Cameroun : « La création d’une commission d’historiens est un stratagème pour contourner la reconnaissance des massacres coloniaux »
Entretien avec Jacob Tatsitsa, propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux, publié par Le Monde le 3 août 2022.
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Pour l’historien Jacob Tatsitsa, Emmanuel Macron cherche à préserver les intérêts de la France en prenant les devants sur l’ouverture des archives sur la guerre du Cameroun.
Historien, Jacob Tatsitsa est co-auteur, avec Thomas Deltombe et Manuel Domergue, de deux ouvrages essentiels sur la répression coloniale au Cameroun : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 (éd. La Découverte, 2019) et La Guerre du Cameroun, L’Invention de la Françafrique (La Découverte, 2016).
Dans un entretien au Monde, il exprime sa « peur d’une historiographie sous contrôle étatique » à la suite des annonces faites par Emmanuel Macron lors de sa visite officielle à Yaoundé, le 26 juillet. Le président français a déclaré être favorable à la création d’une commission mixte de chercheurs des deux pays afin de faire « la lumière » sur l’action de la France lors de la colonisation et après l’indépendance du Cameroun.
Emmanuel Macron a annoncé l’ouverture de la totalité des archives françaises à une commission d’historiens français et camerounais. Qu’en pensez-vous ?
Je reste dubitatif. C’est une annonce politique. Des études très sérieuses sur les massacres en masse de nationalistes camerounais, qu’Emmanuel Macron n’a pas mentionnés dans son discours, ont déjà été faites. Outre notre travail mené avec Thomas Deltombe et Manuel Domergue, on peut consulter ceux de Richard Joseph, Achille Mbembe, Meredith Terretta, Simon Nken, Maginot Noumbissi-Tchouaké… Pour ses intérêts géostratégiques et économiques en Afrique centrale, la France a torturé, massacré, empoisonné et fait disparaître près de 100 000 nationalistes camerounais entre 1955 et 1971.
Je m’attendais à la reconnaissance de cette guerre, à des excuses officielles et à l’annonce du début du processus de réparation. J’ai plutôt assisté à un contournement de cette reconnaissance par le stratagème de la création d’une commission d’historiens français et camerounais. Cette façon de procéder est suspecte à mes yeux, parce que celui qui tient le porte-monnaie a souvent le dernier mot et dicte quoi faire. J’ai donc peur d’une historiographie sous contrôle étatique.
Comment cette commission devrait-elle être constituée, selon vous ?
En prenant les devants, la France en fait son initiative, ce qui lui permet de contrôler la cooptation des membres du comité, justement pour préserver ses intérêts. Pour le choix des historiens de la commission, c’est problématique, car l’histoire est une discipline universitaire, qui devrait être régie par des règles universitaires et reposer sur l’examen mené par des pairs historiens, et non par le pouvoir politique. Cette commission devrait également intégrer des chercheurs d’autres nationalités et d’autres disciplines, parce que l’étude des traumatismes liés aux violences, comme la torture, interpelle les psychologues. Le dénombrement des victimes concerne la démographie historique. Et les conséquences économiques sont du ressort des économistes.
Que contiennent a priori ces archives ?
Comme les archives des guerres d’Algérie et d’Indochine, celles de la guerre du Cameroun contiennent des documents qui décrivent et expliquent les consignes et les opérations militaires de la France au Cameroun avec le soutien du « régime ami » d’Ahmadou Ahidjo. L’immense majorité des archives est connue et a été exploitée dans Kamerun !, et les faits historiques sont eux aussi déjà connus. Peut-être trouvera-t-on davantage d’images de cette guerre.
Cette histoire a longtemps été ignorée en France. En 1972, le livre de l’écrivain camerounais Mongo Beti Main basse sur le Cameroun, qui dénonçait le néocolonialisme français mais aussi le régime du président Ahidjo, avait même été censuré à sa parution. Qu’en est-il au Cameroun ? Paul Biya, qui a fait partie du gouvernement d’Ahidjo, est-il prêt à suivre
Emmanuel Macron sur ce sujet ?
Au Cameroun, la production de l’histoire scientifique de ce processus de décolonisation, des années 1960 aux années 1990, est handicapée par la censure, l’autocensure, les difficultés d’accès aux sources et le temps de recul nécessaire aux historiens. En 1962 et 1963, l’administration camerounaise a édicté des lois liberticides pour sanctionner les nationaux qui s’intéressaient de manière critique aux faits et aux phénomènes relatifs à cette histoire. Des années 1990 aux années 2020, l’abrogation desdites lois liberticides, la fin de la division du monde en deux blocs antagonistes et l’accessibilité à certains fonds d’archives locales ou internationales ont favorisé la production de mémoires de maîtrise et de thèses de doctorat en histoire, ainsi que la publication d’ouvrages collectifs par des Camerounais, des Français et des Américains.
En 2016, lors de la parution de La Guerre du Cameroun, vous expliquiez qu’il est extrêmement difficile pour les chercheurs camerounais d’accéder aux archives françaises, par manque de moyens financiers et du fait des difficultés à obtenir un visa. Qu’attendez-vous d’Emmanuel Macron à ce sujet ?
Compte tenu de son soutien à la dictature de Yaoundé et du contournement de la reconnaissance de la guerre menée par la France contre les nationalistes camerounais, je n’attends rien de lui. Je souhaiterais en revanche l’ouverture effective des dernières archives, notamment celles des services secrets, et que l’ensemble des archives soient ouvertes à tout le monde, et pas seulement à la commission. Il serait même souhaitable qu’elles soient numérisées et mises en ligne pour être accessibles au Cameroun. Les universités françaises et camerounaises devraient financer les recherches à ce sujet.
Il y a une méconnaissance de cette histoire en France. Comment y remédier ?
En la mettant dans les programmes scolaires et en la vulgarisant un peu plus. Depuis 2018, une diaspora camerounaise dynamique popularise cette histoire et la fait connaître en demandant l’alternance du pouvoir et l’arrêt du soutien de la France aux dictateurs corrompus africains.