Avril 1949 : l’OS attaque la poste d’Oran
Oran. Le premier lundi du mois d’avril, en cette année 1949. Il est huit heures moins le quart du matin. La deuxième ville d’Algérie commence à s’animer. Sur la place de la Bastille, où s’élève la grande poste, les cafés Aiglon et Vallauris servent de nombreux consommateurs, en majorité européens, qui s’apprêtent à aller travailler. Une Citroën noire, avec à l’intérieur six hommes bien habillés, en complet, cravate et chapeau mou, se gare près d’un côté du bâtiment qui, à l’exception du service du télégraphe, n’est pas encore ouvert au public. Mais comme chaque jour, les postiers, tenus de venir à sept heures quarante-cinq pour avancer les tâches administratives et tout préparer avant la ruée des usagers, sont déjà là.
Un des hommes, le chauffeur, sort précipitamment de la traction avant. Il pénètre dans la poste jusqu’au premier bureau qu’on peut atteindre par l’entrée de service, la permanence du télégraphe. Il demande à l’employé présent, qui travaille seul et ne se formalise pas de cette intrusion avant l’heure, d’envoyer de toute urgence un câble en anglais, une immense commande de tissus à une firme de Manchester. De quoi occuper un bon moment le pauvre postier, peu familier de la langue de Shakespeare. Et donc permettre, quelques minutes plus tard, à d’autres passagers du même véhicule, trois individus armés, deux avec des pistolets et l’un avec une mitraillette, de passer discrètement mais en trombe devant le télégraphiste pour aller sans attirer l’attention un peu plus loin, jusqu’à la troisième porte du couloir, derrière laquelle se situe la salle du coffre-fort. Sur leur chemin, ils ne risquent de rencontrer à cette heure que les deux femmes de ménage, qui ne se préoccupent guère des allées et venues.
Le gang, en effet, est bien renseigné. Il sait que ce 5 avril, comme tous les premiers lundis de chaque mois, la grande poste de la capitale de l’Oranie a récupéré des sommes très importantes en provenance de tout le département. Elle est chargée de centraliser les espèces de tous les bureaux avant de les redistribuer là où c’est nécessaire. Quand les trois hommes atteignent la petite salle grillagée où l’on garde l’argent en dépôt, ils découvrent deux employés, un vieux et un jeune, occupés à compter des billets autour d’une table. Ils ouvrent la porte et l’un d’eux crie : « Haut les mains ! Personne ne bouge ! » Le plus âgé des postiers s’évanouit, mais le plus jeune, à la surprise des assaillants, résiste et commence à hurler : « Au voleur ! À l’aide ! » Pour l’intimider et le faire taire, on le frappe à la tête. Il tombe mais continue à pousser des cris. On l’assomme alors définitivement d’un coup de crosse.
Plus question, donc, de faire ouvrir le coffre : ceux qui pouvaient en connaître la combinaison et fournir la clé sont l’un et l’autre hors d’état de parler. Et il faut agir vite puisque le vacarme a alerté tous les employés présents alors même que la poste est sur le point d’ouvrir grand ses portes au public à huit heures. Les assaillants ramassent en vitesse l’argent qui est sur la table ainsi que toutes les liasses de billets accessibles – et il y en a beaucoup. Ils remplissent tant bien que mal des sacs mais aussi, dans l’affolement, leurs poches et même, pour l’un d’entre eux, l’espace entre sa peau et sa chemise. Les deux derniers hommes de la bande, également armés, qui étaient restés « en couverture », ont déjà accouru pour tenir en joue le personnel. Le chauffeur, pour sa part, dès qu’il a compris que tout ne se passait pas comme prévu, est ressorti et s’est précipité vers la voiture. Il a mis en marche le moteur puis ouvert les portières en attendant ses complices. Quand les auteurs du hold-up sortent du bâtiment de la poste, ils constatent que l’agitation n’est pas passée inaperçue à l’extérieur. Les clients des cafés alentour commencent à s’approcher, certains avec des chaises devant le visage en guise de protection dérisoire. Le détenteur de la mitraillette braque la petite foule et fait mine de balayer le trottoir avec son arme. C’est, immédiatement, le sauve-qui-peut. Les hommes armés remontent tous dans la traction avant, qui démarre sur les chapeaux de roues. Les passants voient la Citroën prendre la route du port, celle qui mène, au bord de la Méditerranée, vers les bas quartiers de la ville. Une traction avant noire, des gangsters habillés comme à Pigalle qui ont bien préparé leur coup en profitant d’un excellent tuyau, un repli en bon ordre une fois le hold-up terminé dans la direction de la plage d’Aïn-el-Turk à l’est de la ville, tout désigne, pour la police, soit un gang venu de Paris se réfugier outre-mer, soit, plus vraisemblablement, une bande de mauvais garçons du milieu d’Oran. Les autorités verront vite leurs soupçons quasi confirmés quand le propriétaire de la Citroën volée pour l’occasion, kidnappé la veille au soir par les braqueurs intéressés par son véhicule, viendra expliquer à la police que ses ravisseurs, dont il n’a jamais bien pu voir le visage, étaient manifestement des Européens. L’un d’eux au moins parlait d’ailleurs avec un léger accent espagnol, celui de nombreux habitants de la ville, la plus européenne d’Algérie. On n’en saura pas plus avant longtemps, puisque ni les gangsters ni l’argent emporté — plus de 3 millions de francs de l’époque, 3 178 000 exactement — ne seront retrouvés dans les mois qui suivent.
Un groupe de malfrats, des truands professionnels donc ? En cette période d’après-guerre, où les journaux vantent régulièrement les « exploits » de la bande de Pierrot le Fou et du gang des tractions avant qui multiplient les hold-up, c’est en effet le plus probable. Qui d’autre pourrait oser entreprendre une telle action, avec des hommes assez nombreux et bien armés, selon la méthode classique de la pègre française ? Personne, assurément. Les Européens comme les musulmans d’Oran en sont tellement persuadés que, bien vite, on ne parlera plus du tout de ce qui s’apparentait à un fait divers impliquant le milieu local et assez « dans l’air du temps », sinon banal. Il y a pourtant erreur sur toute la ligne. Et c’est bien ce qu’escomptaient les véritables auteurs de cette attaque à main armée. Qui n’étaient pas, loin de là, de simples voyous.
« Le » gros coup de l’organisation spéciale
Toute l’affaire a commencé quelques mois plus tôt, à l’orée de l’année 1949, au cours d’une réunion d’un groupe d’individus qui ne rassemblait certes pas des malfrats et encore moins des professionnels du hold-up. Ce groupe, en effet, qui a décidé alors de « faire un coup », selon les propres termes d’un de ses membres, était composé de militants politiques algériens sans aucune expérience du braquage. Et même, plus précisément, de tout l’état-major d’une organisation paramilitaire secrète, l’Organisation spéciale, ou OS, liée au principal parti nationaliste algérien, le PPA (Parti du peuple algérien). Celui-ci, dirigé par un leader charismatique, Messali Hadj, a pour principal voire unique programme depuis déjà fort longtemps l’indépendance de l’Algérie. Qu’il est le seul à réclamer ouvertement et sans restrictions. Devenu clandestin depuis son interdiction par les autorités françaises en 1939, il est plus connu désormais au travers du sigle de sa récente émanation légale, le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), qui lui permet depuis 1946 de participer aux élections et d’agir pour partie à visage découvert. À ce moment-là, les responsables de l’OS, qui réunit pour l’essentiel depuis sa création en 1947 les jeunes militants les plus déterminés du PPA-MTLD, sont très frustrés et mécontents. Car ils manquent totalement de moyens pour développer leur organisation, chargée de préparer la lutte armée pour le jour où elle sera devenue nécessaire, ou tout simplement possible, aux yeux des dirigeants du mouvement nationaliste. Faut-il croire, comme beaucoup d’impatients de l’OS inclinent à le penser, que ce dénuement est la conséquence d’une stratégie implicite de la majorité des leaders « messalistes », devenus sans le dire, depuis qu’ils participent au jeu électoral, trop frileux pour soutenir véritablement des activistes ? Quoi qu’il en soit, que cette hypothèse soit vraie ou fausse, il n’est pas totalement étonnant que le financement fasse défaut : les caisses du parti de Messali sont vides. Les Algériens aisés de sensibilité nationaliste qui veulent aider ceux qui entendent représenter les intérêts la population musulmane face au colonialisme européen soutiennent le plus souvent de préférence des formations plus « modérées » et plus « convenables ».
Comme l’UDMA, le parti créé en 1946 par le pharmacien Ferhat Abbas , ou l’Association des Oulémas, fondée en 1931 par Cheikh Abdelhamid Ben Badis , tenant de la tradition, pour regrouper les « réformistes religieux ». Hocine Aït Ahmed , alors chef de l’OS à vingt-deux ans à peine, décide donc au tout début de 1949 lors d’une réunion avec ses principaux « lieutenants » qu’il est devenu impératif de trouver de l’argent pour éviter l’asphyxie du parti et surtout de son organisation paramilitaire. Comme il ne faut pas prendre trop de risques afin de préserver le secret qui entoure l’existence de l’OS, toujours inconnue des autorités coloniales, les activistes recherchent « le » gros coup. L’idéal, ce serait une opération unique et très lucrative. Peu après, fin janvier 1949, le dirigeant de l’OS pour l’Oranie, un certain Ahmed Ben Bella , un ancien adjudant de l’armée française qui n’est pas encore connu en dehors de sa ville d’origine — Marnia, entre Tlemcen et la frontière marocaine près d’Oujda — et du mouvement nationaliste, signale qu’un militant employé des PTT de sa région, Djelloul Nemiche , lui a donné des tuyaux sur deux coups envisageables au sein de l’administration où il travaille. Soit une attaque de la grande poste d’Oran, qui détient chaque premier lundi du mois pendant quelques heures des fonds par dizaines de millions de francs, soit, ce qui serait encore plus rentable, une prise d’assaut du train qui revient de Colomb-Béchar, également une fois par mois, avec un wagon postal rempli de billets par centaines de millions.
Considérant que « nous ne sommes pas au Far West », selon le témoignage d’Aït Ahmed, les animateurs de l’OS décident sagement, si l’on peut dire, de s’en tenir au premier projet. La cible, même si elle a été apparemment retenue faute de véritable alternative, est d’ailleurs fort bien choisie. Elle est emblématique. La poste, c’est, avec la mairie et l’école, l’un des trois grands symboles visibles partout de l’enracinement de la présence française en Algérie, l’un des trois « drapeaux » plantés dans toute ville, et même jusque dans le moindre village où la gendarmerie, pour sa part, fait parfois défaut. Elle occupe l’un de ces bâtiments qui, presque toujours installés sur une place – en l’occurrence à Oran la place de la poste, évidemment –, figurent l’autorité
administrative. Mais c’est aussi, au sein du dispositif colonial, un endroit particulier que connaissent et fréquentent tous les Algériens, en particulier pour y recevoir ou y envoyer des mandats. Plus peut-être encore qu’une banque, c’est le lieu où il y a de l’argent. C’est vrai pour tout le monde, c’est donc vrai aussi pour les militants de l’OS. Pour justifier l’opération, Aït Ahmed expliquera d’ailleurs un peu plus tard à ses « complices » que « s’il n’est pas facile d’accepter des formes de lutte qui s’apparentent au banditisme », il ne faut pas oublier que « dans les bureaux de poste transitent les fortunes qui s’édifient sur la sueur et la misère de nos compatriotes ».
Une fois l’objectif déterminé, reste alors, car les activistes sont disciplinés et conscients du risque qu’ils font courir au PPA-MTLD en cas d’échec, à obtenir l’accord des chefs nationalistes. Grâce à l’appui décisif d’Hocine Lahouel, depuis peu numéro deux officiel du mouvement avec le titre tout juste créé de secrétaire général, le feu vert est donné par les rares responsables au courant. À condition, bien entendu, qu’on prenne toutes les précautions pour ne pas trop « mouiller » la structure légale des indépendantistes : les dirigeants comme Aït Ahmed, qui est aussi membre du bureau politique et du Comité central du parti, ou Ben Bella, « patron » du MTLD pour l’Oranie, sont donc priés de ne pas participer directement à l’action. Et il va de soi que si certains militants devaient être arrêtés, ils seraient présentés comme des têtes brûlées qui ont agi inconsidérément à leur propre initiative. Aït Ahmed, qui ne se fait connaître sur place que sous son « nom de guerre » Madjid, passe donc une bonne partie du mois de février 1949 à organiser l’opération à Oran avec le concours de Ben Bella afin que tout soit prêt pour le jour J qui a été retenu, le lundi 1er mars. Personne n’ayant, bien sûr, la moindre expérience du hold-up parmi les membres de l’OS, il faut à la fois imaginer ex nihilo un plan d’attaque et trouver des militants qui n’auront pas froid aux yeux pour l’exécuter avec toutes les chances de succès. Par chance, pour diriger le commando, un homme récemment installé à Oran, celui-là même qui héberge dans une villa du faubourg Victor-Hugo Aït Ahmed et Ben Bella quand il le faut, paraît tout désigné. Boudjemaa Souidani , originaire de Guelma dans le Constantinois, a déjà prouvé qu’il avait le sens du commandement et les nerfs solides en tant que chef de l’OS pour la région de Philippeville, la future Skikda. Il a dû être récemment « muté » à l’ouest de l’Algérie à la suite d’une opération de trans- port de dynamite – du lieu où les explosifs avaient été « récupérés » par des pêcheurs nationalistes jusqu’à une cache à l’intérieur des terres – qui avait mal tourné en raison d’une intervention de la gendarmerie à laquelle il avait échappé par miracle. Avec Souidani , il sera nécessaire, estime-t-on, de disposer de sept hommes : deux pour surveiller pendant toute la nuit le chauffeur du taxi qu’on aura braqué la veille du coup afin de lui « emprunter » son véhicule, un pour conduire ledit véhicule et attendre moteur en marche près de la poste, deux pour accompagner le chef du commando à l’intérieur du bâtiment jusqu’à la salle du coffre, et enfin deux derniers pour protéger l’entrée et la sortie des participants au hold-up. Il faudra en l’espace d’un quart d’heure, entre l’arrivée des employés à huit heures moins le quart et celle du public à huit heures, réussir à s’emparer de l’argent et à l’emporter. Toutes les allées et venues habituelles autour du bâtiment ont été surveillées pendant plusieurs semaines tous les matins par l’un des premiers activistes recrutés pour l’opération, Belhadj Bouchaïb , ancien adjoint « indigène » au maire d’Aïn-Témouchent, un bourg au sud-ouest d’Oran, désormais permanent de l’organisation indépendantiste — au profit de laquelle il lui est arrivé d’utiliser ses anciennes fonctions pour procurer des papiers à ses militants clandestins. Tout comme Bouchaïb, la majorité des membres du commando, et notamment deux Kabyles qui ont pris le maquis respectivement depuis 1945 et 1948 pour fuir la gendarmerie – les frères Lounes et Amar Khettab , alors « mis au vert » en Oranie – et un restaurateur de Mostaganem nommé Mohamed Fellouh , ont été proposés par Ben Bella avant d’être recrutés sur place après un « interrogatoire » par Aït Ahmed. Le conducteur de la voiture, en revanche, viendra de l’Algérois spécialement pour l’occasion : il s’agit de Mohamed Ali Khider – ou Khiter disent certaines archives françaises –, un jeune artificier de l’organisation paramilitaire connu pour être un as du volant et qui a favorablement impressionné Aït Ahmed, à qui il a été recommandé.
Ben Bella , pour ne pas être suspecté d’implication dans l’opération, doit quitter Oran le dimanche 28 février au matin pour Alger, où il se fera voir, et ne rentrer que le lendemain pour veiller à la dispersion en bon ordre des membres du commando et récupérer auprès d’eux le butin. Aït Ahmed , qui veut s’assurer que l’opération est bien engagée avant de s’éclipser, doit assister le dimanche vers dix-neuf heures à la prise du véhicule qui sera utilisé le lendemain, avant de prendre le train le soir même pour Alger, où il croisera à la gare Ben Bella repartant dans l’autre sens. Le dimanche soir, ainsi, après avoir rédigé lui-même, en s’inspirant d’une publicité trouvée par hasard, le texte du câble en anglais qui doit « occuper » le télégraphiste le temps nécessaire au déroulement du hold-up, Aït Ahmed fait monter Bouchaïb et Khider dans un taxi et s’en va prendre son train. Celui-ci l’amène le lendemain matin peu avant huit heures à Alger, où il a juste le temps de dire à Ben Bella , sur le départ, que l’opération a été mise sur les rails comme prévu et doit être sur le point d’être terminée à cette heure-là. Toute la journée, il attend des nouvelles. Sans pouvoir lui-même joindre un des protagonistes du braquage ou encore moins Ben Bella, pour d’évidentes raisons de sécurité. Rien à la radio et aucun article dans les journaux du soir ne signale une attaque à main armée spectaculaire en Oranie comme on aurait pu s’y attendre. Aït Ahmed , inquiet, va voir Hocine Lahouel et le prie d’appeler le dirigeant du MTLD d’Oran, Hammou Boutlilis, comme si de rien n’était, pour vérifier s’il n’a pas entendu parler de quelque chose dans sa ville. Ce dernier, qui n’était pas au courant du coup qu’on avait monté dans le plus grand secret, ne mentionne au cours de la conversation aucun « fait divers » digne de retenir l’attention. Ben Bella , bientôt de retour à Alger, mettra fin au suspense en racontant ce qui s’est vraiment passé. Autrement dit, pourquoi l’opération a capoté. Aït Ahmed à peine parti, Bouchaïb et Khider, soigneusement habillés et apprêtés à l’européenne, ont bien pris le contrôle du taxi. Après avoir demandé au chauffeur de s’arrêter pour les déposer dans un lieu peu fréquenté le soir, ils l’ont assommé d’un coup de crosse. Puis Khider a pris le volant pendant que Bouchaïb surveillait, colt 45 au poing, le « kidnappé ». Ils ont roulé alors pendant une vingtaine de kilomètres jusque vers la forêt de M’Sila, où les attendait comme prévu un homme de l’OS chargé de garder dans les fourrés le « prisonnier », auparavant ligoté.
Au petit matin, au moment de prendre la direction du centre de la ville, quand Khider a pris le volant, il est apparu que le véhicule était en bien mauvais état. Il tremblait de partout et paraissait bien peu sûr, alors même qu’il devait permettre de s’enfuir rapidement une fois le coup terminé. Souidani et Bouchaïb, après avoir entendu Khider leur expliquer que, selon toute vraisemblance, « l’auto ne tiendra pas », ont donc décidé à quelques minutes du déclenchement de l’opération de tout annuler. Il ne restait qu’à se débarrasser discrètement de la voiture puis à libérer le chauffeur de taxi, qui ne saura pas avant longtemps pourquoi on l’avait attaqué.
Un tel fiasco, qui signe à l’évidence l’amateurisme des apprentis gangsters nationalistes, aurait pu décourager ces derniers. Mais après avoir constaté que la police n’a effectué aucune arrestation ni même aucune enquête dans les quartiers populaires de la ville qui sont le fief des messalistes, Aït Ahmed et Ben Bella en concluent vite qu’on a dû attribuer cette simple agression pour voler une voiture au milieu local et que rien n’oblige à renoncer au hold-up. Le prochain premier lundi du mois, le 5 avril, sera donc le bon pour tenter à nouveau le coup.
Tout, là encore, a failli échouer. D’abord, il faut reconstituer in extremis une partie du commando. On se rend compte en effet — mieux vaut tard que jamais — que certains des maquisards recrutés issus de la campagne peuvent difficilement passer pour des Européens, ce qui contrarie le scénario méticuleusement mis au point. De plus, c’est plus ennuyeux, l’un des protagonistes de l’opération ratée de début mars, Mohamed Fellouh, a carrément disparu quarante-huit heures avant le nouveau jour J, prétextant une improbable et subite grave maladie de sa fille. Enfin, même si c’est moins grave, celui qui avait gardé le conducteur du taxi pendant la nuit ne donne plus signe de vie. La veille du 5 avril, c’est donc avec difficulté qu’on a réuni à nouveau une équipe complète de pseudo-truands « de type européen ». Notamment en recrutant, pour remplacer Fellouh, Omar Haddad, un activiste surnommé « Yeux bleus » qui a déjà participé depuis 1945, année où il a pris le maquis, à des opérations risquées pour le parti. Mais, nouveau coup dur, on s’aperçoit alors, en tentant de rééditer une attaque de taxi, que les chauffeurs, instruits par la mésaventure survenue à leur collègue un mois plus tôt, sont désormais très méfiants. Ils refusent de se rendre le soir sans un garde armé dans des endroits propices à une attaque.
Aït Ahmed doit improviser une solution de rechange. Il part, accompagné d’Omar Haddad, vers le centre-ville à la recherche d’un véhicule. Dans le quartier européen de la Buena de Dios, très tranquille à cette heure, il remarque, rue d’Alsace-Lorraine, une traction avant noire avec, sur le pare-brise, un macaron de médecin au nom de Pierre Moutier. C’est l’aubaine. Il suffira de téléphoner au docteur après avoir trouvé son numéro dans l’annuaire pour lui demander de venir soigner un enfant avant de lui tendre un piège. Ce que fait Aït Ahmed, qui va en personne, grimé en Européen (moustache postiche, fausses lunettes, béret basque bien enfoncé), chercher le praticien chez lui pour l’emmener jusqu’à un lieu de rendez-vous fixé entre-temps avec Bouchaïb et Khider. Il sera neutralisé par les deux hommes pistolet au poing. Il passera lui aussi la nuit ligoté. La suite, on la connaît. Une fois le coup terminé, l’argent changera deux fois de refuge, convoyé d’une maison à une autre par Souidani déguisé en femme voilée, avant d’être transféré vers Alger. On utilisera à cette occasion, pour éviter tout risque, la voiture officielle avec macaron tricolore d’un des élus du MTLD, celle du député d’Alger Mohammed Khider, une figure du parti qui bénéficie de l’immunité parlementaire et qui n’a aucun rapport avec le chauffeur du commando sinon une parfaite homonymie. Le butin, en fin de compte relativement modeste, n’aidera que modérément les activistes. D’autant que l’essentiel ira au parti, l’OS ne récupérant que 500 000 francs environ, soit à peine cinq fois son dérisoire budget mensuel. On ne saura que beaucoup plus tard qu’il aurait pu s’agir d’une opération nettement plus fructueuse : le coffre qu’on n’a pas pu faire ouvrir contenait ce jour-là 40 ou 50 millions de francs.