Perpignan, les dérives d’un système
L’affaire de la chaussette à Perpignan (Pyrénées-Orientales) n’est pas seulement un épisode tragi-comique qui a marqué la réélection du maire UMP, Jean-Paul Alduy. Elle jette une lumière crue sur une société locale bloquée dans l’un des départements les plus pauvres de France, moins de trois ans après des émeutes en centre-ville, sur fond de soupçon récurrent de clientélisme. Le 16 mars, lors du second tour des élections municipales, le président d’un bureau de vote, politiquement proche du maire, est interpellé avec des bulletins dans ses poches et ses chaussettes. Une information est ouverte, et un recours en annulation déposé devant le tribunal administratif de Montpellier.
La justice, administrative ou pénale, dira s’il s’agit de l’acte isolé d’un homme qui se présente comme « le roi des imbéciles », ou la bavure d’un système rodé par un demi-siècle de dynastie Alduy. « Le flagrant délit a permis de mettre le nez dans un système qui existe depuis longtemps », assure Clotilde Ripoull, la chef de file du MoDem.
Le « système » a été mis en place dès 1959 par Paul Alduy, le père de Jean-Paul Alduy, passé par petites étapes de la SFIO à l’UDF. Il a appuyé son pouvoir sur deux groupes, cantonnés dans des quartiers clairement identifiés : les Gitans, dans le quartier Saint-Jacques, sédentarisés depuis le XVe siècle et parmi les plus anciens habitants de la ville, et les rapatriés d’Algérie, dans le quartier du Moulin à Vent, bâti pour les accueillir. Saint-Jacques, épicentre des émeutes de 2005, est aussi « le pivot historique de la carte électorale de la droite municipale », analyse l’universitaire David Giband, dans la revue Hérodote (La Découverte, 1er trimestre 2006). Le vote gitan peut faire basculer le canton et par ricochet le conseil général, et les chefs de famille (les « tios ») ont longtemps servi de relais au maire en échange de faveurs.
« A ces dérives clientélistes se surimpose l’institutionnalisation d’une politique de ghetto, note sévèrement David Giband, c’est-à-dire un ensemble de choix politiques d’entretien de la misère et de la précarité. » Le taux de chômage chez les Gitans atteint 92 % en 1993, 60 % des moins de 50 ans sont illettrés dans un quartier où près de 2 000 logements étaient insalubres en 2004. Or, en 1993, Paul Alduy provoque une révolution de palais et écarte son premier adjoint et successeur désigné. Il confie la mairie à son fils Jean-Paul, polytechnicien et spécialiste de l’urbanisme. « Jean-Paul a voulu mettre un terme au système de son père, indique Jean Codognès, tête de liste divers gauche, mais il a rapidement constaté que le système était efficace, et il a cédé. »
Pour David Giband, Jean-Paul Alduy entendait mettre en place un système rénové, « fondé sur un découpage des populations à dominante religieuse ». Il utilise l’appartenance religieuse (musulmane pour les Maghrébins, juive et catholique pour les pieds-noirs, évangéliste pour les gitans) comme ciment de la paix sociale et pour créer de nouveaux relais. Les représentants religieux intègrent l’exécutif local et le maire théorise sa vision dans une « ville archipel de religions ». Rapprocher les communautés n’est possible que par leur « dénominateur commun : un lieu d’échange entre toutes les religions ». Il s’agit de promouvoir une « société d’archipel », car « les quartiers sont des îles », bien encadrées par des commissaires de quartier, héritage d’un vieux mode d’organisation médiéval.
Cette communautarisation « porte en soi de sérieux risques de dérive de type clanique ou de pouvoir tribal, insiste l’universitaire, plus difficilement contrôlable que le système clientéliste précédent ». Le 22 mai 2005, Mohammed Bey Bachir est battu à mort par une vingtaine de jeunes Gitans à Saint-Jacques. Le lendemain des obsèques, un jeune homme d’origine maghrébine est abattu sans raison apparente – une affaire privée, mais on l’a su plus tard. Les deux meurtres embrasent le centre-ville, saccagé pendant plusieurs jours. Pour la droite, il s’agit d’affrontements malheureux mais classiques, qui légitiment sa vision communautariste. Pour la gauche, c’est la rançon d’une politique clientéliste. Dans les deux cas, il s’agit de prendre le contrôle du quartier Saint-Jacques : la gauche départementale, tout en dénonçant le clientélisme, promet à son tour des aides sociales, sape en partie l’autorité des « alduystes » et facilite le passage du conseil général à gauche en 1998.
CLIENTÉLISME
L’affaire de la chaussette arrive ainsi à point nommé. Début mars, le sénateur n’était pourtant pas inquiet. Un sondage le donnait largement gagnant et les déchirements de la gauche lui inspiraient une parfaite confiance. Aux municipales, Jacqueline Amiel-Donat (PS) conduit une liste d’union, avec une partie de l’extrême gauche et le Parti communiste. Professeur, agrégée de droit et avocate du conseil général, elle est proche du président socialiste du département, Christian Bourquin, élevé à l’école de Georges Frêche et homme fort de la gauche. Elle obtient au premier tour 20,16 % des voix.
En face, un autre avocat, Jean Codognès, député socialiste de 1997 à 2002 et ambitieux conseiller général, soupçonne ouvertement M. Bourquin de clientélisme et n’a pas ménagé Mme Amiel-Donat. Sa liste divers gauche a obtenu 15,12 %. Politiquement proche de lui, la jeune liste MoDem, de Clotilde Ripoull, obtient 8,53 %, le FN est contenu à 12,29 %. Maintenir deux listes à gauche, c’est faire gagner M. Alduy. Sous la pression de l’opinion et la poigne de fer de M. Bourquin, l’opposition bâtit une liste unique, à un quart d’heure du dépôt des candidatures. Panique à la mairie qui, sur le papier, a déjà perdu avec la triangulaire imposée par le FN. Le maire l’emporte finalement (45,48 %), mais l’affaire de la chaussette scelle l’improbable alliance de l’opposition.
Le maire espère que la passion sera retombée avant une éventuelle invalidation. Il a déjà fort à faire entre la jeune et la vieille garde de son équipe, qui songent à sa succession. Et il ne manque pas de rappeler que les chevaliers blancs, à gauche, se font une virginité à moindre frais. M. Bourquin a été condamné, le 12 décembre 2007, à trois mois de prison avec sursis pour minoration des comptes de campagne et complicité de faux. Il a fait appel. Mme Amiel-Donat a siégé de 1989 à 1993 au côté de Paul Alduy. Elle a certes dénoncé en son temps la privatisation suspecte des cantines et les appels d’offres truqués, mais n’a pas été jusqu’à démissionner. Par amitié pour le vieux maire, qui avait fait d’elle une sorte d’héritière intellectuelle. Ce qui pèse encore dans l’affrontement avec le fils de son vieux mentor.