Algérie : contre l’autoamnistie, oui à la justice, non à l’impunité !
Le 27 février 2006, le régime d’Alger a promulgué une ordonnance de mise en œuvre des dispositions de la « Charte sur la paix et la réconciliation nationale » (adoptée en septembre 2005 par un référendum aux résultats largement truqués). Sous le prétexte de mettre un terme à la période sanglante inaugurée par le coup d’État de janvier 1992, le régime d’Alger décrète l’impunité des assassins, qu’il s’agisse des membres des groupes armés se réclamant de l’islam ou des « forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues ». Et il interdit, sous peine d’emprisonnement, d’évoquer sous quelque forme que ce soit la responsabilité des parties qui ont organisé les violations du droit et ordonné, couvert ou justifié les atrocités commises depuis près de quinze ans.
Les parents de victimes, les familles de disparus sont sommées de se taire – elle n’auront plus le droit de porter plainte – et d’oublier contre une indemnisation financière, méthode honteuse où l’outrage le dispute à l’aveuglement. Mais comment effacer la mer de sang et d’horreurs qui a submergé la société algérienne ? La seconde guerre d’Algérie – qui a porté à son paroxysme les formes perverses et inhumaines de guérilla et contre-guérilla développées au cours de la guerre d’indépendance par les forces coloniales – a coûté près de 200 000 morts, 20 000 disparus, un nombre très élevé de blessés et de personnes déplacées.
Après avoir imposé une guerre meurtrière et particulièrement « sale » au peuple algérien, les généraux putschistes qui détiennent le pouvoir réel à Alger, dont le président Abdelaziz Bouteflika n’est que le représentant diplomatique, désirent s’absoudre des crimes contre l’humanité perpétrés sous leur autorité effective, et effacer ceux de leurs anciens adversaires. En violation directe des engagements internationaux signés par l’Algérie et des principes fondamentaux du droit, cette politique d’oubli forcé est en soi un aveu éclatant de responsabilité.
Cette démarche inacceptable est clairement confortée et cautionnée par nombre de dirigeants des grandes démocraties occidentales. Motivés essentiellement par des considérations économiques, ils mettent en avant le « péril islamiste » pour justifier ce déni des valeurs universelles des droits humains.
L’autoamnistie des chefs de guerre a déjà été tentée ailleurs, notamment en Amérique latine, et partout elle a connu l’échec. Car nul ne peut disposer du pouvoir d’effacer l’histoire. Il ne peut y avoir de paix et de réconciliation sans vérité ni justice. Le peuple algérien connaît son histoire et aucune manœuvre ne peut effacer des crimes imprescriptibles. Vouloir lui imposer le silence par la menace est strictement illusoire.
Les femmes et les hommes à travers le monde épris de liberté, signataires de ce texte, rejettent cette loi d’un autre âge et appuient sans réserve la société algérienne dans sa marche vers la justice et les libertés.
Premiers signataires :
Lahouari Addi (sociologue)
Hocine Aït-Ahmed (président du Front des forces socialistes)
Omar Benderra (économiste)
Sihem Bensedrine (Conseil national pour les libertés en Tunisie), Anna Bozzo (historienne)
François Gèze (éditeur)
Burhan Ghalioun (politologue)
Ghazi Hidouci (économiste)
Alain Lipietz (député européen)
Gustave Massiah (président du CRID)
Salima Mellah (Algeria-Watch)
Adolfo Perez Esquivel (Prix Nobel de la paix)
Werner Ruf (politologue)
Salah-Eddine Sidhoum (chirurgien).
Signatures à adresser à : ">
Cette pétition sera envoyée à la fin du mois d’avril à diverses institutions algériennes et internationales.
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« Rendez-les-nous ! », clament les familles des disparus des années sanglantes en Algérie
par Florence Beaugé, Le Monde du 3 mars 2006
Elles sont là, malgré la pluie. Certaines sont venues à pied, souvent de loin. La plupart portent le foulard islamique, parfois le niqab, masque sur le nez et la bouche. Beaucoup ne parlent que l’arabe. Toutes sont fatiguées, pourtant, elles ont tenu à faire le déplacement, ce mercredi 1er mars.
« Nous n’avons pas peur. On veut nous faire taire, mais on ne renoncera jamais ! », disent-elles en brandissant photos et pancartes sur lesquelles elles ont écrit : « Rendez-nous nos enfants ! » Voilà sept, dix ou douze ans que les « folles d’Alger » ont vu leur fils, mari ou frère disparaître. Et qu’elles se rassemblent chaque mercredi matin, sur la place Addis-Abeba, dans l’indifférence générale. Aujourd’hui, leur douleur est proche de la haine. Il y a vingt-quatre heures, les textes destinés à la mise en application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale – adoptée par référendum le 29 septembre 2005, à l’initiative du président Bouteflika – sont parus au Journal officiel.
Vérité et justice ? Il n’en est pas question pour clore les « années de sang » de la décennie 1990, ses 150 000 morts et ses milliers de « disparus ». Les ordonnances et décrets présidentiels promulgués prévoient l’extinction des poursuites contre les ex-terroristes ; l’interdiction d’engager des actions judiciaires contre les forces de sécurité de l’époque (officieusement tenues pour responsables de la majorité des disparitions) ; le versement d’indemnités financières aux familles des « disparus » ; et enfin des peines de prison contre ceux qui tenteraient « d’instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale ».
« ENTERRER LES DOSSIERS »
Incapables de faire leur deuil, puisqu’elles ignorent le sort de leurs proches, beaucoup de familles se raccrochent à l’idée qu’ils sont détenus dans des prisons secrètes en Algérie. « Quelqu’un de confiance m’a assuré le mois dernier que mon mari était vivant et qu’il allait bientôt être libéré », raconte une jeune femme. « Morts ou vivants, on les veut ! », affirme une autre, indignée de savoir que, pour prétendre à une indemnité financière, il lui faudra au préalable réclamer un acte de décès : « C’est du chantage ! On veut nous faire admettre que nos disparus sont morts, de façon à enterrer les dossiers. »
Fondatrices de SOS-Disparus, mère et grand-mère d’un jeune « disparu », Nacéra Dutour et Fatima Yous font partie du « noyau dur » des familles qui ne renonceront jamais à leur combat, alors que tant d’autres ont baissé les bras. « Les textes (d’application de la Charte) sont un scandale. Ceux qui ont massacré sont libres, et nous, on nous demande de tourner la page sans connaître la vérité ! », martèle Mme Dutour, le visage défait.
Safia Fahassi, épouse d’un journaliste disparu, n’est pas surprise, elle. « Je savais que les gens qui sont derrière ces disparitions se protégeraient hermétiquement. Je m’attendais aussi à l’interdiction qui nous est faite de recourir à la justice. Mais tôt ou tard, la vérité éclatera. Regardez ce qui arrive à la France, quarante ans plus tard, avec la guerre d’Algérie… », dit-elle d’une voix presque sereine.
Fondateur et président de l’association Somoud, qui regroupe les victimes du terrorisme, Ali Merabet est révolté. Il y a dix ans, ses deux frères ont été enlevés non par les forces de sécurité mais par les islamistes. Il ne se sent pourtant pas logé à meilleure enseigne que les victimes de « l’autre bord » et dénonce cette « amnistie verticale », qui « vient d’en haut et ne touche finalement personne ».
Comme nombre d’Algériens, en particulier les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme, l’avocat Amine Sidhoum se dit inquiet devant la menace qui plane, désormais, sur quiconque s’avisera « d’instrumentaliser la tragédie nationale » ou de « ternir l’image de l’Algérie ».
Que signifie ce concept flou, souvent interprété comme la volonté de verrouiller un peu plus encore la liberté d’expression ? « On tente d’effacer de la mémoire des Algériens ce qui s’est passé pendant plus de dix ans. Mais peut-on empêcher tout un peuple de parler de son histoire ? », s’interroge l’avocat.