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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Quand un musée allemand enquête sur son passé colonial

Pour la première fois en Allemagne, dans une exposition intitulée L'angle mort, un musée enquête publiquement sur les origines coloniales de ses collections. Julia Binter, commissaire d'exposition, explique à Deutsche Welle de quelle manière la façon dont on regarde le passé peut modifier la façon dont on voit les « étrangers » aujourd'hui. Un exemple à suivre dans les musées français ?

Traduit de l’anglais par Fanny Layani
La Kunsthalle de Brême est le premier musée allemand à explorer et analyser les références coloniales et racistes au cœur de sa collection. L’anthropologue Julia Binter est la commissaire de l’exposition « L’angle mort » (du 5 août au 19 novembre), qui vise à réfléchir au passé colonial du musée et de la ville de Brême, l’un des centres du commerce international des xviiie et xixe siècles, apogée du colonialisme européen. L’exposition cherche également à repenser des problématiques actuelles essentielles, telles que la mondialisation, les migrations et l’identité.

DW : Pourquoi est-il si important, de nos jours, de s’intéresser à l’art de la période coloniale ?
Julia Binter : Les visions du monde et l’imagerie coloniales continuent à exister bien après la fin de la période coloniale. Nous baignons aujourd’hui encore dans une masse d’images racistes et « exotiques » qui influencent la manière dont on approche les gens que nous considérons comme « étrangers ». Le but de l’exposition « L’angle mort » est de mettre en évidence et d’examiner les implications coloniales dans les œuvres d’art créées à l’époque coloniale. Il était également important pour nous d’inclure dans le montage de l’exposition des personnes subissant le racisme aujourd’hui. La Kunsthalle de Brême est très heureuse de bénéficier des collaborations du Réseau-Afrique de Brême [une organisation de coordination basée à Brême, consacrée aux sujets liés à l’Afrique et qui compte beaucoup pour les membres des communautés africaines de la ville] et de l’artiste nigériane-allemande Ngozi Schommers.

C’est le premier musée en Allemagne qui explore son héritage colonial. Comment l’expliquer ? Y a-t-il un tabou autour de ce sujet ?
Le Musée historique allemand et le Musée national de Hanovre ont déjà exploré l’histoire coloniale allemande. Mais la Kunsthalle de Brême est le premier musée d’art à examiner sa propre collection. Les musées d’art continuent à être perçus comme des institutions blanches qui stimulent notre goût pour la culture et l’art européens. Mes recherches ont montré que les créateurs de la Kunsthalle, comme ses collections, avaient de nombreuses connexions coloniales et beaucoup à voir avec ce qui était considéré comme « étranger ».

Pourquoi le musée de Brême est-il un lieu intéressant pour explorer les collections au prisme d’une lecture postcoloniale ?
La ville de Brême était déjà impliquée depuis plusieurs siècles dans le commerce colonial britannique et néerlandais quand a commencé la colonisation allemande [l’empire colonial allemand, avec des territoires en Afrique et en Asie du Sud-Est, a existé de 1884 à 1918]. Pendant cette période, Brême est devenue de ce fait un point nodal du commerce colonial, et une tête de pont pour les personnes souhaitant émigrer outre-mer.
Norddeutscher Lloyd, fondée à Brême en 1857, était la deuxième compagnie de transports du monde au tournant du siècle. Toutes ces connexions coloniales ont laissé leur empreinte, y compris sur la Kunsthalle. Ce sont des commerçants internationaux qui fondèrent le Kunstverein (association artistique) à Brême en 1823, à l’origine de la précieuse collection reçue par la Kunsthalle en 1900.

L’exposition « L’Angle mort » met l’accent sur le rôle de l’« Autre », déconstruisant la notion d’étranger. Comment les pièces de la collection le permettent ?
Les artistes modernes européens se sont souvent préoccupés d’art et de peuples qu’ils considéraient comme « étrangers ». On trouve parmi eux des artistes comme Emil Nolde, Max Pechstein, Ernst Ludwig Kirchner et Fritz Behn, dont les œuvres font partie de la collection de Brême. Ils incorporaient à leur art, souvent consciemment, certaines représentations stéréotypées véhiculées par la science et les médias de l’époque.

Dans l’exposition, ces perspectives européennes dialoguent avec des propositions artistiques historiques et contemporaines issues de divers contextes mondiaux. On y trouve par exemple l’« Autoportrait en Tahitienne » d’Amrita Sher-Gil, où cette artiste indo-hongroise questionnait en 1934, de manière critique, la vision exotique et érotisée des femmes de couleur diffusée par des artistes comme Paul Gauguin.

Pensez-vous que cette exposition ouvrira la porte d’autres expositions similaires ?

Je l’espère. Les recherches sur le passé colonial de l’Allemagne sont nombreuses. Il est temps désormais que la société s’en empare, en discute et que l’on se demande ce que nous pouvons en apprendre. Nombre de nos préjugés au sujet de ceux que nous qualifions d’« étrangers », comme les réfugiés, proviennent de la période coloniale. Et depuis lors, l’économie globale et l’équilibre politique mondial des pouvoirs ont bien peu changé. Nous ne pourrons concevoir le présent et le futur de manière positive qu’à partir du moment où nous reconnaîtrons notre propre histoire, avec tous ses aspects sombres. C’est vital dans une société globalisée.

Julia Binter a étudié l’anthropologie sociale et culturelle, ainsi que le théâtre, le cinéma et les médias à Vienne et à Paris. Elle termine actuellement son doctorat à l’université d’Oxford, portant sur le commerce, les échanges culturels et les contacts impériaux en Afrique de l’Ouest. Elle est commissaire invitée de la Kunsthalle de Brême.
L’exposition « L’Angle mort » se tient à la Kunsthalle de Brême du 5 août au 19 novembre 2017.

Publié par Deutsche Welle, 7 août 2017,

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