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Édition du 15 mars au 1er avril 2025

« Oradour » coloniaux : une accusation fréquente après 1945, par Alain Ruscio

Après 1945, nombre de dénonciations des crimes coloniaux les comparèrent à celui des nazis à Oradour-sur-Glane.

La levée de boucliers et l’avalanche de protestations indignées qui ont accompagné les déclarations du journaliste Jean-Michel Apathie sur les « nombreux Oradour » commis par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie, interrogent. Le thème dominant fut : des soldats français ne pouvaient pas faire cela. Or, si la mémoire historique fait défaut à beaucoup de nos contemporains, à commencer par les politiques (l’exemple de Florence Portelli, élue LR, est significatif) et les spécialistes de tout qui ont défilé sur les plateaux, les écrits, eux, restent. Le fait est que les parallèles entre les pratiques coloniales et nazies ont été faits dès l’ère de la décolonisation tragique. Pas seulement par des idéologues ou politiciens de gauche.

*

Guerre d’Indochine

« Combien sont-ils, les Oradours en Indochine ? », interrogea Claude Bourdet, grand résistant, homme de tous les combats humanistes, alors rédacteur en chef de l’Observateur en 1953[1]. Cette même année 1953, le procès intenté au jeune marin communiste Henri Martin, suivi de son emprisonnement durant trois années, amena une levée de boucliers chez de nombreux intellectuels. Dont Jacques Prévert, auteur d’un poème, Entendez-vous, gens du Vietnam[2] :

« Cependant que très loin on allume des lampions

des lampions au napalm sur de pauvres paillotes

et des femmes et des hommes des enfants du Viet-Nam

dorment les yeux grands ouverts sur la terre brûlée

et c’est comme Oradour

c’est comme Madagascar et comme Guernica

et c’est en plus modeste tout comme Hiroshima »

Madagascar 1947

En 1950, trois ans après des massacres de masse suite à une révolte de la population malgache, Claudine Chonez, membre de la rédaction des Temps modernes, publie un témoignage : « “C’est une guerre dégueulasse nous avons semé des Oradours“ m’a dit un lieutenant de 2e bureau qui ne tenait pas à s’expliquer davantage »[3].

Guerre d’Algérie

Présente sur place dès les premiers jours, la journaliste communiste Marie Perrot dénonce la destruction d’un village avec un parallèle qui parle aux lecteurs de 1954 : « Aïn M’lila, Oradour algérien »[4].

En août 1955, un début d’insurrection secoue le Constantinois. La population algérienne, qui a évidemment en mémoire les massacres commis dans la région dix ans auparavant, se livre à des assassinats. 171 Européens sont massacrés. La répression est sauvage et massive. Le chiffre de 10 000 victimes a été avancé[5]. Le 5 septembre 1955 le quotidien Libération, alors dirigé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie, publie un témoignage de Robert Merle, natif d’Algérie, qui dénonce la répression aveugle : « Pour un européen tué, on fusille 10 ou 20 Arabes sans jugement. L’opinion mondiale est en droit de craindre des Oradours en Algérie et que nous nous dirigions vers une guerre d’extermination raciale ».

Le 12 octobre 1955, le député socialiste M. Mostefa Benbahmed monte à la tribune de l’Assemblée nationale :

« Au douar Ait Kzine, commune mixte d’Akbou, après la destruction par les rebelles d’un bulldozer, un officier français vint avec un détachement, portant une liste à la main. Il rassembla onze personnes, dont un gamin de dix ans qui ne voulait pas quitter son père, et les fusilla près de leur village. Là aussi, le ministre de l’Intérieur (NDRL : Maurice Bourgès-Maunoury) ne pourra pas démentir des faits qui dépassent, et de loin, ceux d’Oradour-sur-‘Glane.

Au centre : C’est exact.

M. le ministre de l’Intérieur : Nous vérifierons.

M. Mostefa Benbahmed. Je vous donne les noms »[6].  

On ne compte plus, durant cette guerre, les cris protestataires qui établirent un parallèle entre les crimes nazis (alors présents dans toutes les mémoires, en particulier dans celles des anciens Résistants).  À commencer par Germaine Tillion : « Il y a, en 1957, en Algérie, des pratiques qui furent celles du nazisme »[7].

Ou le grand historien Henri-Irénée Marrou :

« Oui, la grandeur française est en péril. Je m’adresse à tous ceux qui, comme moi, professeur, sont des éducateurs, qui, comme moi, ont des enfants et des petits-enfants : il faut que nous puissions leur parler sans être couverts d’humiliation d’Oradour et des procès de Nuremberg ; il faut que nous puissions relire devant eux les belles pages de nos classiques sur l’amour de la patrie, sur notre France, “patronne et témoin (et souvent martyre) de la liberté dans le monde“. Oui, avant qu’on soit engagé plus avant dans le cycle infernal du terrorisme et des représailles, il faut que chacun de nous entende au plus profond, au plus sincère de son cœur, le cri de nos pères : “La patrie est en danger !“ »[8].

Une année plus tard paraît un ouvrage fort documenté, pétri d’indignation, Contre la torture, sous la signature de Pierre-Henri Simon, professeur de lettres à l’université catholique de Lille[9]. Hubert Beuve-Méry lui consacre une longue analyse dans Le Monde :

« Se taire c’est être complice d’actes qui sont, comme l’écrit Pierre-Henri Simon, « non seulement fautes morales, mais erreurs politiques dont la nation subit un double dommage : dans l’intégrité de sa conscience et dans la force de sa position ». P.-H. Simon a la tranquille audace de rappeler les principes et de citer parmi d’autres quelques faits. Son livre devrait être pour tous les Français, mais surtout pour nos combattants, nos chefs militaires, nos ministres, qu’obsèdent trop de soucis immédiats, un grave motif de réflexion et d’action. […] Le mal ne paraît pas incurable. Nous ne sommes pas encore, comme le redoute P.-H. Simon, « les vaincus de Hitler ». Mais il était grand temps de donner l’alarme. Dès maintenant les Français doivent savoir qu’ils n’ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu’il y a dix ans les destructeurs d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo »
[10].

Le 22 octobre 1959, Aragon évoque, dans France Nouvelle, l’hebdomadaire du PCF, l’ouvrage de Robert Davezies, prêtre, porteur de valises du FLN, témoin des exactions, Le Front[11] : « Pour la première fois, celui qui lit “Le Front“ se trouve devant une certitude, une conviction, qui l’envahit, le pénètre et ne peut plus le quitter : notre responsabilité collective. Elle n’est pas que de quelques actes dont on peut sa laver par la réprobation. Elle est d’une longue histoire, dont la logique implique la magnéto, le supplice de la baignoire, l’enfant tiré au couteau du ventre des femmes enceintes, les Oradour par centaines, le génocide, les villages déportés ».

Guerre du Cameroun

On n’a jamais su, précisément, combien la répression, avant et après l’indépendance, avait fait de victimes. Les variations – de quelques milliers à plus de 100.000 – sont énormes. Un ancien correspondant de l’agence Reuter en Afrique, Charles Van de Lanoitte, témoigna :    

« Des centaines de villages razziés, souvent incendiés, rasés jusqu’au sol ! Rien qu’en 1960-61, cent cinquante-six Oradour dans le malheureux pays bassa, et dont il ne reste plus le moindre vestige aujourd’hui : en dix années, la brousse équatoriale a recouvert les ruines, les charniers et les tombes »[12]


[1] L’Observateur, mars 1953.

[2] Dans La pluie et le beau temps, Paris, Gallimard, 1955.

[3] Les Temps modernes, février 1950.

[4] L’Humanité, 17 novembre 1954.

[5] Benjamin Stora, « Le massacre du 20 août 1955: Récit historique, bilan historiographique », Historical Reflections/Réflexions Historiques, vol. 36, no 2,‎ 1er juin 2010.

[6] Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 12 octobre 1955, JORF, p. 5046. 

[7] La traversée du mal. Entretien avec Jean Lacouture, Arléa, 1997.

[8] Le Monde, 5 avril 1956.

[9] Éditions du Seuil, 1957

[10] Le Monde, 13 mars 1957.

[11] Éditions de Minuit.

[12] Lettre ouverte au président Pompidou, janvier 1971, citée par Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, Paris, Maspero, Coll. Cahiers libres, 1972.

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