Pierre Moreau et Michel Van Goch à Amsterdam (Peinture d’Estache Agoumpé, 2021)
Fils d’un cordonnier protestant né à Paray-le-Monial en 1621 dans une maison de la rue Baudron, Pierre Moreau suit les cours de l’école protestante jusqu’en 1634 et le catéchisme des pasteurs iréniques (1), Barthélemy Gravier et Jean Viridet. A 14 ans, il commence un apprentissage de clerc chez le notaire Jean Combe, puis en 1642, il quitte Paray pour Amsterdam où il s’engage pour trois ans dans l’armée hollandaise. Puis, en 1646, grâce à des relations influentes, il est engagé comme secrétaire de l’un des conseillers d’état hollandais, Michel Van Goch, membre du nouveau gouvernement brésilien. A ce moment, la Hollande ayant perdu la guerre coloniale contre le Portugal, Pierre Moreau assiste, pendant deux ans, aux derniers soubresauts militaires de la colonie néerlandaise du Brésil. A son retour, il s’installe à Dijon chez l’avocat général Marc-Antoine Millotet et chez Claude-Barthélemy Morisot, expert en récit de voyages, qui l’aident à publier L’histoire des derniers troubles du Brésil entre les Hollandais et les Portugais à Paris en 1651, puis à Amsterdam l’année suivante, la traduction et l’édition étant assurées par Jean-Henry Glazemaker et Jean Rieuwerst futurs traducteur et éditeur de Spinoza.
C’est dans cet ouvrage que Pierre Moreau se livre (page 40 et 41) à une critique radicale de l’esclavage fondée sur deux principes, l’un religieux, l’autre de droit ; ainsi dénonce-t-il tout à la fois, sa « barbarie » et une « détestable servitude » à travers une description précise des traitements cruels et inhumains liés aux conditions de travail – par exemple près des chaudières à sucre « Leurs corps fondant en sueur enduraient patiemment l’ardeur des fourneaux qui purifiaient le sucre et les rôtissait tout vifs » – mais aussi celle des châtiments corporels avec le fouet ou le fer rouge. A cette condamnation, il associe celle de la colonisation : « quel droit ils avaient eu de s’aller emparer de leurs terres », mais aussi la dénonciation des excès de taxation des Hollandais sur les colons portugais contraignant ces derniers à une surexploitation des esclaves. Enfin, en opposition au colonialisme, il promeut une société nouvelle fondée sur des principes à la fois très innovants et subversifs : une république forte de son armée, libre (liberté de conscience), égalitaire (devant la terre, l’éducation), solidaire, métissée et prospère assurant le bonheur du peuple, l’ensemble inspiré de l’expérience irénique parodienne.
En 1651, Pierre Moreau apparaît comme le plus ancien auteur de textes antiesclavagistes connus de la période de l’esclavage transatlantique. Vers le milieu du XVIIe siècle, à Amsterdam, d’autres protestants, dont le collégiant Peter Cornelius Plockoy, l’ancien Jésuite, François Van den Enden, Louis Meyer, Pierre Balling, tous issus du courant mennonite condamnent l’esclavage, promeuvent eux aussi une société républicaine, avec la liberté de conscience, l’éducation pour tous, l’équité économique. Ils constituent ce que Jonathan Israël considère comme le courant des Lumières radicales, précurseur des Lumières du XVIIIe siècle.
Dans les mêmes années, en Angleterre, est fondée la Société des Amis, communauté protestante antidogmatique privilégiant la rigueur morale : d’elle sont issus, dans les années 1670, les premiers colons quakers qui mettent en question l’esclavage à La Barbade en s’appuyant sur des fondements bibliques, Georges Fox clamant, par exemple, qu’un chrétien ne peut pas être esclave. Mais c’est en 1688 que l’esclavage est ouvertement dénoncé par quatre colons allemands parmi lesquels le luthérien Francis Daniel Pastorius et des quakers d’origine allemande, Garret Hendricks, les frères Derick et Abraham de Graeff, tous établis dans la colonie de Germantown dans le territoire de Pennsylvanie. Mais si leur déclaration mobilise aussi des principes chrétiens « Aime ton prochain comme toi-même », s’attaque à la Traite et au fait que seuls des Noirs sont esclaves, elle n’est néanmoins pas accompagnée d’un projet politique.
Après la mort de Pierre Moreau en 1661, et par-delà les persécutions contre les protestants, l’idée abolitionniste perdure et se transmet dans les familles originaires de Paray-le-Monial et leurs amis et alliés jusqu’à la fin du XIXe siècle. Parmi eux, des noms connus tels ceux de Louis de Jaucourt, Samuel Dupont de Nemours, les gouverneurs de Guyane et de Saint Domingue, Charles-Guillaume Vial d’Alais et Etienne Mayneaud de Bizefranc, le professeur au Collège de France Jean-Claude Delaméthérie, l’historien Jean-Marie Dargaud, Edgar Quinet, Lamartine, et l’évêque Adolf Perraud.
(1) L’irénisme est un courant de pensée apparu au lendemain de l’édit de Nantes (1598) qui refusait les guerres de religions entre catholiques et protestants et était particulièrement présent dans la région de Paray-le-Monial.
Sources :
• Germaine Lemétayer, « L’influence des Lumières radicales dans le récit de voyage au Brésil de Pierre Moreau, protestant de Paray-le-Monial » dans Sous la direction de Pierre Ragon, Nouveaux chrétiens, nouvelles chrétientés dans les Amériques, Paris, 2014.
• Les protestants de Paray-le-Monial, de la cohabitation à la diaspora (1598-1750), Champion, 2016.
• Pierre Moreau entre Paray-le-Monial et le Brésil (1621-1661), Histoire d’un citoyen du monde républicain, anticolonialiste et antiesclavagiste, 2021.