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Édition du 1er au 15 octobre 2024

Ours d’or à Berlin, le film « Dahomey » de Mati Diop suit des œuvres d’art pillées puis restituées

"Dahomey" : quand on a vu ce film, la restitution des objets spoliés pendant la période coloniale n'est plus une question, c'est une évidence.

par Dorothée Rivaud-Danset

Ours d’or à Berlin en 2024, le film de Mati Diop suit les 26 œuvres d’art pillées et restituées par la France au Bénin en 2021. La réalisatrice a filmé le retour des trésors royaux d’Abomey, des trônes, des autels vaudous, trois statues de taille humaine emblèmes des rois Ghézo, Glélé et Béhanzin. Un ensemble inestimable qui témoigne du riche patrimoine de l’ancien royaume du Dahomey qui s’étendait dans l’actuel sud du Bénin.

Mati Diop s’est expliquée dans plusieurs media sur la genèse de son film. Elle prend conscience de l’importance, pour la mémoire des Africains, des restitutions des œuvres d’art en 2017 avec le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou : « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique.» Sur Twitter, l’Élysée ajoutait: « Le patrimoine africain ne peut pas être prisonnier de musées européens. » À cette date, elle est en pleine écriture d’Atlantique (2019) et l’idée de restitution entre en résonance avec son propre retour, en tant que cinéaste, vers ses origines africaines.

Mais l’annonce d’Emmanuel Macron rencontre surtout le scepticisme de Mati Diop. Elle pense alors réaliser une fiction qui suivrait l’épopée d’une œuvre pillée par le colonisateur retournant après une longue absence au pays natal.

Avec la restitution des œuvres au Bénin en 2021, ce qui aurait pu être un film d’anticipation devient un documentaire à la frontière de la fiction. Le qualificatif de documentaire fantastique convient bien à Mati Diop. C’est un documentaire car il n’y a qu’une prise possible lorsqu’elle filme les étapes matérielles de la restitution, depuis la mise en caisse au quai Branly, le voyage en avion-cargo jusqu’à l’ouverture des caisses à leur retour au pays. Un documentaire qui entend montrer le professionnalisme en France comme au Bénin mais aussi une fiction fantastique. Une des statues royales devient un acteur qui parle, s’interroge et nous interroge, le plus souvent dans le noir, celui de la caisse-cercueil qui ramène l’œuvre comme une revenante. L’esprit des trésors d’Abomey déambule la nuit dans le palais présidentiel et dans la ville de Cotonou, porté par un texte de l’écrivain haïtien Makenzy Orcel.

Une statue, celle du roi Ghézo, s’exprime en langue fon, très parlée au Bénin. Elle acquiert un nouveau statut, passant d’un objet de collection — la numéro 26, soit la dernière des œuvres restituées — à une œuvre dotée d’une subjectivité qui rentre au pays après un long exil. Ce monologue fait référence à la parole réappropriée des œuvres volées. La statue exprime la douleur de l’arrachement et son angoisse lors du retour dans sa terre d’origine, devenue le Bénin : sera-t-elle reconnue et que reconnaitra-elle ?

La statue royale de Behanzin ou l’homme-requin

Faisons parler la statue anthropo-zoomorphe de Béhanzin pour rendre compte chronologiquement de ses nombreuses vies et des épreuves subies du fait de la colonisation que le film aborde poétiquement. Comme nous y invite Mati Diop, libérons cette œuvre du statut d’objet pour qu’elle devienne la narratrice de sa propre histoire.

Statue royale bochio mi-homme mi-requin du roi Béhanzin

Statue royale, mi-homme mi-animal, j’étais à l’origine un objet de culte, une image sacrée du roi avec ma peau de requin. Béhanzin avait choisi cet animal cruel et intelligent, lorsqu’il devint roi en 1890 afin d’indiquer son intention de faire la guerre aux Français. Son pouvoir était grand comme le rappelle une voix off « le requin s’est mis en colère et l’océan a tremblé ». Le mien également puisque j’étais une icône royale, saluée avant le combat. Une subjectivité m’était attribuée par le biais de rituels, ma puissance symbolique était grande puisque je représentais le roi, interprète des dieux et des anciens, descendant d’une longue lignée de souverains dont le fondateur au XVIIème siècle fut à l’origine du royaume du Dahomey. J’étais installée dans le palais royal à Abomey, siège d’un royaume qui s’était étendu par la traite transatlantique et ville dotée de palais impressionnants.

Au nom de Béhanzin est attaché celui du général Dodds qui conduisit, pour la IIIème République française, la conquête du Dahomey de 1892 à 1894. Il considérait que le royaume ne serait vaincu que si le roi était fait prisonnier et destitué. La chute d’Abomey et l’humiliante capture du roi Béhanzin, puis sa déportation hors d’Afrique, ont marqué la fin d’un royaume multiséculaire, transformé en colonie française du Dahomey. Pour s’assurer de mettre totalement fin à ce pouvoir qui refusait de se plier devant le colonisateur, le vainqueur déporta aussi le patrimoine royal. Le palais fut mis à sac.

« Je suis devenue un butin de guerre. Plus que le résultat d‘un pillage militaire, je suis devenue une prise de guerre patrimoniale, un instrument de déshumanisation de l’ennemi car il s’agissait de dépouiller mon peuple de ses chefs d’œuvre, de l’abattre psychologiquement après l’avoir battu militairement.

Je fus contrainte à l’exil, classée dans la collection Dodds et « donnée» en 1893 par mon voleur au Musée d’ethnographie du Trocadéro. D’autres pièces du butin prises par plusieurs officiers m’ont rejoint dans ce musée entre 1893 et 1895. Au total, vingt-six pièces du butin de guerre partagèrent le même sort : l’exil, l’isolement voire l’abandon. Loin de mon pays, pendant plus d‘un siècle, je n’ai été vue que par des experts. J’étais un témoin vivant, si l’on peut dire, des victoires coloniales. À mon arrivée, on me soigna, moi qui avais été créée pour protéger les guerriers et les guerrières, les fameuses amazones.

Au XXIème, j’ai beaucoup voyagé. Je suis entrée dans la collection du musée du quai Branly-Jacques Chirac et y fus, donc, transférée. Je devins une œuvre d’art à contempler pour elle-même sans mise en relation ni avec mon passé, ni avec ma puissance symbolique. Comme au Trocadéro, j’étais surtout un objet à conserver soigneusement.

En 2006-2007, je suis retournée au Bénin pour être exposée mais c’était temporaire ! Je pensais, comme la plupart des Béninois que j’allais reprendre racines. Erreur mais s’il s’agissait de tester l’intérêt de mon peuple pour L’homme-requin, comme on me surnomme, alors le test est réussi. Près de 300 000 personnes sont venues m’admirer ou se recueillir, avec d’autres œuvres spoliées lors du sac d’Abomey, alors que je ne suis restée que quelques mois.

Cette fois-ci, mon exil a pris fin.

Comment expliquer ma restitution alors que tant d’œuvres africaines ou asiatiques, spoliées ou bien mal acquises, figurent dans les collections françaises ? »

En se limitant aux seules œuvres du Bénin, l’inventaire du musée du quai Branly-Jacques Chirac dénombrait, en 2018, 3 157 œuvres dont l’arrivée en France n’est pas toujours facile à tracer.

Les raisons du retour

Mon retour au pays s’inscrit dans un mouvement très vaste où depuis des décennies, des activistes, artistes ou groupement de citoyens ont porté cette revendication, très mal acceptée pendant longtemps par les autorités françaises. L’UNESCO, à la fin des années 1970, décida de prendre à bras-le-corps la question des restitutions. Comme le rappelle le rapport Sarr-Savoy[1], en 1978, Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’UNESCO, plaidait en faveur d’un rééquilibrage du patrimoine mondial entre le Nord et le Sud dans son appel «Pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable ». « Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs-d’oeuvre irremplaçables ; ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre des autres ». Cet appel fut sans effet sur les dépositaires des œuvres africaines spoliées.

Parmi les œuvres des collections publiques françaises à restituer, se distinguent les objets provenant du pillage d’Abomey. Ils sont réclamés officiellement par la République du Bénin en août 2016. La demande précisait que ces pièces ont pour la nation béninoise une double valeur historique et spirituelle ; qu’il s’agit de biens irremplaçables, témoins d’un temps et d’une royauté révolus, certes, mais supports vivants de la mémoire collective du Bénin. La réponse, fin 2016, du gouvernement français est une fin de non-recevoir. Certes il admettait la légitimité de la demande mais lui opposait un point de droit patrimonial français. Mission impossible. Comme le commente le rapport Sarr-Savoy : « Un demi-siècle après l’accession des pays d’Afrique à leur indépendance, la question des restitutions patrimoniales semblait alors enlisée dans une double temporalité : celle de l’attente ou de la résignation des uns ; celle de l’aplomb que confère aux autres, après de longues décennies, le sentiment de propriété, de légitimité scientifique et de bons services rendus au patrimoine de l’humanité ».

Un an plus tard, l’impossible restitution devient possible mais le vote, en décembre 2020, d’une loi spécifique fut nécessaire. Pour les autres œuvres en attente de restitution, la question n’est toujours pas réglée. Certes, deux lois de restitution ont été adoptées en 2023 mais elles étaient moins problématiques, portant respectivement sur les biens des familles juives spoliées et les restes humains. Comme il est expliqué sur cette page de notre site publiée en mai 2024, le vote du troisième texte,  celui sur la restitution des biens culturels, a été repoussé sans explication et reporté à l’automne 2024. C’est le plus compliqué car il touche au rapport de la France à la colonisation. Ici, le travail de mémoire n’a pas été fait.

Les statues font parler

Le parallèle entre le sort des œuvres spoliées et celui des hommes et des femmes, emmenées en esclavage de l’autre côté de l’Océan ou celui des populations africaines acculturées parcourt tout le film. Ainsi, une Haïtienne, descendante d’esclave, dont l’arrière-grand-mère était béninoise, comme beaucoup d’Haïtiens, compare le retour des œuvres du royaume d’Abomey  à son propre retour au Bénin.

Le débat organisé par Mati Diop avec des étudiants de l’université d’Abomey Calavi pour parler de leur rencontre avec les œuvres restituées est foisonnant, impossible à résumer. Est pointée notamment la déculturation auxquelles ont été soumises les populations africaines avec la colonisation. Un étudiant exprime par une formule lapidaire l’aliénation du colonisé. Il préfère parler de statuette car ces statues ne lui parlent pas.

Bien que Dahomey soit un film sur la rencontre entre les objets d’art et la population béninoise qui est d’abord destiné à celle-ci, il vise aussi à l’universel. Bénédicte Savoy a proposé, dans le rapport qu’elle a co-écrit, le terme de « translocation » pour désigner le fait qu’une chose précieuse change de sens lorsqu’elle est déplacée. La question des translocations patrimoniales est un sujet partagé à tous les niveaux du savoir et de la culture, dans le monde entier. Après avoir vu Dahomey, le spectateur portera un autre regard sur ces œuvres, un regard beaucoup plus complexe, chargé d’émotion et de réflexion en pensant aux transformations subies lors de leur déportation.

Le film fera avancer le programme des restitutions. Il balaye les stéréotypes comme si ceux-ci n’avaient jamais existé : inintérêt des Africains, inaptitude à conserver les œuvres… Avec Dahomey, la restitution des objets spoliés pendant la période n’est plus un problème, n’est plus une question, c’est devenu une évidence.

Dorothée Rivaud-Danset.


[1] Ce rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain (subsaharien) a été demandé par Emmanuel Macron en 2017 à Felwine Sarr, écrivain, économiste, universitaire sénégalais et à Benedicte Savoy, historienne de l’art française et autrice de A qui appartient la beauté ? (La Découverte, 2024). Le rapport et l’ouvrage sont de précieux compagnons du film Dahomey.


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