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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Patrick Weil : des liens se sont tissés entre hier et aujourd’hui

Si on s'en tient à la stricte approche juridique, rien ne permet de rapprocher le statut d'infériorité des indigènes des colonies avec la situation de leurs descendants aujourd'hui dans la République française, qui, s'ils sont Français, ont les mêmes droits que l'ensemble des citoyens. Mais le rapprochement parle aux personnes originaires de l'immigration d'Algérie ou d'autres colonies, qui le ressentent comme un élément d'explication évident des discriminations qu'elles vivent dans leur quotidienneté. par Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS (Centre d'Histoire sociale du XXe siècle, université Paris I Panthéon - Sorbonne) 3



H & L 131

Cet article fait partie du dossier Le trou de mémoire colonial consacré à la colonisation et ses séquelles, publié dans le numéro 131 de Hommes & Libertés, revue trimestrielle de la LDH.

Vous pouvez consulter le sommaire complet et/ou vous abonner à Hommes & Libertés.

«  Le passé n’est jamais mort.

Il n’est jamais le passé
 »

William Faulkner, Requiem pour une nonne

La question du rapport entre le passé colonial et la citoyenneté aujourd’hui des personnes originaires de l’immigration des anciennes colonies est complexe. D’un côté, il n’y a aucun rapport entre le statut de l’indigénat qui faisait qu’en Algérie, par exemple, la très grande majorité des musulmans étaient maintenus dans une infériorité juridique du point de vue de la citoyenneté, du point de vue civil, du point de vue religieux et du point de vue pénal, et la situation de leurs descendants aujourd’hui dans la République française. Puisque ceux-ci, s’ils sont Français, ont les mêmes droits que l’ensemble des citoyens, sont soumis au même Code civil, au même Code pénal et aux mêmes règles quant à la laïcité, et, s’ils sont étrangers peuvent devenir Français relativement aisément par les mécanismes du droit de la nationalité. Mais, d’un autre côté, comment se fait-il que quelque chose qui peut paraître aussi absurde, du point de vue factuel, que de comparer l’indigénat d’hier à la situation des personnes issues de l’immigration des anciennes colonies aujourd’hui, comme l’a fait l’appel des « Indigènes de la République » ait eu un tel impact ? C’est que ce rapprochement parle à des gens qui le ressentent comme évident dans leur vécu et dans leur quotidienneté.

Il y a donc un décalage entre la formalité des faits et la perception d’un vécu par certaines personnes. De ce point de vue, je prendrai l’exemple de deux populations différentes de la population métropolitaine moyenne : celui de nos compatriotes originaires des départements d’outre-mer, notamment des Antilles ; et celui des enfants de l’immigration venue d’Algérie et du Maghreb.

Les personnes originaires des départements d’outre-mer ont des ancêtres qui ont subi la traite et l’esclavage, avant leur abolition par la République – une première fois en 1794, puis, suite à leur rétablissement sous l’empire, définitivement en 1848. Et, lorsqu’on lit un ouvrage comme celui de Jacques Cantier et Éric Jennings1, qui compare les colonies sous Vichy – en particulier la Guadeloupe, l’Indochine et Madagascar – on voit que la Guadeloupe, par exemple,
à la fin de la guerre, a revendiqué le statut de département, c’est-à-dire l’égalité complète dans la République, alors que l’Indochine et Madagascar ont revendiqué l’indépendance, qu’elles n’obtiendront qu’après beaucoup de difficultés, comme on le sait. Pourquoi cette différence ? On peut dire que les Antillais ont pu, plus aisément que les colonisés d’Indochine, d’Afrique ou de Madagascar, s’identifier à la République, car c’est la République qui avait, dans la foulée de la première abolition, aboli définitivement l’esclavage en 1848. Et toutes les études historiques montrent que les esclaves eux-mêmes ont invoqué pour se libérer les valeurs de la Révolution française et de la République, qu’ils ont retournées contre les soldats qui venaient parfois les mater.

L’abolition de l’esclavage, la proclamation de l’indignité de l’esclavage, qui a été un des premiers gestes de la IIe République, était déjà, en quelque sorte, une proclamation solennelle que l’esclavage était un « crime contre l’humanité », comme ce sera dit plus tard, en 2001. Par ailleurs, la majorité des descendants d’esclaves devenus des citoyens sont restés dans les îles, ils ont élu, depuis 1848 et sous les différentes Républiques, des députés, des sénateurs, et, avec la départementalisation de 1945, si le pouvoir économique ne leur appartient pas toujours, le pouvoir politique leur appartient et la citoyenneté politique existe bel et bien pour eux.

Les immigrés venus des autres colonies ne sont pas du tout les héritiers de la même histoire, parce que, à l’encontre de la majorité de la population des autres colonies, la République a entériné une discrimination légale. À commencer par la constitution de la IIe République, en 1848, qui a privé de la citoyenneté la population algérienne tout en déclarant française l’Algérie. La discrimination légale est particulièrement évidente dans le cas de l’Algérie parce que les autres colonies – le Sénégal et les autres colonies africaines, Madagascar, l’Indochine, etc. – n’ont jamais eu le statut d’appartenance complète à la France républicaine. C’est dans le cas de l’Algérie qu’on voit le décalage le plus évident entre la proclamation des principes par la République et leur violation.

Le combats des immigrés pour le droit au séjour et de leurs enfants pour la citoyenneté

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’immigration algérienne en France s’est développée,
facilitée du point de vue juridique par les accords d’Evian. Qu’est-ce que l’on a constaté ensuite lorsqu’il s’est agi d’intégrer – j’emploie ce terme, car, du point de vue du droit, il s’agit d’une assimilation juridique, ce qui est réclamé, c’est l’égalité, donc l’intégration ou l’assimilation juridique qui permet à un étranger de devenir français -, on a constaté qu’il y a eu bien des obstacles et qu’il a fallu bien des combats avant que ces immigrés algériens obtiennent les mêmes droits que ceux qu’on avait donnés, dans le passé, aux autres immigrés. On oublie que monsieur Giscard d’Estaing a même cherché à faire repartir la majeure partie des immigrés légaux algériens, tunisiens, marocains. Il a utilisé tous les outils de l’État pour essayer d’organiser le renvoi forcé de la majorité de l’immigration algérienne, marocaine et tunisienne. Il a été lepéniste avant Le Pen, il a même été beaucoup plus loin puisque Le Pen dit qu’il le ferait en pensant qu’il ne serait jamais à même de pouvoir le faire, alors que Giscard d’Estaing, lui, a essayé de le faire.

Une fois que ce projet a échoué, il a fallu attendre 1984, donc dix ans après l’arrêt de l’immigration de travailleurs, pour que les immigrés originaires des anciennes colonies du Maghreb et d’Afrique noire se voient attribuer le même statut que ceux d’Italie ou de Pologne, c’est-à-dire la carte de résident qui régularise leur situation. On aurait pu penser qu’on s’arrêterait là. Non, voilà qu’a été lancé le débat sur la réforme du code de la nationalité ! Avec l’idée que leurs enfants devraient faire un geste supplémentaire par rapport à ce que devaient faire, jusque-là, les enfants d’Italiens, de Polonais et de tous les autres immigrés.

J’ai combattu ce projet, mais je n’avais pas mesuré avant de travailler sur l’histoire de la nationalité française pour mon livre Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution (2002), à quel point on avait, avec la loi de 1993, blessé, symboliquement encore plus que factuellement, les identités individuelles de beaucoup d’enfants d’Algériens, par exemple. La plupart n’étaient pourtant pas concernés par la réforme de l’accession à la nationalité française, puisque la loi de 1993 n’a finalement pas mis en cause le « double droit du sol » – que, là encore, monsieur Giscard d’Estaing et d’autres voulaient supprimer – selon lequel les enfants nés de parents eux-mêmes nés en France étaient Français – et l’Algérie était la France avant 1962. Mais, même s’ils n’étaient pas touchés puisque leurs parents étaient nés en Algérie avant 1962, ils l’étaient symboliquement, parce que c’est eux qui étaient visés par ce geste supplémentaire qu’on a demandé, entre 1994 et 1998, à tous les enfants nés en France de parents étrangers. Et ils ont bien compris que cette mesure, qui concernait concrètement les enfants des immigrés originaires des autres colonies, les visait aussi.

Cela n’a-t-il pas revivifié, en quelque sorte, leur mémoire familiale ? Cela n’a-t-il pas favorisé tout d’un coup le retour dans l’actualité d’un traumatisme qui était enfoui dans le tréfonds de la mémoire de leurs parents et de leurs grands-parents ? N’a-t-il pas fait revenir cette idée enfouie dans la mémoire de leurs parents et de leurs grands-parents, qu’en Algérie, ils avaient été français sans vraiment l’être, ils avaient eu la qualité de Français mais, pour devenir pleinement Français, pour avoir la pleine nationalité avant 1947, ou pour passer d’un collège électoral à l’autre après 1947, il leur avait fallu faire une démarche particulière. On employait même, à l’époque, le terme de naturalisation pour désigner ce passage d’un statut à l’autre. C’est dire qu’ils n’étaient pas vraiment Français, puisque c’est un terme qu’on emploie habituellement pour désigner l’accès des étrangers à la qualité de Français !

Finalement, en 1998, on a rétabli les choses. Mais la blessure a été marquante et il y a des témoignages très précis – en particulier dans les travaux de Stéphane Beaud2 – sur l’impact de ce débat, de 1984 à 1998 sur la réforme du code de la nationalité, sur le vécu de ces enfants d’immigrés algériens, sur la perception de leur part d’une stigmatisation et d’un rejet vers la patrie de leurs ancêtres.

Après tant de difficultés, après tant de combats, des immigrés pour le droit au séjour dans les années 1970 et 1980, de leurs enfants pour la pleine reconnaissance de leur citoyenneté dans les années 1980 et 1990, n’y a-t-il pas le sentiment chez beaucoup de Français dont les parents sont originaires d’Algérie ou des anciennes colonies qu’on revenait en arrière, que leur valeur n’était pas la même que celle des autres citoyens, qu’ils n’avaient pas accès de plain pied à la même citoyenneté ?

Les questions des discriminations et de l’enseignement

À cela s’ajoutent les discriminations concrètes du fait de la couleur de peau, de l’apparence physique, du patronyme, etc., que nous connaissons bien. Celles-ci ne touchent pas tous les milieux professionnels de la même manière. Elles sont davantage présentes dans les domaines où on doit passer par un système socialement très sélectif, comme ceux de l’accès aux grandes écoles, du marché privé du logement ou du marché de l’emploi salarié. C’est là qu’on rencontre les discriminations raciales directes ou indirectes. Mais dans les itinéraires professionnels où on ne rencontre pas une telle sélection, par exemple dans les métiers du droit (de la profession d’avocat à celle de magistrat), où il n’y a pas de grandes écoles, auxquels on accède via des facultés de droit qui sont ouvertes à tout bachelier ou en présentant un concours administratif ouvert à tous, on voit des réussites professionnelles qui n’existent pas dans les métiers où règne un système socialement plus sélectif. De même dans les professions médicales, celles de chefs d’entreprises ou d’artisans.

Il faut absolument mettre en oeuvre un plan de lutte contre les discriminations, mais même si ce plan était mis en oeuvre et s’il réussissait, il ne faudrait pas oublier que l’on enseigne une histoire « métropolitano-centrée ». Il y a, à l’intérieur de la métropole, une diversité des mémoires familiales qui ne coïncident pas forcément avec l’enseignement scolaire. Avec les immigrations qui ont ajouté de nouvelles diversités à la population française, on est confronté à des mémoires familiales en discordance avec la mémoire républicaine. Il faut que l’enseignement scolaire couvre l’ensemble du champ de l’Histoire de France, et, l’Histoire de France, c’est aussi l’histoire de la colonisation, c’est aussi l’histoire de l’esclavage. Or, voilà ce que m’a dit un inspecteur de l’Éducation nationale quand, lors des travaux de la commission Stasi, je lui ai demandé « Et l’enseignement de l’histoire de l’esclavage ? » : « Et bien, on va le développer dans les DOM ». Comme si, en métropole, cela ne nous concernait pas !

Cette question est fondamentale. Il y a une grande mode aujourd’hui qui consiste à dire : « Enseignons le fait religieux ». Or, pour les enseignants, enseigner le fait religieux, c’est extrêmement compliqué. En tant que chercheur en histoire au CNRS, si on me demandait d’enseigner le fait religieux, je ne saurais pas vraiment comment m’y prendre, alors qu’enseigner l’histoire de la colonisation ou de l’esclavage, cela ne pose pas les mêmes difficultés et devrait être une priorité dans une réforme des programmes d’histoire.

Encore faut-il qu’on facilite les travaux historiques dans ce domaine. Et qu’on ne se contente pas de travailler sur des évènements marquants. Bien sûr, il y a eu les massacres de Sétif, il y a eu la guerre d’Algérie. Mais, à mon avis, du point de vue du marquage des esprits, des représentations et du vécu des familles, la guerre d’Algérie est moins importante que les cent trente années de la colonisation de l’Algérie. De même, l’esclavage dans ses formes concrètes, en tant qu’histoire sociale à connaître dans ses pratiques concrètes, n’est pas un objet suffisant d’investissement de la part du ministère de l’Éducation nationale. Il n’y a pas suffisamment de chaires d’histoire de la colonisation et de l’esclavage, il n’y a pas suffisamment de doctorats sur ces questions. Il y a un énorme travail à faire dans ces domaines. C’est une des revendications que devrait reprendre le Collectif des historiens contre la loi du 23 février 2005 et j’espère que les collègues vont se battre pour que cet enseignement soit développé. 

  1. L’empire colonial sous Vichy, dirigé par Jacques Cantier et Éric Jennings, Odile Jacob, 2004. Jacques Cantier enseigne à l’université du Mirail à Toulouse et Éric Jennings à l’université de Toronto.
  2. Stéphane Beaud, sociologue, maître de conférence à l’université de Nantes et chercheur associé au CSU (Cultures et sociétés urbaines), est notamment l’auteur de Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes ; Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Hachette, coll. Pluriel, 2005 ; et de Le jeune et le sociologue. Correspondance électronique, Younès Amrani et Stéphane Beaud, La Découverte, 2004.
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