L’exposition et l’ouvrage qui l’accompagne se veulent en premier lieu un projet de réhabilitation historique mais aussi de réconciliation de la France avec l’histoire de l’art (post)coloniale – sa propre histoire, selon la présentation du co-commissaire de l’exposition, Morad Montazami. Son parcours est chronologique et transnational. Il réunit 200 œuvres de 130 artistes dont 30 femmes, d’Asie de l’Ouest – appellation privilégiée ici – et d’Afrique du Nord. Point de carte toutefois, celle-ci aurait dû figurer sur un vaste mur dans la première salle mais elle n’a pas vu le jour…
L’exposition débute en 1908, année de l’arrivée à Paris du poète et artiste libanais Gibran Khalil Gibran, de l’ouverture de l’Ecole des beaux-arts du Caire, créée selon le modèle académique français, et année de la création en Algérie du Service des arts indigènes. Elle se termine en 1988, avec la première exposition de l’Institut du Monde arabe à Paris. 1988 est aussi une date importante dans le processus de reconnaissance de la Palestine.
Le parcours chronologique est thématique, associant vie culturelle et géo-politique. Il comporte quatre parties.
• I. Nahda : entre renaissance culturelle arabe et influence occidentale 1908-1937
• II. Adieu à l’orientalisme : les avant-gardes contre-attaquent. A l’épreuve des premières indépendances (Liban, Syrie, Egypte, Irak) 1937-1956
• III. Décolonisations : l’art moderne entre local et global. A l’épreuve des deuxièmes indépendances (Tunisie, Maroc, Algérie) 1956-1967
• IV. L’art en lutte : de la cause palestinienne à « l’apocalypse arabe » 1967-1988.
Les longs intitulés de chaque partie soulignent les tensions qu’affrontent les artistes : comment faire de l’art moderne et arabe ? Comment être en écho avec les avant-gardes occidentales et avec son identité ? Toute l’exposition est traversée de tensions : inclusion et exclusion, colonisation et anticolonisation. L’accrochage participe du rapport paradoxal de la colonisation avec les sujets colonisés et du conflit permanent entre inclusion et exclusion. Dans la première salle, un tableau très classique, très XIXème siècle bien que datant de 1940, du libanais Philippe Mourani représente la proclamation du Grand Liban par le général Gouraud, vingt ans plus tôt. Les autorités françaises et libanaises se côtoient. A côté, une grande photographie rappelle le massacre des Druzes en 1925, après la bataille de Rachaya qui opposa les combattants druzes aux forces françaises.
La question principale qu’ont voulu soulever les trois commissaires de l’exposition – Odile Burluraux, Madeleine de Colnet et Morad Montazami – qui y ont travaillé pendant quatre ans est celle de Paris, à la fois colonial et anticolonial. Tous les artistes de l’exposition ont au moins exposé, étudié, vécu ou milité à Paris, brièvement ou de manière prolongée. Ces artistes ont vu ce qui se faisait, ils l’ont vu avec leur identité, faite de de leur nationalité, leur religion, leur origine sociale, leur position vis à vis de la (anti)colonisation…
Paris, capitale anticoloniale ?
L’exposition a failli s’appeler « Paris, capitale arabe », en écho à la thèse de Michael Goebel, « Paris, capitale du tiers monde ». L’historien allemand mettait à jour le paradoxe d’une métropole centre d’un Empire colonial s’étendant sur tous les continents et incubatrice des mouvements de résistance à cette colonisation. Paris est devenu l’épicentre d’une résistance s’exprimant dans une myriade de périodiques où les sujets coloniaux comparent leurs expériences, le meilleur exemple étant la revue Le Paria[1]. C’est une plate-forme d’échanges entre colonisés d’origines différentes.
Pour les artistes arabes, Paris est un lieu de formation, comme le rappelle une photo de l’atelier d’André Lhote qui entretenait des liens forts avec les artistes égyptiens. C’est un lieu de valorisation des œuvres présentées dans les galeries et les salons. C’est aussi un lieu d’invisibilité. Sénac, dans son poème sur les massacres du 14 juillet 1953, publié dans le catalogue[2], parle de la « liberté froide de Paris ». Son poème s’achève ainsi : … « Paris de la Beauté de la Justice de la Peine comme tu es triste et sévère pour les exilés ! ». Chaque artiste vit ce paradoxe : la métropole comme lieu de visibilité et d’invisibilité.
La contradiction inclusion/exclusion culmine en 1961. En octobre 1961, l’inclusion va jusqu’à honorer l’artiste étranger en l’exposant et l’exclusion va jusqu’à noyer l’immigré. Ont lieu en même temps la deuxième Biennale internationale des jeunes artistes et le crime d’Etat du 17 octobre où des Algériens venus pacifiquement manifester sont tués par la police. Sur le mur, une immense photo de la première Biennale qui s’était tenue en 1959 dans le futur musée d’art moderne de Paris. La biennale se veut internationale. Son cosmopolitisme s’affiche avec les drapeaux de nombreux pays étrangers qui flottent librement au vent. La deuxième Biennale, elle aussi internationale, accueillait des artistes arabes tandis que se produisait le massacre. Dans une vitrine, les photos d’Elie Kagan, pour Paris-Match, montrent des Algériens raflés, entassés dans des bus… On peut regretter l’absence dans la vitrine – mais pas dans le catalogue – de la fameuse photo de Jean Texier, photographe pour L’Humanité, du tag « Ici on noie les Algériens ».
Fort judicieusement, le petit livret disponible à l’entrée de l’exposition informe sur le choix du terme « Arabe ». Y est rappelé que « l’exposition montre la pluralité du “monde arabe” (expression réductrice) en rassemblant des artistes de culture juive, chrétienne et musulmane, de Bagdad à Tunis. Faire accepter l’unicité culturelle (et non pas linguistique) de la langue arabe était une des revendications du congrès des intellectuels et diplomates arabes désireux de combattre le pouvoir ottoman, réunis à Paris en 1913… C’est dans ce rapport de décolonisation, de constitution d’une identité vis-à-vis de l’Occident, que doit être entendue la dénomination “arabe”, terme imparfait puisqu’englobant et qui a été dévoyé dans ses usages péjoratifs. »
Des œuvres qui n’ont pas de frontières mais ont des racines
Cette exposition peut se voir de très nombreuses façons. On peut la voir, bien sûr, en fonction du processus de décolonisation, comme nous y invitent les commissaires. On peut aussi la voir comme une exposition des courants de l’art moderne. De nombreuses œuvres n’ont pas de frontières. Mais elles ont des racines.
L’abstraction, bien sûr, invite à l’universalisme. Les œuvres abstraites, peintures et sculptures, particulièrement nombreuses dans la troisième partie, sont souvent très belles. Ce n’est pas un simple hasard. Dans Combat en 1950, Jacques Lassaigne, conservateur du Musée d’Art Moderne de 1971 à 1978, mettait en valeur le rapport de l’art arabe à l’abstraction : « Le mouvement actuel vers un art plus abstrait répond à merveille à la plus valable tradition arabe ». Lassaigne se référait à la valeur expressive de la ligne et de l’arabesque, ce motif ornemental formé de végétaux stylisés. L’exposition, au moins à deux reprises, montre les possibilités offertes à l’art abstrait par la calligraphie. A la fin de la visite consacrée à l’art en lutte, on peut admirer deux œuvres calligraphiques, La paix ou Salem de l’Irakien, Hassan Massoudy (1982) et Révolution, traduction du mot arabe Thaoura, réalisée en 1968 par l’Egyptien Hamed Abdallah, un des fers de lance de la calligraphie abstraite et artiste militant.
C’est la figure légendaire de La Kahena, cette princesse berbère en lutte contre l’arrivée des Omeyades et devenue une figure identitaire de la résistance algérienne, qui a inspiré la peinture de l’Algérien Jean-Michel Atlan. Cet artiste participa aux débats sur la définition et le rôle de l’abstraction, tout en refusant de s’y identifier. Avec ses couleurs chaudes cernées de noir et ses mouvements dansants, cette peinture, entre écriture, geste et signe, évoque la liberté de la danseuse, « le mouvement de la vie » pour reprendre une expression de l’irakien Jamil Hamoudi, dans le catalogue du Salon des réalités nouvelles de 1952 : « le vrai artiste n’oublie jamais que la beauté plastique doit toujours atteindre le mouvement de la vie. »
Comme pour souligner la diversité culturelle et, sans doute, valoriser l’art abstrait, les commissaires ont placé à côté de La Kahena, un tableau très orientaliste, représentant une jeune femme statique respectueuse de la tradition. C’est un des rares tableaux assez mièvre de toute l’exposition.
La peinture réalisée en 1962 par l’Algérien Abdallah Benanteur, Selon Charef n°2, invite à la méditation. Des fonds noirs sont partiellement recouverts d’une couleur ocre. En grattant un peu, ils réapparaitraient, comme reviendraient à la mémoire les jours sombres. La composition évoque Monet, Rotkho et la couleur celle du sable du désert.
Les surréalistes et leur anticolonialisme
Si l’abstraction permet aux artistes arabes de préserver leur culture tout en se libérant de l’orientalisme, ce sont les surréalistes qui revendiquent la nature universelle de leur mouvement. Les surréalistes sont contre les frontières et s’opposent aux aspirations coloniales de la France, l’exemple le plus célèbre du militantisme anticolonial étant la contre-exposition à l’exposition coloniale internationale, tenue à Paris en 1931. Elle fut accompagnée de trois tracts d’André Breton et le premier s’intitula « Ne visitez pas l’Exposition Coloniale ».
Le groupe des surréalistes égyptiens « Art et liberté » se forme en 1938 en signant le manifeste « Vive l’art dégénéré ». Tant les surréalistes parisiens que le groupe Art et Liberté envisagent l’art et la littérature comme un patrimoine humain universel, dénaturé par le « fanatisme » national, racial et religieux, rappelle Clare Davies[3]. Sa collaboration au catalogue s’intitule « L’art n’a pas de patrie », selon la formule de l’artiste égyptien Georges Henein. Pas de patrie, certes, mais les artistes égyptiens voulaient parler des atrocités chez eux. Ils voulaient peindre leurs souvenirs. Ils ne voulaient pas forcément parler de leur inconscient, ce qui fut source de problèmes avec Breton.
C’est Ramsès Younan, autre grande figure du surréalisme en Egypte, que l’on privilégie ici parce qu’il est l’auteur d’un tableau exceptionnel et parce que les itinérances de sa vie résonnent avec l’exposition. Son tableau Tropique du Cancer est son œuvre la plus emblématique. L’espace pictural s’organise en deux. A gauche, dans ce qui pourrait être un atelier ou une réserve abandonnée, des corps mutilés comme des mannequins qui auraient été des humains et sont déjà passés dans l’au-delà. Ils cohabitent avec « l’art moderne dégénéré », la référence à Picasso, Dali et Magritte étant explicite. A droite, un paysage de désert « digne des plus belles mélancolies architecturales et “autres intérieurs métaphysiques” de Giorgio De Chirico », selon Montazami[4] qui précise plus loin : « le désert non pas orientaliste mais métaphysique ».
Pour Younan, peintre, écrivain, traducteur, militant pour la liberté de création…, émancipation et exil ont été inséparables. Il se réfugie à Paris en 1947 après avoir été emprisonné dans le cadre de la répression exercée par le gouvernement égyptien à l’encontre de plusieurs personnalités associées à Art et Liberté. Hélas, en 1956, il est de nouveau expulsé, cette fois par la France à la suite de son refus de cautionner le rôle de la France dans l’agression tripartite ou la crise du canal de Suez[5]. Il refuse, en particulier, d’approuver la propagande contre Nasser ou les Arabes à la Radiodiffusion télévision française.
Les régimes arabes autoritaires et les solidarités propalestiniennes
Il est temps de retrouver le parcours thématique qui s’achève, rappelons-le, par « L’art en lutte : de la cause palestinienne à « l’apocalypse arabe » ». Référons nous à la présentation des commissaires pour comprendre les années 1967-1988 : A la suite des mouvements de décolonisation, certains pays arabes adoptent des régimes de plus en plus autoritaires, qui frappent de censure les artistes et les écrivains – ce qui accentue les vagues d’exil vers Paris. Aux solidarités pro-algériennes succèdent les solidarités propalestiniennes… Le texte poétique L’apocalypse arabe de la poétesse et plasticienne arabo-américaine Etel Adnan, publié en 1980 à Paris, se veut un furieux réquisitoire contre l’accumulation des guerres dans le monde arabe.
La peinture devient de plus en plus engagée et militante. De nombreuses affiches qui occupent deux murs entiers illustrent ces luttes. Sur un autre mur, un artiste « crie » l’absence de liberté individuelle dans son pays. La peinture est presque insoutenable. Elle n’a pas besoin de titre, tant elle évoque Le cri de Munch. L’homme déchiré, le buste à vif, n’est plus qu’un cri. Elle est l’œuvre de l’artiste syrien Ala Bashir, chirurgien et médecin de Sadam Hussein. Tout est dit.
Dans cette exposition foisonnante, souffle un vent de liberté et de créativité. Lorsque les artistes sont regroupés par « Ecole », comme l’Ecole de Tunis, l’Ecole de Casablanca, ils ne visent pas à « faire Ecole » et cette appellation rend compte d’une culture commune assortie d’une diversité de trajectoires, chaque artiste affirmant sa singularité. S’ils se sont exilés à Paris, c’est pour être libres de créer. Dans l’essai publié dans le catalogue sous le titre « Et les artistes vont sortir de leur ghetto… », Emilie Goudal reprend la formule de l’artiste algérien Mohamed Khadda pour rendre compte du risque d’enfermement qui menaçait les artistes de l’Algérie devenue indépendante. Il fallait résister à la figuration orientaliste omniprésente à l’époque coloniale et conforme aux attentes des dirigeants qui auraient volontiers imposé cette doxa. Il fallait aussi résister à une autre forme de figuration, celle du réalisme socialiste. Dans un podcast très vivant, accessible sur le site Paris Musées[6], Denis Martinez rend bien compte de ces pressions et de la résistance qu’opposa le groupe Aouchem, ou tatouage. Le groupe prit ce nom pour témoigner que ce qui compte « c’est la culture encrée – ou ancrée – dans notre histoire de façon indélébile ».
A quel courant rattacher Espace blanc, l’œuvre de l’artiste libanaise Huguette Caland (1984) – fille du premier président de la république libanaise – qui a été retenue pour l’affiche de l’exposition ? Pas de réponse évidente. L’artiste, également créatrice de mode, appelle notre imaginaire à remplir l’espace laissé blanc qu’elle a partiellement encadré d’une ligne de petits volumes colorés, sensuels qui pourraient paraître joyeux et rappeler les bordures des caftans… ou des corps désarticulés, démembrés.
L’exposition qui s’achève le 25 aout 2024 est très riche et si vous ne connaissez quasiment aucun des artistes cités, ce n’est pas de votre faute, ils ont été très souvent invisibilisés.
Dorothée Rivaud-Danset
[1] Dans une contribution parue dans l’ouvrage collectif de Pierre Singaravélou (dir.), Colonisations, notre histoire, Paris, Seuil, 2023, sous le titre Paris : capitale de l’anti-impérialisme, Goebel note que « Le meilleur exemple de ce type d’échanges est l’Union intercoloniale, l’association anticoloniale qui publiait Le Paria. Soutenue par le Parti communiste français, elle avait été fondée en 1921 par un groupe de vietnamiens fédérés autour d’Hô Chi Minh et par des avocats antillais » p. 530.
[2] Page 114 du catalogue. Le terme catalogue est employé ici par commodité bien qu’il s’agisse d’un ouvrage.
[3] Catalogue, p.74.
[4] Catalogue, p. 11.
[5] Catalogue, p. 75.
[6] https://parismuseesexplore.paris.fr/fr/ressources/podcasts/paroles-dartistes-presences-arabes. A l’occasion de l’exposition, des artistes, acteurs et témoins de l’histoire de « Présences arabes » racontent leurs années d’études, le contexte de création de leurs œuvre, leur combat en tant que militants.