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Édition du 1er mars au 15 mars 2025

Patrimoine colonial : l’Angola derrière les vitrines des musées suisses, par Cindy Nsengimana

Les musées suisses regorgent d’objets venus d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie prélevés à l’époque coloniale. Mais comment expliquer leur présence dans ce pays officiellement sans colonies ? C’est que, en dépit des apparences, nombre de citoyens helvétiques ont pris part à l’entreprise impériale européenne en tant que mercenaires, marchands, missionnaires ou encore naturalistes. En parcourant ces territoires sous domination directe ou indirecte européenne, ces voyageurs ont collecté plantes, animaux et artefacts, intégrés par la suite aux collections des musées suisses et qui s’y trouvent encore aujourd’hui. Ce processus d’acquisition s’illustre notamment à travers les missions scientifiques suisses en Angola du XXe siècle, que nous allons aborder ici.

« Marcel Borle et son public », tiré de Jacquat, Marcel, « La Mission scientifique suisse en Angola à travers le journal tenu par Marcel Borle (1928-1929) »,

dans Tissot, Laurent et alii, Dévoiler l’ailleurs : Correspondances, carnets et journaux intimes de voyages, 2020, Neuchâtel : Éditions Alphil PUS p. 55-79.

« La nuit tombe et devant notre tente chante le gramophone… Il dit ses chants suisses que nous écoutons à la pâle clarté d’une mince lune, entourés d’une troupe de noirs étonnés. » Tirée du Journal de Marcel Borle, rédigé entre 1928 et 1929 en Angola, cette phrase pousse à s’interroger : que font des Suisses au milieu de l’ancienne colonie portugaise ?

Cette histoire débute en 1928, lorsqu’un médecin neuchâtelois nommé Georges Hertig projette d’organiser une expédition de chasse dans la région de l’actuel Angola. Le docteur, établi depuis de longues années en Afrique du Sud, propose à son ami, l’industriel William Borle, de se joindre à lui. William connaît lui aussi l’Afrique puisqu’il a participé à la Mission Tranin-Duverne, qui a relié en voiture Conakry à Djibouti entre 1924 et 1925. Son fils, Marcel Borle, se trouve alors à Paris où il étudie la musique. Le jeune Borle est sommé par son père de se joindre à l’expédition de chasse et se retrouve chargé de filmer le voyage. C’est aussi William Borle qui recrute le dernier membre de l’expédition, un certain Albert Monard. Conservateur au Musée d’histoire naturelle de la Chaux-de-Fonds, Monard va changer la nature et la portée de l’expédition. En tant que naturaliste, il collecte sur place plus de 200 animaux, plantes et objets indigènes. La partie de chasse devient ainsi la première Mission scientifique Suisse en Angola (MSSA).

Illustration tirée de Monard, Albert, Mission scientifique suisse dan l’Angola : résultats scientifiques, Neuchâtel : Bulletin de la Société Neuchâteloise des Sciences Naturelles, 1930.

Il n’y a cependant rien d’exceptionnel à ce genre d’expédition. Dès le 19ᵉ siècle, dans un contexte d’expansion coloniale, les voyages d’exploration se multiplient, servant à la fois les ambitions impérialistes et le développement de certaines sciences en phase de professionnalisation, telles que la géographie et l’anthropologie. D’un côté, ils fournissent aux puissances coloniales des données précieuses sur l’environnement, les ressources naturelles et les populations indigènes, renforçant ainsi leur contrôle sur les territoires ; de l’autre, ces expéditions contribuent à légitimer ces branches scientifiques émergentes en leur conférant un rôle concret dans l’entreprise coloniale, favorisant leur reconnaissance au sein du monde académique européen. Dans ce cadre, les explorateurs collectent plantes, animaux, objets produits par les populations locales et restes humains autochtones[1], enrichissant les connaissances scientifiques tout comme les collections des musées européens.

Ce qui est peut-être plus surprenant dans ce récit, c’est en revanche l’origine de ses protagonistes. Si la Suisse n’a vraisemblablement pas d’ambitions expansionnistes officielles ou de politique coloniale à nourrir, son désir de développer ses sciences – mais aussi, bien sûr, son économie – et de remplir ses musées est pourtant bien présent[2]. Le petit pays profite ainsi des organisations et des réseaux mis en place par ses voisins conquérants pour organiser ses propres missions scientifiques, à l’image de la première MSSA.

Les quatre personnages quittent leur Suisse natale le 26 juin 1928 en direction de Lisbonne, d’où ils embarquent pour un long voyage en direction de la colonie portugaise. Ils y restent neuf mois, avant de regagner la Suisse avec de nombreux colis contenant des plantes, des oiseaux, des reptiles, des instruments de musique, des armes, des bijoux et de nombreux autres artefacts.

Marcel Borle a également dans ses affaires six cahiers rédigés sur place, dans lesquels il partage des descriptions des populations locales. Précieuses pour l’ethnographie, elles montrent également que l’infantilisation des populations africaines ne se limite pas aux puissances coloniales et que l’idée de la supériorité occidentale est également ancrée dans les esprits helvétiques : « Ces noirs sont de vrais enfants. Un rien les amuse et tout ce qu’on leur donne leur fait grand plaisir : boîte de conserve vide, caoutchouc fermant les boîtes de pickles, couvercles de fer blanc qu’ils découpent pour en faire des bracelets. »

Marcel décrit aussi les sentiments que lui provoquent les paysages traversés, la beauté pure et fragile des fleurs, ou encore les poissons-grenouilles qu’il aperçoit près de points d’eau. Mais ces écrits n’étaient initialement pas destinés à la publication et tiennent plus du journal intime que de la contribution savante.

Pour l’aspect scientifique, il faut compter sur Albert Monard, qui publie peu de temps après son retour les résultats de la mission dans le Bulletin de la Société Neuchâteloises des Sciences Naturelles. La publication du naturaliste, et surtout la collection qu’il ramène en Suisse, permettent à la MSSA d’avoir un réel retentissement scientifique, dans les domaines des sciences naturelles et de l’ethnographie. Le succès est tel qu’une seconde mission scientifique suisse est organisée entre 1932 et 1933, Monard à sa tête. Cette seconde MSSA est résolument plus scientifique, mieux préparée, et cela se ressent : cette fois, ce sont plus de 3’500 objets naturels et artisanaux qui sont récoltés !

Le précieux butin est envoyé et conservé depuis au Musée Ethnographique de Neuchâtel (MEN). S’il s’agit d’une fierté pour l’institution suisse à l’époque, cette importante collection angolaise est inévitablement remise en question dans un contexte post-colonial.

Le musée neuchâtelois, conscient des controverses qui peuvent entourer les objets collectés en contexte colonial, propose depuis les années 1980 des expositions visant à aborder les problématiques du colonialisme, de la colonialité, et souhaite inviter ses visiteuses et visiteurs à remettre en question notre société en essayant d’éclairer la façon dont elle s’est construite. L’exposition Retour d’Angola, qui s’est tenue entre les murs du MEN entre 2007 et 2012, traite d’ailleurs en détail de la seconde MSSA, tout comme le livre éponyme.

Affiche de l’exposition Retour d’Angola,

En ce moment dans la même ville, l’exposition Naming Natures : Natal History and Colonial Legacy (15 décembre 2024 – 17 août 2025) retrace l’histoire de Johann Jakob von Tschudi. Parti au Pérou entre 1838 et 1842, il en a rapporté une quantité impressionnante de spécimens animaliers, d’artefacts indigènes, mas aussi de restes humains, qui sont aujourd’hui encore conservés au Musée d’histoire naturelle de Neuchâtel.

Ailleurs en Suisse, de nombreuses expositions traitent également du sujet des implications helvétiques dans le colonialisme européen et ses conséquences. Récemment, le Musée d’Ethnographie de Genève s’est lui aussi penché sur l’histoire de ses collections dans l’exposition Mémoires : Genève dans le monde colonial. Le Musée d’histoire de Berne aborde jusqu’en juin 2025 une thématique plus sociale et actuelle dans son exposition Résistances : Comment aborder le racisme à Berne. Lucerne propose, dans son célèbre Musée des Transports, une exposition longue durée, Kakao, Kunst und Kolonialismus (20 juin2024 – 7 juin 2026), qui s’intéresse aux liens entre la Suisse et le Brésil à travers les collections de Philippe Keller, commercant oture-met fasciné par la navigation.

De nombreux autres événements sur cette thématique de la Suisse coloniale sont à venir, démontrant l’intérêt des institutions muséales et du public pour ce pan de l’histoire longtemps occulté. Ces expositions nous rappellent que la Suisse, loin d’être une simple spectatrice du colonialisme, a su en tirer profit. Derrière l’image d’un pays neutre se dessine une histoire bien plus nuancée, où savoir et pouvoir sont souvent entremêlés.

Ressources :

Andrey, Fanny, Nsengimana, Cindy, Les musées ethnographiques suisses comme instrument de l’impérialisme colonial du long XIXe siècle, Séminaire d’histoire contemporaine, Faculté des Lettres : Université de Lausanne, 23 p.

Brizon, Claire, Collections coloniales : À l’origine des fonds anciens non-européens dans les musées suisses, Zürich : Seísmo Verlag, 2023, 336 p.

Gonseth, Marc-Olivier et alii (dit.), Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas, 1904-2004, Neuchâtel : MEN, 2005, 644 p.

Gonseth, Marc et alii, Retour d’Angola, Neuchâtel : MEN, 2010, 340 p.

Loiseaux, Olivier, « L’exploration au 19e siècle : qui, pourquoi, comment ? », Banque nationale de France : Les Essentiels, consulté le 20 janvier 2025.

Jacquat, Marcel, « La Mission scientifique suisse en Angola à travers le journal tenu par Marcel Borle (1928-1929) », dans Tissot, Laurent et alii, Dévoiler l’ailleurs : Correspondances, carnets et journaux intimes de voyages,  2020, Neuchâtel : Éditions Alphil PUS p. 55-79.

Reubi, Serge, « Discipliner la science de l’homme : Les collections suisses d’outre-mer (1890-1940) », Gradhiva, n°23, 2016, p. 96-121.

Site internet du Musée Ethnographique de Neuchâtel : https://www.men.ch/fr/collections


[1] Un rapport signé par Ahmet Köken, Bernhard Schaer et Fabio Rossinelli paraîtra bientôt sur le sujet : près de 4’000 restes humains de personnes anciennement colonisées se trouvent dans des musées et institutions suisses !

[2] Pour plus d’informations à ce sujet, voir par exemple l’ouvrage de Claire Brizon : Collections coloniales. À l’origine des fonds anciens non-européens dans les musées suisses, paru en 2023 auprès des Éditions Seismo.

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