18 mai 1956. Vingt militaires français tombent dans une embuscade montée par des maquisards d’Ali Khodja, l’un des jeunes chefs locaux du FLN, sur les hauteurs des gorges de Palestro. Ce sont des rappelés, ouvriers et pères de famille. Les corps des soldats sont retrouvés mutilés. L’embuscade suscite une émotion considérable. Dans la presse, au parlement, l’adversaire est renvoyé à une prétendue barbarie originelle. Le gouvernement décide d’envoyer des renforts. Une répression brutale (passage à tabac de suspects arrêtés, exécutions sommaires, déplacement de populations) s’abat sur cette région kabyle stratégique, point de passage entre Alger et Constantine.
« Librement adapté » de l’enquête de Raphaëlle Branche (L’embuscade de Palestro, 2010), jeune historienne dont les travaux sur la torture pendant la guerre d’Algérie ont fait autorité, le film livre une véritable autopsie de cet événement sanglant. Nourri de témoignages recueillis côté français et algérien, de documents pour la plupart inédits, d’images splendides, aussi, de ces terres qui ont plusieurs fois brutalement changé de main, il remonte le cours des violences qui ont marqué l’histoire coloniale de la vallée. L’acte guerrier fait ainsi écho à d’autres exécutions, racontées dans les familles de génération en génération, transmises par les chants, les récits et les reliques : des histoires ponctuées de tueries, de dépossession des terres et d’exodes. Et on s’interroge : quelle fut la durée réelle de la guerre d’Algérie ? N’aurait-elle pas plutôt éclaté dès 1830 ?1
L’embuscade de Palestro, par André Nouschi
L’embuscade de Palestro est un moment où la guerre d’ Algérie a basculé. Derrière cet épisode sanglant, on peut déceler plusieurs faits : d’abord que les soldats français sont à la merci d’un guet-apens ; ensuite que ce dernier s’est déroulé dans un climat de complicité totale avec les populations des environs. En troisième lieu, Palestro est un point de passage obligé entre l’Algérois et le Constantinois : les gorges de Palestro et les Portes de Fer (al Biban) sont deux défilés qui ont une valeur stratégique évidente : qui les contrôle tient la liaison entre Alger, les hautes plaines et Constantine. Le bach agha de la Medjana est important dans le Constantinois et la Régence parce qu’il tient le passage des Bibans, parce qu’il est aussi le plus grand propriétaire de toute l’Algérie. Il traite de quasi égal à égal avec le bey de Constantine, le redoutable Ahmed. Bien traité par Napoleon III – il est reçu aux Tuileries –, il est ruiné avec la crise de 1866/1870 et brandit le drapeau de la révolte au printemps 1871 avec derrière lui les tribus de la Medjana et une partie de la Kabylie. Elles sont écrasées militairement et surtout économiquement.
Les hommes de la région ont gardé au fond de leur souvenir les effets de la révolte de Moqrani en 1871, le séquestre, les contributions de guerre (plus lourdes que celles des Prussiens imposées aux Français après le traité de Francfort), la confiscation des terres les meilleures, la déportation vers le sud inhospitalier et infertile de tribus entières réduites à la misère et à la prolétarisation. Tout cela transmis d’une génération à l’autre jusqu’à 1954. L’insurrection déclenchée alors a marqué l’espoir d’une revanche prochaine. En 1955, l’insécurité pour les Européens répandus dans les fermes a entraîné la liberté de circulation pour les fellaghas. Elle a fait basculer de leur côté les fellahs qui ont prêté main forte et abri au FLN.
Par ailleurs, le contexte international – la Conférence de Bandoeng – a donné au FLN une nouvelle aura dans les mondes coloniaux en ébullition, tandis que la répression des soldats français les montrait du doigt au monde, malgré les oppositions de la France à l’ONU. Tout renforçait l’autorité du FLN en Algérie, dans leur combat contre l’occupant illégitime. La colonisation devenait injustifiable. Les soldats envoyés dans la région de Palestro ne pouvaient pas compter sur un contexte favorable à la cause qu’ils devaient défendre. L’ignorance du terrain, la situation politique générale en faisaient des cibles privilégiées dans ce guet-apens.
Le nombre des tués donnait à l’embuscade une importance exceptionnelle. Or, aprés cela, les Français ont accordé d’abord au Maroc, ensuite à la Tunisie, leur indépendance(1956).Ces signes, malgré les pleins pouvoirs à Guy Mollet, l’envoi du contingent, ne pouvaient tromper. Le FLN l’emporterait à coup sûr.
«On ne peut séparer la guerre d’Algérie du contexte colonial»
Il faut rendre hommage à l’universitaire Raphaëlle Branche d’avoir mis du corps à son étude L’embuscade de Palestro, paru en France en 2010, aux éditions Armand Collin, et publiée en 2011 en Algérie aux éditions Casbah. Avec l’appui du documentariste Rémi Lainé, elle a transcrit en documentaire le fait guerrier, fruit de ses recherches. Le 18 mai 1956, vingt militaires français tombent dans une embuscade montée par des maquisards d’Ali Khodja, l’un des jeunes chefs de l’ALN, sur les hauteurs des gorges de Palestro. Ce sont des rappelés, ouvriers et pères de famille. Les corps des soldats sont retrouvés mutilés. L’embuscade suscite une émotion considérable en France et peut être considérée comme un tournant dans la répression française : passage à tabac de suspects arrêtés, exécutions sommaires, déplacement de populations. Raphaëlle Branche ne se contente pas des faits.
Elle a tenté de lire derrière l’évidence, autopsiant la réalité et remontant jusqu’à l’origine de cette violence : la conquête et le déni d’existence des tribus qui possédaient cette région. Pour elle, le projet était d’abord de ne pas faire «un énième documentaire sur la guerre d’Algérie, mais un film qui restitue la guerre dans son contexte colonial, ce qui est le projet de mon livre». Le film démontre, grâce à des nombreux témoignages d’anciens combattants algériens, dont celui du commandant Azzedine, que les mutilations des corps de jeunes soldats n’étaient pas le fait des moudjahidine d’Ali Khodja. Pour lui, les opérations étaient toujours rapides. Tuer, prendre les habits et les armes des soldats et fuir sans s’attarder.
Les habitants des lieux se sont donc vengés sur les malheureux. Mais pourquoi ? Le documentaire remonte à l’établissement du village colonial de Palestro sur les terres des tribus locales. En 1871, alors qu’est lancée l’insurrection des chouyoukh Mokrani et Haddad, le village colonial est attaqué par les Algériens qui tuent des dizaines de colons. Un monument sera érigé, peu avant 1880, par les autorités locales pour leur rendre hommage. Un paradoxe dont l’histoire est friande. Le monument fige en effet dans la pierre la vérité historique de la lutte à mort entre coloniaux et colonisés, qui aboutira au 1er novembre 1954 et à l’indépendance de 1962. «Dans ce lieu il y a eu énormément de violence au XIXe siècle et cela les Français ne l’ignoraient pas», précise Raphaëlle Branche. La réalité de l’écrasement d’un peuple est démontrée.
Au lendemain de 1871, le séquestre de surfaces de plus en plus importantes a appauvri les Algériens. Sur les terres agricoles volées, leurs légitimes propriétaires devenant les ouvriers des colons. Les poèmes colportés de génération en génération, les chants, révèlent cette blessure que 1962 cautérisera. Le documentaire, comme le livre qui l’avait précédé «reconstitue l’événement du XXe siècle dans la continuité du XIXe siècle. Les témoins, acteurs de la situation au XXe siècle portent aussi la mémoire du passé lors de la colonisation». Un film complexe et clair comme l’eau de la rivière qui serpente dans les gorges de Palestro : «Le projet n’était pas de raconter un lieu dans toute sa dimension, mais qu’on ne peut pas comprendre la guerre d’Algérie si on ne regarde pas l’histoire coloniale.» Autant dire que la guerre a duré 132 ans.