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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
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Où ira le buste de Néfertiti ?

Dans les grands musées d'Europe et des Etats-Unis sourient des statues grecques et des bouddhas... Mais la légitimité de l'appropriation de certaines de ces œuvres est remise en question. Un article de Patrick Howlett-Martin, diplomate (dernier ouvrage publié : Capri en mer, Skira, Milan, 2009), repris du Monde diplomatique de juillet 2012.

Où ira le buste de Néfertiti?

nefertiti.jpgForeign Cultural Exchange Jurisdictional Immunity Clarification Act (« loi définissant l’immunité juridictionnelle de l’échange culturel avec l’étranger ») : tel est le nom d’un étonnant projet de loi américain, présenté par un démocrate et un républicain, qui a été voté en février 2012 par la Chambre des représentants et se trouve actuellement à l’étude au Sénat. Il vise à protéger les musées publics, sur le territoire national comme dans le reste du monde, dans le cadre de prêts de leurs collections à l’étranger ou d’accueil de pièces provenant d’autres musées. Il interdit toute saisie ou réclamation d’œuvres dont la propriété serait contestée, estimée ou avérée illicite, à l’exception de celles appartenant à des familles juives et saisies par l’Allemagne nazie au cours de la seconde guerre mondiale – ce qui, précision importante, exclut les spoliations dues aux circonstances de la guerre, comme l’exil. En bref, l’objectif est d’empêcher tout recours en justice pour la récupération d’œuvres dont l’acquisition est éventuellement ou indubitablement frauduleuse. Les conservateurs des principaux musées des Etats-Unis ont parrainé avec conviction ce projet, qui a également reçu, dans un premier temps, le soutien du Haut Conseil des musées de France – avant que les protestations ne semblent entamer cette décision.

Il faut reconnaître qu’il y a péril en la demeure muséale : les appropriations plus que contestables ont été nombreuses, notamment grâce aux expéditions militaires d’autrefois, qu’accompagnaient des archéologues et des experts expressément chargés de fournir les musées en belles pièces. Certains exemples sont fameux : la pierre de Rosette, une stèle découverte en 1799 à Rosette (nom francisé de Rachid, dans le delta du Nil) lors de la campagne d’Egypte de Napoléon Bonaparte, est transportée en Grande-Bretagne après la victoire anglaise d’Aboukir ; elle se trouve toujours au British Museum, et l’Egypte la réclame périodiquement.

D’autres pillages tout aussi organisés ont eu moins de retentissement : celui de l’Ethiopie en 1868, du Ghana en 1874, du royaume d’Edo (Bénin) en 1897… La mise à sac du Palais d’été de Pékin par les troupes franco-britanniques en 1860, en revanche, est restée célèbre. La vente aux enchères par Christie’s, en 2008 à Paris, de la collection du couturier Yves Saint Laurent et de l’entrepreneur Pierre Bergé, qui comportait deux bronzes provenant de ce pillage, a rappelé cet épisode emblématique. Christie’s les avait préalablement proposés à la République populaire de Chine, qui les réclamait, pour 20 millions, de dollars. Le prix a paru un peu excessif aux autorités de Pékin — d’autant que l’acquisition n’avait pas été exactement irréprochable.

Les temps de paix peuvent également offrir des aubaines. Le British Museum doit à Henry Salt, consul général en Egypte, la statue de Ramsès II de Thèbes, et à Thomas Bruce, dit Lord Elgin, ambassadeur de Sa Majesté à la Cour ottomane, une partie des frises du Parthénon athénien, quelque peu abîmées après être restées plusieurs années en extérieur sur sa propriété en attendant un acquéreur. La Grèce en demande la restitution depuis 1830. Les quelque cinq mille pièces trouvées en 1911 sur le site de Machu Picchu par l’archéologue Hiram Bingham, professeur à Yale, prêtées formellement par le Pérou, après leur découverte, pour une durée d’un an à des fins d’étude et de restauration, sont toujours au musée Peabody à New Haven (Etats-Unis), et l’université Yale, qui abrite le musée, n’a pas autorisé les archéologues péruviens à y avoir accès. Lima en demande la restitution depuis 1920. Un accord a finalement été trouvé en février 2011, sous réserve de la construction à Cuzco d’un musée consacré au site inca, et du maintien au Peabody des plus belles pièces sous la forme d’un prêt permanent.

On n’en finirait pas d’énumérer les vols. Presque au hasard : les mosaïques de Kanakia, proposées au musée Paul Getty de Los Angeles en 1988 par des négociants, et qui ont été dérobées comme tant d’autres (plus de quinze mille, si on y ajoute les icônes) aux églises byzantines chypriotes depuis l’invasion turque en 1974. Celles-là ont été découpées afin de faciliter leur transport : c’est l’œuvre du marchand Aydm Dolmen, en prison depuis 1997. Ou encore le buste de Néfertiti (XIVe siècle av. J.-C.), découvert par l’archéologue allemand Ludwig Borchardt en 1912, rapporté à Berlin pour y être étudié, et qui s’y trouve toujours. Ou enfin, au Musée national des arts asiatiques à Paris (Musée Guimet), l’original du porche ouest en grès rose du temple khmer de Banteay Srei, dont André Malraux avait déjà prélevé à la scie, en 1923, quatre sculptures…

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a tenté d’intervenir, en adoptant en 1970 une convention qui déclare illégales l’importation et l’exportation d’œuvres acquises de manière illicite — ce qui, semble- t-il, n’allait pas de soi… – et qui incite les pays signataires à restituer les œuvres d’art volées à leur pays d’origine. Seul problème, cette convention n’est contraignante qu’après ratification, et n’a pas d’effet rétroactif. Il faut donc souvent user d’autres moyens. Ainsi, le deuxième sphinx de Bogazköy, la capitaie de l’ancien empire hittite (XVIIe siècle avant notre ère), qui se trouvait au musée de Berlin, avait fait l’objet de recommandations répétées en faveur de sa restitution à la Turquie ; il lui a finalement été rendu, en novembre 2011, après qu’elle eut menacé de suspendre toutes les fouilles menées par des archéologues allemands. L’Egypte avait dû recourir au même argument en 2007 : elle n’accueillerait plus d’archéologues du Louvre tant qu’elle n’aurait pas récupéré cinq stèles pharaoniques acquises au début des années 2000, et volées, selon Le Caire, en marge des fouilles officielles dans les années 1980 – ce qui fut fait en 2009…

L’Unesco a persévéré, et fait appel à l’Institut international du droit privé (Unidroit) pour étendre la convention de 1970 aux institutions et aux personnes privées, et autoriser un Etat à engager des poursuites judiciaires contre l’acquéreur illégitime devant les tribunaux de son pays de résidence. Cette charte de 1995, ratifiée par seulement onze Etats (et aucun grand pays « receleur »), fait, sans surprise, l’objet de vives critiques de la part des marchands, des antiquaires et, de façon plus inattendue, des galeristes et des directeurs de musée, réunis sous le nom de « groupe de Bizot » — du nom d’Irène Bizot, ancienne directrice de la Réunion des musées nationaux de France.

Ces professionnels estiment être à l’origine de la restauration et de la valorisation de ces œuvres, et considèrent que la stabilité de leurs administrations et leur notoriété assurent une sécurité et une densité de fréquentation qu’un musée de la « périphérie » ne serait pas en mesure d’offrir. Le pillage du Musée de Bagdad en 2003, après l’invasion américaine, celui du Caire en 2011, les exactions des talibans en Afghanistan contre le patrimoine bouddhiste : autant d’exemples pour appuyer cette position. Qui a sauvé les manuscrits bouddhistes trouvés dans les grottes de Bamiyan en 1993-1995, sinon le collectionneur norvégien Martin Schayen, qui les a achetés à Londres ?

Mais l’argument principal du groupe de Bizot, animé par le conservateur en chef du British Museum, est plus spécieux : le lieu où se trouve préservé l’objet d’art, la légalité ou la légitimité de sa propriété, ne seraient pas des éléments décisifs, car il appartient à tous. Une déclaration inspirée en 2002 par le British Museum et signée par trente-sept conservateurs et galeristes affirme : «Avec le temps, les objets acquis – par achat, comme cadeau ou à titre de partage – sont devenus parties du musée qui les a préservés et, par extension, partie de l’héritage des nations qui les abritent.» C’est le point de vue de l’Espagne : les collections détenues plus de dix ans font ensuite partie de l’héritage national.

Peu importeraient alors les collusions entre conservateurs et marchands ? Me Marion True, conservatrice du musée Paul Getty de Los Angeles entre 1986 et 2005 (budget annuel d’acquisition : 100 millions de dollars), et le marchand américain Robert Hecht, en affaires avec le Carlsberg Glyptotec de Copenhague pour le même genre de transactions, ont été traduits en mars 2009 devant le tribunal de Rome pour acquisition illégale d’antiquités provenant du site étrusque de Cerveteri. L’inculpation fait suite à une dénonciation et à un raid de la police helvétique dans l’entrepôt du marchand italien Giacomo Medici, condamné en 2005 à dix ans de détention. Le musée américain a acquis au cours des années 1990 la collection privée d’antiquités de Lawrence et Barbara Fleischman, dont le principal pourvoyeur était également M. Medici. Affaires embarrassantes, mais qui débloquent la situation. Le Metropolitan Museum of Art de New York a ouvert en février 2006 des négociations avec l’Italie : il lui a rendu une quarantaine d’œuvres, dont l’une des plus belles pièces de ses collections, l’urne de l’artiste athénien Euphronios, volée à Cerveteri et achetée en 1972 à… M. Hecht pour 1 million de dollars. Il s’est également engagé à restituer en 2012 la statue d’Aphrodite provenant de Morgantina (Sicile), achetée en 1988 pour 18 millions de dollars au marchand Robin Symes. Mais surtout, les Etats-Unis et l’Italie ont renouvelé en 2006, puis en 2011, l’accord — signé en 2001 pour cinq ans — interdisant l’importation en provenance d’Italie d’œuvres datées du IXe siècle avant notre ère jusqu’au IVe siècle.

A l’évidence, la restitution est plus souvent le résultat d’enquêtes et de procès que d’une décision des musées, même s’il y a des exceptions. Mais la prise de conscience de l’importance de leur héritage culturel par les pays d’ancienne civilisation, qui va de pair avec leur émergence sur la scène internationale, les conduit à exercer des pressions croissantes, dont on peut espérer que la « moralisation » revendiquée de l’action publique prendra le relais. Ainsi, après le pillage des musées nationaux de Bagdad et de Mossoul en 2003-2004, le Federal Bureau of Investigation (FBI) a créé un département spécialisé (Art Theft Program) qui a permis de retrouver aux Etats-Unis, en juillet 2006, la statue du roi Entémène de Lagash, joyau du Musée de Bagdad. C’est par ces voies-là que pourront être combattus le concept fallacieux de «patrimoine culturel universel» défendu par le groupe de Bizot et le projet de loi actuellement examiné par les sénateurs américains.

Patrick Howlett-Martin
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