Editions du Croquant, 20 €.
Présentation de l’éditeur
Deux mois après la prise de pouvoir armée du colonel Boumédiène, le numéro 134 de Révolution africaine est saisi puis entièrement recomposé sous l’œil de la Sécurité avant d’être, sans que rien n’en paraisse, distribué dans les kiosques.
Son directeur, l’ancien dirigeant communiste Amar Ouzegane, qui s’y prévalait, documents à l’appui, d’être l’auteur unique de la « Plateforme de la Soummam », est destitué.
L’enquête conduite sur cet épisode de censure aussi audacieux qu’occulte fait retour sur le rôle joué par l’hebdomadaire internationaliste pour ceux qui se voulaient « la gauche du FLN », et sur sa reprise en main par étapes entre 1964 et 1966.
Elle interroge aussi la manière si contradictoire dont le programme adopté à l’été 1956, parfois contesté dans ses principes mêmes, se trouve encore invoqué tant par un pouvoir en mal de légitimité, que par ceux qui y voient, à raison ou à tort, la base d’une refondation démocratique.
Elle éclaire enfin les multiples manières dont s’est perpétuée jusqu’à nos jours la tentation pour les autorités de substituer leur propre parole à la libre expression des journalistes.
Extrait de la postface de Mohammed Harbi
Les pages que l’on vient de lire proposent, au miroir des trois premières années de Révolution africaine, une passionnante enquête sur les rapports entre le pouvoir et la presse dans l’Algérie de parti unique. Elles se nourrissent d’une lecture attentive de la publication – notamment des quelque soixante cinq numéros dont j’ai assuré la direction, et croisent la suite d’entretiens que j’ai eue avec l’auteur et les témoignages qu’il a recueillis auprès de nombre de celles et ceux qui furent de jeunes acteurs de cette aventure, avant, pendant ou après moi.
On ne pourra cependant comprendre la violence des débats, des affrontements, des luttes de factions propres à cette période native de l’Algérie indépendante sans mesurer dans quel chaos institutionnel et politique elle vivait alors, traversée par des fractures qui s’étaient creusées dès après la signature des accords d’Évian en mars [1962]. […] Que la charte de Tripoli [en juin] ait été formellement votée à l’unanimité et ait instauré le principe du parti unique ne pouvait éviter que l’indépendance n’ouvre à un affrontement brutal des intérêts et des personnes sous l’arbitrage de l’Armée des frontières et à une course individuelle aux postes ne se souciant ni de convictions, ni de compétences. Dans cette situation la création de Révolution africaine elle-même, proposée à Khider par Bitat qui veilla à placer auprès de Jacques Vergès Zohra Drif qui était son épouse, relevait d’une faction déjà en rivalité avec Ben Bella.
Si par la suite l’hebdomadaire a pu exprimer une ligne de défense de l’autogestion et de lutte contre la bureaucratisation d’État, il n’a, à vrai dire, jamais trouvé l’assise sociale qu’aurait nécessitée un tel combat. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fini par être ramené dans le rang. […] La « gauche du FLN » telle qu’elle se regroupait autour de Révolution africaine […] s’en remettait cependant tout entière, au moins dans son expression publique, à la « concentration du pouvoir révolutionnaire » et à l’institutionnalisation de la prééminence du parti unique, en y voyant « une condition sine qua non de la marche en avant du socialisme » qui trouverait appui sur l’acquis des décrets de mars. À défaut d’un pluralisme d’organisations, c’était tenter de reporter au sein du parti l’instauration d’une confrontation assumée des orientations en présence. […]
Le congrès [du FLN en avril 1964] m’a certes élu au Comité central après avoir adopté dans un semblant d’unanimité la Charte d’Alger dont j’étais l’un des inspirateurs. Mais mon éviction de la direction de Révolution africaine quelques mois plus tard a confirmé que les questions d’orientation ne pourraient être vraiment posées sans entrer dans un mode d’action clandestin que nous ne souhaitions pas. Avec le démantèlement à l’été 1965 de la « gauche du FLN » et de la résistance au coup d’État, il ne restait plus qu’à espérer qu’une survie de l’autogestion et une certaine autonomie des conseils communaux ménagent une possibilité de desserrement du bureaucratisme et de la militarisation désormais ouverte du pouvoir. La suite s’est chargée de balayer cette dernière chance.
Revenir sur le sort de la presse dans cette lointaine période du parti unique met aussi en lumière de quelles multiples manières s’est perpétuée jusqu’à nos jours la tentation pour les autorités de substituer leur propre parole à la libre expression des journalistes et à l’échange des opinions entre citoyens d’un même pays. À ce titre, la lecture de ce livre sera des plus féconde pour quiconque aspire à l’épanouissement d’une société ouverte à la pluralité des cultures, des idées et des croyances.
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