Paris/Tokyo : la mémoire coloniale qui bloque
par Pascal Blanchard, le 1er juin 2005, sur www.africultures.com
On connaît l’esprit qui guide, depuis soixante ans, les leaders politiques japonais : aucun regard critique sur l’époque des conquêtes coloniales sans risque électoral majeur. Le contexte est largement influencé par une multitude de groupes de pression révisionnistes, dont le plus actif reste l’Association des familles de victimes de guerre que préside Ruytaro Hashimoto, membre influent du PLD. Celui-ci a imposé sa « vision » du « passé » colonial japonais à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre, en 1995.
Pour le soixantième anniversaire, en 2005, le contexte n’a pas beaucoup changé 1, bien au contraire, comme le montre la réaction des millions de manifestants chinois ou la lecture attentive des manuels scolaires japonais. Seule la pression diplomatique chinoise – qui a oublié un peu vite son hégémonie coloniale au Tibet – et l’enjeu du siège onusien 2, attendu depuis tant de décennies, ont contraint le Premier ministre japonais, Junichiro Koizumi, à une déclaration officielle, dans « un esprit d’humilité », lors du sommet afro-asiatique de Djakarta le 22 avril 2005 : « le Japon, à travers son pouvoir colonial et ses agressions, a provoqué des dégâts et des souffrances considérables ».
Par contre, aucune mesure ne semble être prise pour changer au Japon le discours « officiel », ni les manuels scolaires, ni la floraison d’écrits révisionnistes. Et cette déclaration, si elle semble résoudre dans l’immédiat la crise ouverte avec la Chine, n’est guère différente de celle de son prédécesseur Tomiichi Murayama au cours de l’été 1995 3.
D’ailleurs, au moment même où le Premier ministre faisait sa déclaration, plus de 150 députés japonais – dans la longue tradition imposée par l’ancien Premier ministre Yasuhiro Nakasone en 1985 – se rendaient dans l’enceinte de Yasukuni jinja pour rendre hommage au « héros coloniaux » de la nation.
Une loi en forme de déclaration
Pour la France, on pensait l’époque du révisionnisme colonial révolue. L’actualité récente semble démontrer le contraire …
En effet, le Parlement français, sous la pression de lobbies assez similaires à ceux que connaît le Japon, cinquante ans après la défaite de Diên Biên Phu et le début de la guerre d’Algérie, vient d’exprimer la position de la République sur cette page de son histoire : « La nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française » (article 1 de la loi du 23 février 2005) 4. La posture est claire, les mots « reconnaissance » et « œuvre » expriment sans nuance que la France de 2005 rend hommage à ceux qui ont bâti cet empire colonial. Ce premier article de la loi est, pour le juriste Thierry Le Bars 5, « beau comme de l’antique, mais on se demande où est la norme. On retrouve ici la propension du législateur actuel à faire des déclarations solennelles non normatives. À travers un tel article, les parlementaires ne posent ni principe, ni règle, ni définition juridique. Il n’y a pas de “devoir-être”, pas de commandement, pas d’interdiction, pas d’autorisation. Il n’y a ni droit subjectif, ni obligation. À vrai dire, ceci n’est pas du droit, c’est une déclaration par laquelle la représentation nationale proclame sa gratitude envers certaines personnes et rend hommage à d’autres. Sur le fond, on peut comprendre et même partager ce désir de rendre justice, par les mots, aux acteurs ou aux victimes d’événements historiques longtemps restés tabous. Il n’en reste pas moins que le législateur s’éloigne de sa mission fondamentale qui est de créer des règles ». On ne peut être « juridiquement » plus clair.
Mais ce n’est pas tout. Dans le même texte de loi voté par le Parlement français, l’article 4 s’attache à l’enseignement de cette histoire : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. » Il ne serait donc pas nécessaire de faire un effort dans ce sens, ni de travailler sur ce passé, ni de recruter de nouveaux chercheurs, ni de mettre la recherche française au niveau de celle des pays anglo-saxons. Au-delà de l’université, il faut aussi, selon le même texte de loi, reprendre en main l’enseignement scolaire : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » 6
En parallèle de cet énoncé de principes, les institutions se mettent en place : Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, Mémorial national de l’Outre-mer en construction à Marseille, Maison des rapatriés dans le Nord / Pas-de-Calais, Colloque au Sénat de l’association Jeune Pied-Noir 7, hommages nombreux aux anciens combattants coloniaux… C’est bien à un révisionnisme actif auquel nous assistons, et non à un « dérapage » de quelques parlementaires intoxiqués par une « minorité agissante ».
Le piège révisionniste
En un texte de loi, pour la France, une page d’histoire aussi sensible que la colonisation est positivée, sa mémoire politisée, son étude marginalisée et son enseignement instrumentalisé. Et nous voilà la dernière nation occidentale … avec le Japon 8, à prendre une telle position.
Mais cette loi est-elle vraiment en rupture avec les prises de positions gouvernementales de ces quarante dernières années ? Est-elle si étonnante ? Pas vraiment, à relire le discours de Jacques Chirac à l’occasion de l’inauguration d’un monument à la « mémoire des victimes civiles et militaires tombées en Afrique du Nord » le 11 novembre 1996 : « Pacification, mise en valeur des territoires, diffusion de l’enseignement, fondation d’une médecine moderne, créations d’institutions administratives et juridiques, voilà autant de traces de cette œuvre incontestable à laquelle la présence française a contribué. » À cette occasion, la plus haute autorité de la République insiste sur « l’importance et la richesse de l’œuvre que la France a accomplie là-bas et dont elle est fière. » De même, comme le précise dans Le Monde le 2 février 2005 Olivier Le Cour Grandmaison et comme l’avait souligné Le Monde dans son édition du 17 mai 2003, dès le 5 mars 2003 Philippe Douste-Blazy et Jean Leonetti déposaient une proposition de loi (n°667) 9, qui résonne dans le même espace révisionniste : « L’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue. »
Mais, ne nous y trompons pas, cette politique remonte à bien avant l’actuel gouvernement et n’est pas à l’exclusive à la droite. Il y a peu, Jean-Pierre Chevènement revendiquait, dans Le Nouvel Observateur, sous le titre « Cessons d’avoir honte », les actifs de la colonisation française : « en premier lieu, l’école, apportant aux peuples colonisés, avec les armes de la République, les armes intellectuelles de leur libération ». De même, Alexandre Adler précisait le 24 avril 1997 dans Courrier international : « La République a emprunté à la latinité tardive cette capacité à mêler son sang, à considérer l’Africain soumis aux lois de la France comme un Français en puissance… Du côté africain, on a aimé la France pour ce qu’elle a de meilleur : les pères blancs… les officiers de la coloniale… les médecins qui ont inventé il y a un siècle l’action humanitaire ».
Dans la même veine, Guy Sorman, avec un article sans nuances « Faut-il recoloniser l’Afrique ? », publié dans Le Figaro Magazine en 1993, rendait aussi hommage à cette œuvre française. Alain-Gérard Slama prend le relais, une décennie plus tard, et défend la loi révisionniste en la comparant, dans Le Figaro du 18 avril 2005, à celle portant reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’Humanité : « Aucun de ceux qui viennent de condamner la loi du 23 février 2005 avec tant d’éclat n’avait en effet protesté contre la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à reconnaître dans la traite et l’esclavage un crime contre l’humanité. Or cette loi instaurait elle aussi une “histoire officielle”. Elle disposait, presque dans les mêmes termes, dans son article 2, que “les programmes scolaires et de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente [sic] qu’ils méritent”. Elle aggravait son cas en excluant de facto de son champ les traites africaine et musulmane ». Comme le disait le dirigeant communiste Georges Marchais pour l’Union Soviétique : le « bilan est globalement positif » pour la colonisation. Pourquoi en discuter ?
« La force de ce discours, écrivions-nous dans La République coloniale 10, réside dans sa capacité à rendre intelligible, par association, des faits simples : les pays ex-colonisés ont sombré dans des impasses, le régime colonial n’était donc pas si mauvais. Une sorte de syllogisme… Mais c’est aussi la faiblesse du révisionnisme que de se réduire à une approche de comptable. Si l’on se borne à compter le nombre de routes, écoles, hôpitaux construits à l’époque coloniale et de comparer ce chiffre à celui des réalisations des États post-coloniaux, on conclut que la colonisation, finalement, ce ne fut pas si mal… »
Unanimité politique
C’est dans ce piège que la France s’enfonce depuis maintenant soixante ans, dans cette croyance qu’un Président de la République, en juin 1947, avait jetée au visage de Ferhat Abbas : « Vous êtes nourri de notre propre lait et de notre propre culture, ainsi que tous ceux qui voudraient aujourd’hui rompre l’unité française. Mais, sans la France, que ferez-vous, que voulez-vous ? » 11
C’est pourquoi les années Mitterrand se sont inscrites dans ce long silence de la mémoire. Rien sur cette question coloniale de 1981 à 1995. Rien dans nos musées. Aucune grande exposition. Au contraire, le grand vide, le grand tabou, l’oubli. Les années Jospin qui ont suivi n’ont pas su (ou voulu) ouvrir la boîte de Pandore coloniale, ni même mettre en place ce musée de l’immigration si attendu ou lancer une mission de préfiguration pour un musée de l’histoire coloniale. Pourquoi ? Parce que « l’opinion n’était pas prête » ! Et il y avait cette « intégration » qui faisait question avec les liens que l’on imaginait (déjà) avec ce passé qui ne passait pas… Il y avait ce creuset français qui allait tout régler. Et puis, avec le temps… le temps colonial passerait. Puisque la France n’avait pas colonisé, elle ne pouvait être post-coloniale. Et le tour était joué.
Il n’est même pas nécessaire de parler des années « nostalgiques » et du « grand silence » entre 1962 et 1980, au cours desquelles on a maintenu une sorte de mythologie sur cette page d’histoire… et où les lois d’amnistie se sont succédé en ce qui concerne l’Algérie française et où l’histoire n’a pu émerger ; où les manuels scolaires ont su faire oublier la « Plus grande France »… Un temps, aussi, où le grand Malraux mettait les arts primitifs au musée de la Porte dorée pour faire oublier qu’il était le Musée des colonies, un temps où les immigrés des ex-colonies arrivèrent en France se transformant d’indigène en travailleur immigré, un temps où la Françafrique était la norme et où la francophonie avait remplacé le terme de France d’outre-mer… Un temps où le post-colonialisme à la française n’existait pas, remplacé par un néocolonialisme de bon aloi…
De fait, aujourd’hui, au Parlement comme dans les médias, la droite ne se retrouve pas seule dans ce « révisionnisme », à fortes résonances électorales, puisque le centre droit, la gauche socialiste ou communiste et bien sûr la droite nationale vont dans la même direction, renforçant le sentiment d’une société française qui bloque sur la question et soulignant l’ampleur de la fracture des mémoires. À titre d’exemple, François Liberti, pour les communistes, soutenu par Kléber Mesquida pour les socialistes et par le porte-parole de l’UDF Rudy Salles, demandent que les anciens de l’OAS tués rue d’Isly à Alger soient reconnus comme « morts pour la France ». Rudy Salles note d’ailleurs avec satisfaction qu’émerge aujourd’hui un « consensus national » sur ce passé à l’aune de la « qualité du ton et des débats qui se sont déroulés à l’Assemblée Nationale ». On ne peut être plus clair sur l’unanimisme qui règne aujourd’hui au sein des forces politiques françaises, de la gauche communiste à l’ultra droite pour regarder de façon positive – une « positive attitude » en quelque sorte – le passé colonial. On peut toutefois s’étonner que tous les groupes politiques aient laissé passer ce « monstre juridique ».
En fait, c’est assez simple, explique Jean-Pierre Thibaudat dans Libération 12 : « Quand le projet de cette loi vient en première lecture devant l’Assemblée le 11 juin 2004, il n’y a pas foule dans l’hémicycle. C’est un vendredi, “jour habituellement réservé à nos travaux dans nos circonscriptions”, râle le socialiste Gérard Bapt, sans trop la ramener : il n’y a que trois députés socialistes dans les travées. On est à deux jours des Européennes. En vain Gérard Bapt tente un “renvoi en commission” pour combler “les insuffisances du texte” : il est repoussé par 38 voix contre 4. La séance est levée à 13 heures pour le déjeuner, on revient à l’heure de la sieste. Le passage qui fera bondir les historiens ne figure pas dans le projet mais apparaîtra au milieu de l’après-midi dans l’une des multiples propositions d’amendement. […] Intervient Christian Vanneste (UMP) : “Le sous-amendement 59 à l’amendement 21 et le sous-amendement de coordination 58 tendent à mieux faire connaître aux jeunes générations le côté positif de la présence française en Afrique et en Asie, dans la ligne voulue par Jules Ferry, etc.” Le mot “positif” est lâché. Aucun membre de l’opposition socialiste et communiste ne monte aux rideaux. Les amendements sont votés. Ils ne seront pas mis en cause ni au Sénat, ni en seconde lecture à l’Assemblée. La loi est promulguée. »
Deux passages à l’Assemblée et un au Sénat, autant dire trois occasions manquées… L’auteur de la proposition des deux articles, Christian Vanneste, député UMP du Nord, assume pleinement sa démarche et revendique cette prise en main par le politique de l’histoire : « c’est le rôle de la loi de dire le contenu de l’enseignement et de donner aux citoyens des buts d’éducation civique » 13.
Reconnaître des « dérapages »
Mais ce n’est pas tout, car l’engagement actuel de l’État est dual (et non paradoxal) et tout en nuance sur cette question. C’est un point qui n’a pas été assez soulevé par les observateurs. Par exemple, celui-ci reconnaît – via son ambassadeur en poste en Algérie 14 et par la suite au cours d’une interview du ministre français des Affaires étrangères au journal El-Watan – les massacres en Algérie du 8 mai 1945 15 ou donne une forte médiatisation à la remise du rapport sur l’esclavage et la traite au Premier ministre 16. En même temps, et pour la première, le journal de 20h, en France, montrait des images d’archives du massacre du 8 mai 1945.
Mais, soyons attentifs. Les faits les plus violents (massacres coloniaux), les plus travaillés par les historiens (17 octobre 1961) ou les plus symboliques (traite négrière) sont certes reconnus… mais considérés comme des exceptions, des dérapages « en marge » du système colonial. Surtout que cela se situe dans la perspective du futur traité d’amitié franco-algérien. C’est ainsi que, par une astucieuse dialectique, on en arrive à reconnaître « officiellement » – et surtout à l’étranger – le 17 octobre 1961 ou le 8 mai 1945, et, dans le même mouvement, des députés de gauche et de droite demandent que les terroristes de l’OAS soient considérés comme « tombés pour la France »17. Une sorte de « pacification des mémoires » qui reste, en réalité, un « jeu avec les mémoires » où l’État tente de satisfaire en même temps toutes les attentes mémorielles. Certes, c’est une évolution, mais en même temps la situation révèle un risque : celui de figer dans une opposition les mémoires en France. Il faut en avoir conscience : toutes ces mémoires sont « légitimes » et répondent à des attentes réelles. Mais il est indispensable de ne pas les figer et, au contraire, de chercher à construire des ponts entre chaque « demande » spécifique, tout en l’intégrant dans une logique plus sociétale.
Cette loi française du 23 février 2005, relative à la « Reconnaissance de la Nation », qui n’a pas de précédent en France depuis Vichy 18 est la partie visible d’une stratégie plus globale de l’État. Le député Michel Diefenbacher résume d’ailleurs assez bien cette démarche : « Jamais le législateur n’avait pris position aussi clairement sur le sens à donner à l’histoire de la colonisation française, sur le rôle positif joué par la France outre-mer, sur la volonté de la nation de regarder ces pages d’histoire sans se cacher la vérité », qui est selon lui une « étape majeure dans la modernisation sociale, économique et intellectuelle de ces pays ». Une « étape majeure », cela indique bien la démarche qui est visible en arrière-plan de ce processus législatif. Ce texte n’est pas seulement un regard sur le passé, c’est aussi un message envoyé à la société française de 2005.
« Eux et Nous »
Évidemment, personne ne parle ouvertement de « races » ou d’« ethnies » dans ce texte de loi, les hommes politiques eux-mêmes évitent de stigmatiser directement la banlieue ou les protagonistes de l’histoire coloniale. Mais tous y pensent. Ne soyons pas aveugles, les regards sont en réalité tournés vers les « points noirs » de la République et les « ghettos urbains », qui sont vus aujourd’hui comme des « colonies en métropole ». Et lorsqu’il est question de banlieues, on associe immédiatement à celles-ci les « Arabes » et les « Noirs » issus de l’ex-empire colonial, populations implicitement criminogènes dans l’imaginaire collectif. En période de crise, le spectre de l’Autre devient l’exutoire des peurs et des angoisses du temps et on ressort les vieux schémas rassurants de l’histoire coloniale. Et réapparaît le schème, latent, de la séparation en deux mondes…
Ainsi, les « solutions » pour résoudre le problème de l’insécurité, les blocages de l’intégration ou la crise de la laïcité rassemblent une large majorité en faveur de politiques répressives d’enfermement (centres spéciaux pour mineurs, internats à surveillance renforcée, nouvelles prisons, stigmatisation des « Arabes violeurs », dénonciation des « bandes de Noirs » détrousseurs de « manifestants blancs »…) qui n’a de cesse de nous rappeler les discours de l’époque coloniale. À chacun ses Indiens de la prairie ! Les nôtres sont tous, sans exclusive, les ex-colonisés de la France impériale et une telle loi rappelle avec précision le jugement de la nation sur une pratique coloniale qui, globalement, reste « positive » aux yeux du législateur, le conduisant inconsciemment à affirmer que cette pratique se prolonge jusqu’à la situation contemporaine. Sans s’en rendre compte, on renforce ce « ghetto français » et on accentue le « déchirement intérieur de notre société » 19, au point de reconstruire une dichotomie entre un « Eux et Nous » colonial.
Il faut comprendre que cette « spécificité coloniale » au sein de la mosaïque de l’immigration en France est encore perçue comme une situation « anormale ». Elle est liée à l’arrivée massive, depuis le début du XXe siècle, de travailleurs des colonies ou de pays à statut comparable – Antilles, Afrique noire, Maghreb, Indochine et même Chine. Cette situation n’a rien à voir avec l’immigration européenne – Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais au XXe siècle, qui suivent les Belges, les Allemands et même les Bretons, les Savoyards ou les Corses au XIXe siècle… Elle s’inscrit en effet dans un cadre politique spécifique (la colonisation), sous un statut juridique particulier (sujet de l’empire, des nationaux sans citoyenneté), dans un cadre contraignant de l’organisation du travail et dans un univers mental particulier (l’imaginaire stéréotypé sur l’autre-indigène). Et nous vivons aujourd’hui les contrecoups de ces migrations des « indésirables coloniaux » dont la France n’a, en fait, jamais imaginé qu’ils s’installeraient à demeure.
Depuis un peu moins d’un demi-siècle, la République a enfoui la mémoire coloniale en évitant tout retour sur cette époque. Elle poursuit ce processus aujourd’hui en bloquant toute approche historique libérée du carcan idéologique. Au lieu de pacifier cette histoire, les parlementaires renforcent les schismes que l’on croyait anciens. De 1830 à 1960, 500 millions d’individus, sur sept générations, ont été soit les sujets
20 de notre Empire colonial, soit des colonisateurs actifs ou passifs. Et, aujourd’hui, 9 à 10 millions de Français – soit presque un sur six – ont un rapport direct avec cette histoire (au moins un de leur grand-parent est né outre-mer). L’histoire coloniale concerne donc beaucoup plus de gens qu’on ne le croit et cette loi est anachronique dans une société qui cherche ses équilibres dans un espace-temps post-colonial qui a du mal à s’affirmer.
Fracture coloniale
Devant cette « exotisation » de nos identités, les élites semblent avoir peur et ne savent comment réagir. Au lieu de regarder vers l’avenir, de construire une société post-coloniale, elles reviennent au modèle colonial et le glorifient. Ce n’est pas simplement un déni du travail des historiens, une injure à la vérité, c’est surtout un inquiétant retour à l’aveuglement colonial, comme s’il n’y avait pas d’autre solution pour la République. Comme l’écrit Claude Liauzu dans Le Monde diplomatique d’avril 2005, « ces peurs, ces enjeux et ces urgences imposent de donner toute leur place à la colonisation et à l’immigration. Ils exigent une version de l’histoire qui intègre la réalité centrale de notre temps : toutes les sociétés occidentales seront de plus en plus traversées par la pluralité. » De même, Edwy Plenel écrivait le 26 février 2005 dans Le Monde2 que « le deuil n’est pas encore accompli » de la colonisation dans ce pays-ilnefait pas alors référenceà la loi votée trois jours plus tôt, ce qui s’explique par la date de remisede son éditorial à la rédaction. Il constatait néanmoins qu’un « imaginaire colonial persiste, d’autant plus qu’il est refoulé … » Mais la question est que ce n’est plus seulement une affaire d’imaginaire, c’est aussi désormais une affaire de pratique, de politique et d’idéologie. L’enjeu est plus vaste, car il souligne l’existence d’une fracture coloniale réelle dans la société française
21 : avec ses lois, ses idéologues, ses historiens, ses musées, ses porte-parole, ses monuments, ses vérités.
D’ailleurs, deux mois plus tard
22, dans le même hebdomadaire, Edwy Plenel reparlera, au sujet de cette « loi », que coloniser, c’est surtout « conquérir, humilier, massacrer, occuper, sou » Autant de raisons qui obligent non à une simple « repentance contrite », mais à une « lucidité active » pour regarder enfin ce « passé en face ». Et de conclure, « parce qu’elle impose une histoire officielle qui est aussi un mensonge flagrant, cette loi déshonore la République. Il faut l’abroger ».
Pour répondre aux différentes attaques contre la loi de février 2005, Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux anciens combattants, à proposé une tribune au journal Le Monde à l’occasion du 8 mai 1945. Dans celle-ci, il nuance l’approche de « positivité » en expliquant qu’il s’agit surtout de pas oublier, à côté des crimes, les « aspects positifs » de la colonisation. Cette intervention montre les enjeux d’un tel débat, au moment des négociations à venir avec l’Algérie, sur la place de la mémoire et de l’histoire dans la relation entre les deux pays. Est-ce un début de remise en cause du texte voté ? Sans doute pas,mais c’est certainement, avec les déclarations du ministre des Affaires étrangères sur le8 mai 1945, l’annonce d’un discours plus nuancé sur la mémoire coloniale. Un signe en tout cas que l’époque du grand silence est révolue…
France et Japon, parallélismes historiques et identitaires
Il n’en reste pas moins qu’ aujourd’hui, la France se retrouve avec le Japon dans ce club très fermé des ex-puissances coloniales qui refusent de lire objectivement et pleinement leur passé colonial
23. Sans aucun doute, faut-il chercher dans l’identité de nos deux pays une explication qui va bien au-delà d’une simple causalité électorale et d’une résultante de la pression de lobbies nostalgiques. Le Japon est la seule puissance non-européenne qui a colonisé au XXe siècle selon les mêmes modalités que l’Occident. Cet empire colonial nippon s’est constitué sur des présupposés politiques et idéologiques puissants et une vision raciste indéniable, tout en s’accompagnant d’un discours de « libération » et d’unité civilisationnelle 24. Une sorte de croyance dans une mission du Japon en Asie, qui semble rappeler la croyance de la République coloniale en une mission civilisatrice de la France outre-mer. Est-ce pour cela que nous nous retrouvons aujourd’hui côte à côte ? Oui, sans aucun doute. Mais d’autres rapprochements sont possibles.
De toute évidence, la démarche qui a guidé la dynastie Meiji, à partir de 1868, est similaire sur bien des points aux argumentaires des républicains opportunistes de la IIIe République naissante à partir de 1870. Les conquêtes de Formose (1895), puis de la Corée (1910), de la Mandchourie (1931), et enfin de la Chine avant la pénétration dans le Sud-Est asiatique et dans le Pacifique, font penser à la pénétration française en Afrique du Nord, en Indochine et en Afrique noire. Au moment où la France pose son protectorat sur le Maroc, le Japon impose le sien sur la péninsule coréenne. Aujourd’hui encore, comme en France, de nombreux observateurs affirment que ce sont ces conquêtes qui ont permis à la Corée du Sud ou à Taïwan de se développer par la suite. Les ouvrages de référence (comme L’histoire des colonies japonaises éditée par Iwanami) continuent de prétendre que l’ordre colonial japonais n’a fait que suppléer à un « désordre » chinois séculaire. Les principes de mission civilisatrice ressemblent à la japonisation progressive prônée par l’empire du Soleil Levant – la Corée étant une sorte d’Algérie, Formose assez proche du protectorat marocain, la Chine appréhendée comme l’Afrique noire, la Mandchourie comme une sorte d’Indochine, les Ryûkyû ressemblant à la situation de la Corse. La « mise en valeur » est une dialectique très proche de la politique de « modernité des pays conquis », les économies autarciques mises en place sont quasi identiques, le soutien des opinions publiques assez similaire, de même que la place de l’armée, aux avant-postes de ces conquêtes territoriales… Vu de France, ce parallèle semble inacceptable, car nous avons une vision du colonialisme japonais d’une « brutalité sans pareille » Mais cette brutalité est assez similaire à notre conquête de l’Algérie, à la répression en Indochine ou aux deux grandes guerres d’indépendance !
Dans les deux pays, il n’y a pas eu de décolonisation post-coloniale de la société. Dans un cas, c’est parce que l’image et la personne de l’empereur étaient intouchables et qu’il était inimaginable de critiquer celui qui avait porté ces conquêtes et apporté modernité et puissance au pays. Dans l’autre cas, c’est parce que la République est associée à cette colonisation contemporaine, qu’elle s’est bâtie en même temps que l’empire et qu’elle a idéalisé sa mission coloniale au point de la fusionner avec l’idée d’universel. On le constate, le Japon et la France – après que les élites du premier soient venues se former dans les meilleures écoles du second à la fin du XIXe siècle – se retrouvent piégés par les mêmes utopies. Elles touchent encore les élites politiques, car elles sont issues de ce modèle de société non-déconstruit, de ce rêve d’une époque mythique, où ces deux nations étaient aux « avant-postes du monde ».
Au Japon, la nouvelle génération politique semble renouveler les prises de positions de ses prédécesseurs. Mais l’opinion chinoise vient de rappeler que le rapport au passé est aussi une affairede dialogue et que le pardon ne peut être dissocié d’un travail sur l’histoire et la mémoire. Pourtant, c’est bien sous la contrainte des événements et devant l’enjeu onusien que la plus haute autorité politique du pays – et non l’empereur -, vient de faire un mea culpa salvateur pour l’opinion chinoise, sans que cela n’indique en rien un changement réel au Japon. Une forte majorité d’historiens, de même que la plus grande partie des éditeurs et des médias, sont engagés dans ce mouvement révisionniste.
Michel Temenos en dressait, récemment 25, un excellent panorama. Du dessinateur de manga Yoshinori Kobayashi qui fait de la conquête de Taïwan un des moments d’épopée du Japon contemporain au film à succès dédié au criminel de guerre Hideki Tojo, de l’historien Yoshihiko Saji qui donne une posture ultranationaliste aux voyages chroniques des hommes politiques japonais au sanctuaire shintoïste de Yasukuni jinja où reposent plusieurs criminels de guerre au milieu des 2 700 000 soldats morts « pour le Japon » depuis 1853 26, toute une société se retrouve dans l’idéologie « déculpabilisante » de Shintaro Ishihara qui depuis 1989 professe une vision de l’histoire d’un « Japon libérateur en l’Asie du joug occidental » et « d’une vision de l’histoire propre au Japon ». Depuis, les manuels scolaires se sont mis au diapason et leurs contenus sont progressivement passés sous la coupe d’un « comité » dont la tendance est ultraconservatrice, pro impériale, pro militaire et, surtout, qui se focalise sur l’époque 1895-1945 comme étant celle dont les Japonais doivent être le plus « fiers ».
En France, aujourd’hui, la contestation ne vient pas des ex-pays colonisés, mais de l’intérieur, avec l’appel des « indigènes de la République » qui résonne, alors que celui des « nouveaux colonisateurs » se fait entendre. Et, si nous ne voulons pas nous retrouver dans la situation de l’opinion japonaise, dont la mémoire et l’histoire sont aujourd’hui totalement manipulées par les ultranationalistes et les élites politiques, il est plus que temps de réagir. La grande difficulté, dans un tel contexte, est de ne choisir aucune des figures proposées – ni « victime de l’histoire », ni « glorieux colonisateurs » – et de s’attacher à déconstruire des modèles, quels qu’ils soient, qui nous renvoient implacablement au « temps de la colonisation ».
- Il faut toutefois noter que plusieurs partis politiques japonais (de l’opposition) ont condamné, au mois de février 2005, les déclarations d’Hosei Norota, président du Comité du budget de la Chambre des représentants, qui a qualifié les conquêtes japonaises « de libération de l’Asie du colonialisme ».
- La Chine a décidé de soutenir la candidature de l’Allemagne et celle de l’Inde, pour le conseil de sécurité, mais bloque sur l’entrée du Japon, depuis l’édition au Japon d’un manuel scolaire qui refuse de reconnaître les « crimes japonais en Chine ». Plus de vingt millions de Chinois, via Internet, ont signé la pétition contre le refus japonais de reconnaître ce « passé colonial ».
- Jean Dorval précise que cet événement, qui s’inscrivait dans le cadre du « 50e anniversaire de la seconde guerre mondiale », a été l’occasion « d’excuses » de Tomiichi Murayama pour « la domination coloniale et l’agression » de son pays en Asie. Mais ce sont des « excuses à usage international, exprimées devant la presse. Lors de la cérémonie officielle, en présence de l’empereur Akihito et de 7 000 anciens combattants, Tomiichi Murayama a seulement évoqué ses “sentiments de deuil et de profonds regrets”. Le matin même, neuf ministres du PLD, parti conservateur dominant au gouvernement, se sont recueillis devant un sanctuaire où reposent des “héros” japonais parmi lesquels des criminels de guerre condamnés à mort dans les procès de Tokyo. » in « Le Japon a toujours mal à son histoire », La Planète, septembre 1995.
- Loi publiée le 24 février 2005 au Journal Officiel, n° 2005-158 du 23 février 2005, portant « Reconnaissance de la Nation et Contribution nationale en faveur des Français rapatriés ».
- Thierry Le Bars, Recueil Dalloz, 24 mars 2005 et dans Hommes & Libertés, revue de la Ligue des droits de l’Homme, 6 avril 2005.
- Au sujet de cet article 4, Thierry Le Bars précise : « On ressent tout de même un certain malaise à l’idée que nos collègues historiens pourraient être implicitement invités à accorder, dans leurs travaux, une place insigne à la colonisation. En adoptant ce type de disposition, le législateur est à deux doigts de franchir la limite qui le sépare d’une atteinte à l’indépendance des enseignants chercheurs […]. En revanche, le législateur a fait preuve de moins de ménagement vis-à-vis des responsables des programmes scolaires : désormais, ils sont censés accorder une place “éminente” à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de l’outre-mer. » Et de conclure, en tant que juriste, « L’article 4 de la loi du 23 février 2005 est inacceptable ».
- Gilles Manceron rappelle l’action de cette association : « [elle] prétend que ce n’est pas aux historiens mais aux personnes qu’elle rassemble d’établir les faits historiques. […] Ainsi, son secrétaire général Bernard Coll a écrit au Premier ministre au lendemain du vote à l’Assemblée nationale en deuxième lecture le 10 février 2005 de ladite loi : “la loi du 11 juin 2003 […], confie aux chercheurs et aux historiens le rôle de définir la responsabilité ou non du gouvernement français de l’époque dans les drames qui ont suivi le 19 mars 1962 en Algérie. Est-ce le rôle des historiens de déterminer cette responsabilité ? Est-il réellement nécessaire d’attendre leurs travaux pour que la Nation reconnaisse la vérité ? »
- Lors de la « résolution » adoptée par l’Assemblée nationale japonaise, pour le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre, le 6 juin 1995, les députés ont toutefois reconnu de « profonds regrets » pour les exactions coloniales… mais près de cent parlementaires du PLD et du Shinshinto ont refusé de prendre part au vote.
- L’argumentaire de cette proposition de loi était le suivant : « L’histoire de la présence française en Algérie se déroule entre deux conflits : la conquête coloniale de 1840 à 1847, et la guerre d’indépendance qui s’est terminée par les accords d’Évian en 1962. Pendant cette période, la République a cependant apporté sur la terre d’Algérie son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa langue, et beaucoup d’hommes et de femmes […], venus de toute l’Europe et de toutes confessions, ont fondé des familles sur ce qui était alors un département français […] ».
- Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, 2003.
- Vincent Auriol, Journal du septennat, tome 1, Armand Colin, 1970.
- Libération, 26 mars 2005.
- Thierry Leclerc, « Le débat sur le passé colonial français est-il en train de déraper ? », Télérama, 4 mai 2005.
- Le 27 février 2005, la France, par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Alger, a reconnu pour la première fois sa responsabilité dans ce massacre.
- La date des événements (8 mai 1945) que vient justement de prendre comme référence et comme date symbolique l’Appel des indigènes de la République pour l’organisation d’une manifestation le 8 mai 2005 !
- Le Comité pour la mémoire de l’esclavage a rendu son rapport au mois d’avril 2005 au Premier ministre. Celui-ci est consultable sur le site www.comite-memoire-esclavage.fr.
- Jeune Pied-Noir soutient largement ce mouvement réhabilitationniste en proposant sur radio Courtoisie ou sur son site des ouvrages comme celui de Pascal Gauchon et Patrick Buisson OAS : Histoire de la résistance française en Algérie. On peut aussi citer l’Association amicale pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus et exilés politiques de l’Algérie française, véritable « vitrine du juste combat de l’Algérie française ».
- À l’exception de la shoah, en interdisant le négationnisme, c’est-à-dire en posant des limites, par la loi, à ceux qui niaient l’histoire et les faits… ce qui est très différent.
- Éric Maurin, Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, La République des idées / Seuil, 2004.
- « Sujet de l’empire » correspond à un statut intermédiaire entre celui de citoyens nationaux et celui d’immigrés, des nationaux sans la citoyenneté.
- Gérard Noiriel précise que cette loi va « contribuer au sentiment d’humiliation qui risque d’accentuer le repli sur soi. Cela va à l’encontre de la politique d’intégration ».
- Edwy Plenel, « Cette loi déshonore la République », Le Monde2, 23 avril 2005.
- Pierre Vidal-Naquet a très justement constaté : « Au Japon, une loi définit le contenu de l’enseignement historique, et les manuels scolaires minimisent la responsabilité des Japonais dans les massacres de la guerre sino-japonaise. Si la France veut faire comme le Japon, il n’y a qu’à continuer dans cette voie. »
- Pierre-François Souyri, « La colonisation japonaise : un colonialisme moderne mais non occidental », in Le Livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003.
- « L’histoire coloniale lue et revue », Libération, 23 avril 2005.
- Lors de la dernière « visite », le chef de la droite au pouvoir (PLD), Takao Fujii, n’a en rien modifié son discours des années précédentes, malgré le contexte.