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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Olivier Le Cour Grandmaison : le colonialisme a la peau dure

Dans un article de Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques à l'université d'Evry-Val-d'Essonne1, publié dans Libération le 30 mars 2005, l'auteur montre que la loi du 23 février 2005 relative au passé de l'Empire n'a longtemps suscité de critique ni à gauche ni à droite.

le 11 novembre 1996. Dans une déclaration solennelle qui engageait déjà le pays tout entier, en raison des fonctions de son auteur alors chef de l’Etat, Jacques Chirac affirmait : «Plus de trente ans après le retour en métropole de ces Français [d’Algérie], il convient de rappeler l’importance et la richesse de l’oeuvre que la France a accomplie là-bas et dont elle est fière.»

23 février 2005. Vote de la loi relative à la «reconnaissance de la nation» et à la «contribution nationale en faveur des Français rapatriés». L’article 4 de ce texte est ainsi rédigé: «Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit.» Des dispositions voisines existent également pour «les programmes de recherche universitaire».

Entre ces deux dates, il y avait eu la proposition de loi du 5 mars 2003 déposée par de nombreux députés. Parmi eux se trouvait Philippe Douste-Blazy, aujourd’hui ministre de la Santé. Les attendus de cette loi étaient ainsi rédigés : «L’histoire de la présence française en Algérie se déroule entre deux conflits : la conquête coloniale de 1840 à 1847, et la guerre d’indépendance qui s’est terminée par les accords d’Evian en 1962. Pendant cette période, la République a cependant apporté sur la terre d’Algérie son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa langue, et beaucoup d’hommes et de femmes, […] venus de toute l’Europe et de toutes confessions, ont fondé des familles sur ce qui était alors un département français. […] C’est pourquoi […] il nous paraît souhaitable et juste que la représentation nationale reconnaisse l’oeuvre de la plupart de ces hommes et de ces femmes…» Suivait l’article unique de cette proposition de loi : «L’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue.»

Pour des raisons d’opportunité politique, sans doute, et parce que son seul et trop visible objet était de réhabiliter le passé colonial de la France, ce texte ne fut pas voté. Il n’est cependant pas resté sans effet et ceux qui furent à son initiative ont été entendus puisque l’esprit de ce dernier, et sa lettre parfois, est désormais au coeur des dispositions adoptées par l’Assemblée nationale le 23 février 2005 sans que les députés de l’actuelle opposition ne s’en émeuvent particulièrement. S’ils se sont prononcés contre le projet, la lecture des débats révèle ceci de stupéfiant : leurs désaccords n’ont pas tellement porté sur les passages les plus scandaleux de cette loi que sur les modalités concrètes des réparations et des indemnisations décidées en faveur des harkis et des rapatriés. Surenchérissant sur le volet financier, les parlementaires de gauche qui ont pris la parole n’ont cessé de critiquer des mesures insuffisantes à leurs yeux, ce pourquoi ils ont décidé d’«émettre un vote défavorable».

Relativement à «l’oeuvre» réputée «positive» de la France en Afrique du Nord et dans les autres territoires de l’empire, à la nécessité d’inscrire cette version officielle de l’histoire dans les manuels scolaires et les programmes universitaires, on s’attendait à de vives critiques destinées à combattre cette prétention inacceptable à imposer, à tous les niveaux de l’Education nationale, une interprétation ouvertement partisane de ce passé contraire aux libertés les plus élémentaires : celles de l’enseignement et de la recherche ; on découvre peu ou pas de contestation véritable sur le fond. Etonnante compromission que motivent sans doute d’inavouables préoccupations électoralistes et la volonté de ne rien faire et de ne rien dire qui puisse froisser les harkis et les rapatriés d’Algérie dont tous les élus, de droite comme gauche, se disputent les suffrages.

Plus singulier encore, le député François Liberti, pour le groupe communiste et républicain, a déposé un amendement afin que les manifestants réunis à l’appel du commandement de l’OAS le 26 mars 1962 pour protester contre la très récente conclusion des accords d’Evian, puis tombés sous les balles de la police française rue d’Isly à Alger, soient reconnus comme «morts pour la France». Des héros donc auxquels la nation tout entière devrait rendre hommage en réhabilitant leur engagement en faveur de l’Algérie française. Cet amendement, également défendu par le socialiste Kléber Mesquida, fut aussi soutenu par le parlementaire Rudy Salles, très actif porte-parole de l’UDF en cette occasion, qui les remercia publiquement pour cette initiative. Ce certificat de bonne conduite délivré à l’actuelle opposition en dit long sur la teneur de ses interventions. «Dis-moi qui te félicite, je te dirai quelle politique tu mènes…»

De la déclaration présidentielle de 1996 ­ elle prouve que l’exemple vient de loin et de haut­ au vote de la loi sur les harkis et les rapatriés d’Algérie le mois dernier, un même projet politique, cohérent et obstinément défendu par l’actuelle majorité, s’affirme : réhabiliter le passé colonial de la France et imposer, dans le même mouvement, une version officielle et mythologique de l’histoire de la conquête impériale et de la colonisation. Telle est aussi la fonction du «mémorial d’outre-mer», en partie financé par l’Etat, qui doit être édifié à Marseille en 2006 afin de présenter «la réalité de la présence et de l’action des Français hors de métropole», comme l’a déclaré Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux Anciens combattants, à la tribune de l’Assemblée nationale. Pire encore, au regard des principes qui doivent, théoriquement, régir une société démocratique où l’Etat ne saurait être le garant d’une interprétation particulière du passé: il s’agit de soumettre l’enseignement, à tous les niveaux ­ et les enseignants par conséquent ­ à cette lecture officielle et partisane. A la différence de l’opposition, dont la pusillanimité et les compromissions sont, sur ces questions, confondantes, les promoteurs de cette offensive révisionniste et autoritaire ­ elle nous ramène aux pratiques de la IIIe République, lorsque celle-ci exigeait des instituteurs qu’ils vantent inlassablement les mérites de la colonisation ­ savent qu’ils viennent de remporter une bataille politique importante. «Jamais, affirme le député de droite Michel Diefenbacher, le législateur n’avait pris position aussi clairement sur le sens à donner à l’histoire de la colonisation française, sur le rôle positif joué par la France outre-mer.»

Ces dispositions scélérates doivent être abrogées et l’actuelle opposition doit d’ores et déjà prendre l’engagement public qu’elle agira en ce sens en cas de victoire aux prochaines élections nationales.

Olivier Le Cour Grandmaison

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