l’histoire où la violence est omniprésente, au détriment du politique. Le besoin perpétuel de sacraliser l’État, la méfiance à l’égard des minorités sont des legs de l’histoire qui ne peuvent être jetés par-dessus bord du jour au lendemain.

  • Comment situez-vous la mémoire des harkis dans ce nouveau paysage ?

La crise du F.L.N. a mis en lumière l’existence ancienne de groupes hostiles au nationalisme algérien comme les harkis. Leur résurgence en France ne se comprend qu’à travers la crise de la nation en Algérie. Le mouvement harki est une « chouannerie », un puissant mouvement de paysans algériens en armes, qui refusent l’idée d’une nation centralisée parce qu’ils restent attachés à un ordre pré-colonial. Pour eux, le F.L.N. »vient de la ville » et veut les faire sortir de ce système archaïque. La France a surfé sur ce mouvement paysan « réactionnaire » en le fournissant en armes pour contrer le F.L.N.. Si on ne voit pas les harkis comme mouvement contre-révolutionnaire, il est impossible d’expliquer pourquoi 100 000 hommes ont rejoint l’armée française. Parce qu’ils aimaient la France ? Parce qu’ils touchaient une solde ? Parce que le F.L.N. avait commis des exactions contre leur famille ? Toutes ces raisons existent. Mais, plus fondamentalement, il s’agit d’un mouvement algérien paysan qui ne connaissait pratiquement rien de la France avant la guerre, mais auquel se rattachent toujours un certain nombre de paysans algériens.

  • Le mouvement vers une histoire plus contradictoire serait, selon vous, parallèle en France et en Algérie ?

En réalité, les mouvements souhaitables dans les deux pays sont inverses : en France, les politiques et l’État doivent prendre leurs responsabilités sur la guerre d’Algérie. Côté algérien, l’État doit perdre le monopole de la mémoire, pour revenir à la société. Le fait que des groupes d’Algériens se réapproprient des épisodes de leur histoire gommés par le F.L.N. montre que l’on sort progressivement d’une histoire officielle falsifiée.

  • Comment expliquez-vous que l’on observe aussi en Algérie des manifestations de nostalgie à l’égard de la France ?

Par le désespoir, par l’ignorance. Il existe parmi les jeunes générations algériennes une nostalgie d’un temps qu’on n’a pas connu. L’édification d’un espace mixte de mémoire s’est accélérée depuis la révolution de la parabole : l’irruption de la société occidentale par la télévision nourrit les frustrations. C’est un considérable moyen de décloisonnement des mémoires, mais aussi de confusion, de perte de repères.

  • Pourquoi Jacques Chirac ne tient-il pas, à propos de la guerre d’Algérie, le même discours de vérité que celui qu’il a eu à propos de la responsabilité de Vichy dans la rafle du Vel’ d’Hiv’ ?

Parce qu’il craint de rallumer des conflits en parlant. Or la société française est en demande et les nouvelles générations – pas seulement les enfants d’immigrés algériens – portent cette histoire de façon différente. Ne pas aborder la question algérienne revient à ne jamais parler directement à ces jeunes qui veulent comprendre et n’ont aucune raison de s’encombrer d’une histoire coloniale.

L’autre raison du silence de M. Chirac est qu’il a été un acteur de la guerre d’Algérie, qu’il se souvient parfaitement des déchirures de la famille gaulliste à cette époque. Il devrait s’arracher à son propre vécu car différer la parole sur cette question, c’est s’exposer à des réveils douloureux. M. Chirac n’a jamais voulu franchir le pas. Pourquoi ne prendrait-il pas une initiative, lui qui est si imprévisible ?


  1. Benjamin Stora, né à Constantine (Algérie) en 1950, enseigne l’histoire du Maghreb et de la colonisation française aux Langues’O et à Paris-VIII. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de documentaires sur la guerre d’Algérie.
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