Serge Portelli, Pourquoi la torture ?
Éditions Vrin, février 2011, 312 pages, 20€.
La torture dans la France coloniale
Cette vérité n’est toujours pas reconnue de façon officielle, mais chacun sait aujourd’hui que la torture a été pratiquée durant la guerre d’Algérie. La torture faisait l’objet d’instructions précises même si le mot n’était jamais prononcé. Les témoignages de victimes et d’auteurs de tortures ne laissent aucun doute. Le général Massu l’a confirmé en déclarant dans Le Monde du 23 novembre 2000 : «la torture avait été généralisée en Algérie. Elle a ensuite été institutionnalisée avec la création du CCI (Centre de coordination interarmées) et des DOP (dispositifs opérationnels de protection), et institutionnaliser la torture, c’est pire que tout !»
Mais l’usage de la torture est bien antérieur à la guerre d’Algérie : c’est une vieille tradition qui a suivi l’armée coloniale de Saïgon à Alger. Et la France ne s’est pas contentée de la pratiquer inlassablement partout où elle était censée «apporter la civilisation» : dès la fin de la guerre d’Algérie, elle a exporté son savoir-faire en ce domaine vers les dictatures d’Amérique du Sud, ainsi que Marie-Monique Robin l’a établi dans son livre Escadrons de la mort, l’école française1.
Serge Portelli a raison de rappeler ces faits car «il faut au moins connaître l’histoire pour combattre les scories qu’elle charrie et comprendre que tout ce que nous apprenons de l’homme d’hier fait partie intégrante de nous-mêmes». Nous ne sommes pas responsables du passé, mais nous ne pouvons, par ignorance, en répéter les horreurs.
Par ce livre, Serge Portelli contribue à combattre le négationnisme qui se développe en France. Il suffit de lire Le livre blanc de l’armée française en Algérie (éditions Contretemps, 2001), manifeste publié en 2001 par 490 officiers généraux ayant servi en Algérie entre 1954 et 1962, pour penser avec Serge Portelli que cette apologie d’une armée qui a, selon eux, «mené son combat avec une totale efficacité dans l’honneur et la dignité» porte tous les germes de dérives futures2.
Une interdiction qui n’a pas à être justifiée
L’interdiction de la torture, posée avec force, dans tant de déclarations et conventions internationales, fait partie de ces principes qui ne se discutent plus. Approuvée par des assemblées auxquelles participaient des hommes et des femmes de toutes origines, de toutes confessions, elle fait partie du socle d’humanité que rien ne peut atteindre et qui échappe à toute entreprise de démolition. L’interdiction est absolue :
«Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.» (Article 2 de la convention internationale de 1984 sur la torture3.)
Pour Serge Portelli, il est donc inutile d’argumenter pour justifier : l’interdiction de la torture fait partie des «absolus et interdits qui définissent l’homme et le construisent».
Désobéir à un ordre illégal…
lutter contre les discriminations
[Page 266] «Qu’une conduite soit adoptée par une majorité de sujets ne lui donne aucune légitimité. C’est d’ailleurs ce que dit le droit. L’article 2.3 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984 prévoit que “l’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture”.»
[Page 267] «Il existe évidemment un droit naturel dont l’appellation a pu varier mais qui reflète toujours la même idée. L’homme a le droit, et même le devoir, de lutter contre la loi injuste qui demande que l’on viole la dignité humaine. Contre l’ordre de torturer, tout homme peut et doit se rebeller. Il doit désobéir à la loi et à l’autorité qui lui transmet cet ordre.»
[Page 288] «Il est temps de tirer les leçons d’une des principales constatations de ces dernières décennies. Si la torture peut être mise en oeuvre partout, y compris dans des démocraties, par des hommes ordinaires, il faut faire preuve d’une méfiance permanente à l’égard de toutes les institutions qui disposent d’une part de la violence légale, sans que personne puisse être à l’abri du soupçon.
Tout pouvoir est une tentation de l’excès. Toute force est une promesse de brutalité. Toute peine est un risque de supplice. Tout interrogatoire peut cacher une torture. Il n’y a pas de fatalité du pire. Mais si le pouvoir ne rencontre pas sur son chemin de quoi le freiner, s’il peut se développer dans l’obscurité, s’il sent que personne ne l’observe ni ne le conteste, qu’aucune voix ne s’élève contre lui, il ira nécessairement vers la facilité de la violence. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, rappelait Montesquieu, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »(Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, chap. iv.). Il faut au moins qu’il puisse être dénoncé, contesté, contrôlé. Cette règle-là reste plus que jamais valable aujourd’hui.»
[Page 289] «C’est à la société civile que revient la charge principale de la sauvegarde des libertés. Toutes les organisations non gouvernementales sont le levier principal de la surveillance et de la résistance. Elles ont l’immense mérite de ne rien laisser passer. Car là est la clé de la vigilance. Fermer les yeux sur les tortures pratiquées au Myanmar ou en Somalie c’est encourager celles qui peuvent se pratiquer partout ailleurs. Ne pas dénoncer Guantanamo c’est permettre l’ouverture d’autres centres de torture n’importe où ailleurs.»
[Page 291] «La lutte contre la torture rejoint alors un combat ordinaire, celui pour l’égalité des hommes et l’affirmation d’une commune humanité. Plus personne, évidemment, au début du XXIe siècle, n’ose affirmer ouvertement qu’il existe des sous-hommes, voire des surhommes. Il n’est plus question de race, en ce sens, ni de hiérarchie dans les civilisations. Officiellement du moins. Il n’est pas interdit de le penser mais il est pénalement répréhensible de l’affirmer publiquement. Dès lors surgissent de nouvelles formes sournoises de discriminations. Ainsi, sous couvert de lutte contre l’immigration clandestine, les étrangers en situation irrégulière, les « sans papiers », subissent dans la plupart des pays du monde un statut extrêmement discriminatoire, font l’objet d’enfermements injustifiés, parfois avec leurs enfants, souvent dans des conditions dégradantes et indignes et sont reconduits dans leur pays d’origine au mépris de leur sécurité. De nouveaux « monstres » surgissent qui peuvent faire l’objet d’une haine commune, de traitements inhumains voire de tortures. Les délinquants récidivistes et les délinquants sexuels sont ainsi devenus les cibles de politiques publiques démagogiques qui, plutôt que de chercher à comprendre le pourquoi de cette criminalité complexe avant de la traiter ou de la punir, renvoient ces sujets à des mesures d’exclusion et d’enfermement inhumains, parfois perpétuels. Quant aux terroristes ou présumés tels, s’ils constituent à l’évidence un danger, ils sont devenus la cible de tous les fantasmes et donnent lieu à une surenchère de mesures répressives hors-normes et sont la cible privilégiée de la torture.»