Sur les lois historiennes et la pénalisation des opinions aberrantes
par Paul Thibaud publié le 28 avril 2006 sur le site de l’Observatoire du communautarisme www.communautarisme.net.
1. Danger de s’en tenir à des changements opportunistes de la législation actuelle
L’article 4 de la loi de février 2005 a suscité tant de protestations que la nécessité de s’en débarrasser fait en apparence l’unanimité. Mais, comment faire ? Abroger sans plus cet article susciterait du côté des rapatriés, et même dans l’opinion en général (qui approuve très majoritairement le contenu de l’amendement Vanneste), des frustrations que certains ne manqueraient d’exploiter. Le réécrire n’est pas facile non plus. Que réécrire ? Remplacer, à propos de l’enseignement des aspects bénéfiques de la colonisation, l’adverbe « particulièrement » par « également » ou « aussi », cela suffirait-il ? Cela mérite-t-il une loi ? Il serait évidemment plus expédient de voter un texte faisant de toutes les questions de programme l’affaire du conseil ad hoc, ce qui rendrait caduc non seulement l’article 4 de la dernière loi mais aussi l’article 2 de la loi Taubira sur quoi il est calqué.
On pourrait en même temps, pour éviter de nouveaux débordements législatifs, permettre, en modifiant soit le règlement de l’Assemblée soit la Constitution, le vote de résolutions parlementaires. Encore faudrait-il, en accordant par exemple un droit de veto au gouvernement, se garantir d’une surabondance de déclarations irresponsables.
Mais de cette manière on n’aurait pas réglé complètement la question des lois actuelles, seulement celle de l’intervention législative dans les programmes scolaires. Resteraient les questions, dont l’intervention sur les programmes n’est que la conséquence, de la qualification légale de certains événements et de la répression des expressions qui contestent ces qualifications.
2. Prendre conscience de la logique psychologique et politique à l’œuvre
Le mouvement de l’opinion qui a suscité cette séquence de lois va bien au-delà de ce que contient la législation. L’objet de la loi Gayssot est réduit, elle ne concerne que l’expression publique du révisionnisme quand il s’attaque à des faits reconnus par un jugement international ou Français (Cela signifie-t-il qu’on a le droit de contester la culpabilité de Hoess, Commandant d’Auschwitz condamné par un tribunal polonais ?) Mais l’opinion fait un bloc des lois déclaratives ultérieures et de la loi pénale qu’est la loi Gayssot. L’opinion tend à croire, donc à imposer l’idée, que toute mise en cause, toute relativisation même, de ce qui a été proclamé crime contre l’humanité, donc imprescriptible, relevant d’une qualification « inoxydable », inaccessible aux contingences temporelles, doit évidemment être sanctionné. C’est ce que l’assignation de Pétré-Grenouilleau soutient, s’appuyant non sur la loi Taubira, mais sur les travaux préparatoires de celle-ci. On aurait donc tort de ne considérer que les effets juridiques des « lois historiennes ». Leur effet politique, leur effet sur les mentalités sont bien plus importants. Réclamant des indemnités financières, les avocats des minorités victimaires cherchent a obtenir l’équivalent de condamnations pénales. Même si elles n’ont guère de chances d’aboutir, les actions en justice contre ceux qui contestent que le massacre des Arméniens soit un génocide ou bien qui relativisent la spécificité de la traite transatlantique, constituent un harcèlement, elles peuvent aussi susciter des mobilisations politiques et parfois des « sécessions mémorielles » dangereuses.
Certes, cette logique dépasse le cadre national (l’assignation de l’historien de l’esclavage s’appuie aussi sur les statuts de la Cour Pénale Internationale) mais dans ce contexte le législateur doit d’autant plus maintenir l’idée que la loi n’exprime pas un idéal moral, mais les engagements pratiques qu’un peuple peut prendre à un moment donné, en fonction de ses possibilités actuelles. Ce qui est en cause ici, c’est en somme le réalisme de la loi, son rattachement à un corps politique déterminé, le fait qu’elle est un engagement responsable et non une manière de se disculper.
3. La loi Gayssot et la concurrence des victimes
L’état d’esprit qui fait de la loi une démonstration collective de moralité en satisfaisant un groupe de victimes, et non la décision d’un peuple de s’organiser et d’orienter l’action de son Etat à un moment donné en fonction de ce qu’il est à ce moment, cette attitude suscite des demandes proliférantes d’être reconnu comme appartenant à une catégorie de victimes de l’histoire et de voir condamnés ceux qui contestent ce statut. Entre la proclamation et la pénalisation, l’opinion voit spontanément un lien de conséquence. C’est pourquoi la loi Gayssot après avoir été le premier maillon d’une chaîne de reconnaissances, ne cesse de susciter une demande de pénalisation que les avocats des associations cherchent obstinément à faire aboutir.
La concurrence des mémoires victimaires a eu pour effet de compromettre l’effet attendu de la loi Gayssot. L’intention était de combattre un négationnisme qui était une expression nouvelle de l’antisémitisme. En fait elle a favorisé un autre antisémitisme que répand Dieudonné, un antisémitisme de frustrés. Il est notable en effet que nombre des actions en justice de ceux qui revendiquent au nom de leurs souffrances oubliées visent des personnalités ou des journalistes juifs. La loi en question était supposée exprimer et cimenter un consensus national, son effet à terme a été de déchirer celui-ci selon une ligne inquiétante.
La pénalisation de certaines expressions, même scandaleuses, porte atteinte à une liberté fondamentale. D’où la difficulté de la mettre en oeuvre. Quand les juges acquittent les prévenus par crainte de brimer la liberté de parler et d’écrire, comme cela est arrivé plus d’une fois, ils semblent approuver les opinions en cause. Quand ils condamnent, ils fabriquent des martyrs de la liberté, avec les dangers que cela comporte. Certes, la loi Gayssot a voulu laisser libre la recherche, ne sanctionnant que l’expression publique des idées en question. Mais qu’est-ce qu’une science à huis clos ? Le soupçon d’une vérité officielle qui oblige à taire les vérités dérangeantes n’est-il pas alors inévitable ? Il faut donc conclure que ce qui a été fait l’a été maladroitement et que cela a été compromis par ce qui n’avait pas été anticipé.
4. La spécifité de la Shoah, par quoi remplacer Gayssot ?
La justification la plus forte de la loi Gayssot était que le génocide des Juifs a été unique par son ampleur et sa signification. Mais l’insistance sur la souffrance des victimes de la Shoah pour illustrer cette spécificité a débouché sur une banalisation, dont la concurrence des victimes est l’illustration. Il y a une mauvaise compréhension « victimiste » de ce que la Shoah a d’unique. Ce pont de vue porte à comparer les colonnes d’Arméniens poussées vers le désert pour s’y perdre, les koulaks morts de faim et le gazage en masse des Juifs de Transylvanie ? Comment dire que le dernier de ces crimes est le plus cruel ? Le caractère moderne des moyens fait-il une différence essentielle ? Les chiffres même ne permettent pas de hiérarchiser. Doit-on considérer le nombre ou le pourcentage des victimes ? Faut-il tenir compte (et comment ?) de la durée du massacre ?
En réalité, c’est la signification du massacre qui fait la différence. Le massacre des Juifs d’Europe par les nazis illustrait une vision selon laquelle le code moral de l’humanité devait être remplacé par la lutte des races, par une sorte de bestialisation de l’espèce humaine. Symboliquement et de fait les Juifs de l’Europe occupée étaient ceux qu’il fallait supprimer d’abord, pour avancer dans ce projet monstrueux, ne serait-ce que parce qu’ils s’identifiaient à une Loi qui est une des sources de la civilisation que le Reich prétendait abolir. Dans ce cas, il s’agissait donc, au-delà du crime particulier, d’abolir le code moral de l’humanité. Que l’événement soit crucial, la suite de l’histoire le montre puisque l’organisation du monde depuis 1945, la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’effectivité nouvelle d’un droit supra-national… sont ancrées dans le souvenir du crime hitlérien et dans l’exécration du régime qui en été l’auteur.
On voit donc que ce n’est pas la dimension matérielle ou la cruauté du forfait qui comptent mais le caractère universel de sa signification, le fait qu’il exprime, au-delà d’une haine particulière, la négation de l’humanité de l’homme et qu’il ait été le point de départ d’une nouvelle période historique, orientée au désir, comme on l’a répété, du « plus jamais ça ».
Si la Shoah a été pour tout l’occident un rendez-vous décisif avec l’inhumanité, à quoi a répondu le désir de « faire humanité » sur des bases nouvelles, il en résulte que la « concurrence des victimes » n’a pas lieu d’être. Si l’on est tombé dans cette concurrence c’est à travers la démarche qu’illustre la loi Gayssot : faire de la Shoah un souvenir cauchemardesque auquel il serait moralement obligatoire et moralement salutaire de rester fixé. Donc en insistant sur ce qui s’est produit et non sur la manière d’y répondre et en s’intéressant à la matérialité des faits, à la particularité concrète de l’événement plus qu’à sa signification historique et à la réponse en terme de progrès moral que l’humanité a faite, a commencé de faire, à cette catastrophe.
Beaucoup pensent que la loi Gayssot a été une erreur, mais que l’abroger aujourd’hui, en même temps que les lois déclaratives qui ont suivi, est impossible parce que ce serait faire une concession au révisionnisme et à l’antisémitisme qu’il couvre. Mais faut-il pour autant conserver une législation qui répand le victimisme et fomente un nouvel antisémitisme ? Il n’est pas possible de camper sur les positions actuelles. Il faut changer de terrain, passer de la sanctuarisation des mémoires particulières à la reconstruction de la mémoire commune, passer aussi de l’obsession du passé maudit au devoir d’envisager un avenir en fonction de ce passé. La loi Gayssot que certains veulent conserver pour des raisons symboliques, perdrait cette dernière justification si un geste politique était posé qui lui enlève cette dernière justification.
5. Retisser une mémoire commune
On est parfois tenté de tirer des querelles ambiantes la leçon que les politiques ne doivent pas s’occuper d’histoire. Ce n’est pas exact, les politiques dignes de ce nom n’ont jamais cessé de réfléchir à l’histoire et d’en parler. S’appuyer sur une réflexion historique, ce n’est pas du tout la même chose que déterminer légalement un fait historique. L’histoire n’est pas une compétence des politiques, mais elle est pour eux une référence indispensable, ils la mettent et la remettent en « récit », un récit sans cesse à retisser.
Tout le monde, devant la guerre des mémoires qui menace l’unité de la nation, demande ou souhaite une « mémoire partagée », mais comment construire celle-ci? Bien souvent, on ne réclame à cette enseigne que la prise en compte imposée aux autres de la souffrance de son propre groupe. Ce qui tend à faire de la mémoire ainsi construite un puzzle d’horreurs ou même un champ de bataille. Ce qu’il faut constituer, ce n’est pas une collection de griefs mais un récit commun en donnant aux événements une importance inégale. On n’y parvient pas en répondant à toute injonction de se souvenir, injonction à quoi chacun résiste quand elle lui est faite dans le privé. Il s’agit du besoin de se situer, de se retrouver grâce à un récit qui permet de voir et de comprendre les événements.
Ce récit, le politique doit le proposer, s’il est vrai qu’une figuration du passé est nécessaire (voir ce que Paul Ricoeur a écrit de l’identité narrative) pour que soit accomplie, du moins envisagée, la tâche propre du politique, celle de préparer l’avenir. Ce récit, comme l’indiquent maladroitement les interdits posés par la loi Gayssot, devrait être centré sur la Shoah, référence essentielle et qu’on peut dire sacrée, sacré qu’on ne défendra en légiférant contre le sacrilège, comme tant de précédents le montrent, mais en montrant comment il peut nous inspirer.
Plutôt que d’édicter des interdictions qui attirent la méfiance, disons donc que la République a été en France refondée sur la résistance au nazisme et à son projet, donc sur le refus de l’antisémitisme (la France Libre ayant dès 1940 récusé le Statut des Juifs), que notre système de solidarité sociale, de même que le désir d’une « paix perpétuelle » en Europe ressenti à la fin de la guerre, traduisent ce qui a été un sursaut moral non moins que patriotique, disons que, pour la même raison, l’idée d’une nouvelle organisation mondiale a surgi au même moment, alors que l’idée d’un dépassement de la colonisation commençait de s’imposer à beaucoup de consciences. Cette reconstruction politique et morale a connu avatars, retards, déceptions et difficultés notamment à cause de la menace communiste, mais nous sommes encore tributaires de ce renouveau à prolonger, dont le drame des Juifs est le foyer, sans que cela entraîne pour eux aucun privilège, sinon celui de signifier pour autrui. C’est une « mise au point » de ce genre que la nation attend, qui lui permettrait de se retrouver au lieu de se perdre en querelles et en griefs.
On voit donc qu’il s’agit de répondre à la guerre des mémoires par un geste collectif et même unanime d’affirmation du sens que prend l’horreur hitlérienne et le sursaut qu’elle a suscité pour nous Français, d’où que nous venions, parce qu’il s’agit de l’histoire de notre pays et de la manière dont nous voulons la poursuivre. Il ne s’agit pas de faire une loi à ce propos, mais on peut penser qu’une déclaration commune du Président de l’Assemblée, du Président du Sénat et des Présidents de tous les groupes qui forment le Parlement sur le sens de la Shoah pour nous, pour l’histoire où nous nous inscrivons, exprimerait mieux qu’une interdiction dont nous voyons les effets, ce dont la nation a besoin. Et pour le dire, une manifestation d’unanimité politique conviendrait mieux qu’une déclaration du seul Président de la République dont les propos seraient entendus en fonction de sa personne et parasités par la considération d’un intérêt électoral, que les média identifieraient ou inventeraient nécessairement.
Paul Thibaud – 28 avril 2006.