Détournement d’avion : quand l’armée française jouait les pirates de l’air
par Chloé Leprince, publié sur le site de France culture le 25 mai 2021.
C’est la France qui, la première, a détourné en 1956 un avion à bord duquel se trouvaient cinq opposants de premier plan. Un épisode clé de la guerre d’Algérie.
Après l’interception d’un avion Ryanair, dimanche 23 mai, par la Biélorussie, pour arrêter le journaliste et opposant Roman Protassevitch qui se trouvait à bord, on a aussitôt parlé de “détournement”. Le mot, qui ramène les autorités biélorusses à des pratiques de pirates de l’air, signait très vite le désaveu et l’arbitraire de la méthode. Il s’est disséminé jusque dans les nombreuses déclarations, issues de l’Union européenne ou des Etats-Unis par exemple, qui ont toutes appelé à la libération immédiate du militant de 26 ans en exil, arrêté tandis qu’il rejoignait la Lituanie. On n’avait pas non plus dit « arraisonnement » (plus légitime et régalien) mais bien « détournement », en 1956, lorsque c’est la France qui inventait en fait le processus en s’improvisant pirate de l’air sur fond de guerre d’Algérie. Ce précédent qui plonge dans l’histoire militaire et coloniale française est resté comme « le détournement de l’avion du FLN ».
L’affaire remonte au mois d’octobre 1956, et on lui doit directement le fait que le combattant de l’indépendance algérienne Ahmed Ben Bella, par exemple, ne participera pas activement aux plus longues années de la guerre d’Algérie : l’armée française le fera prisonnier cet automne-là.
En fait d’avion, le Front de libération nationale, mouvement combattant pour l’indépendance de l’Algérie jusqu’aux accords d’Evian en 1962, n’en possédait pas vraiment : l’appareil avait été affrété par le roi du Maroc, Mohammed V. A bord, cinq membres de l’état-major du FLN : Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider, Houcine Aït Ahmed, Mohammed Boudiaf et Mostafa Lacheraf. Partis de Rabat au Maroc, le voyage a pour destination Tunis, où doit se tenir une conférence sous le haut patronage de Mohammed V et de Habib Bourguiba, président de la jeune Tunisie indépendante. Ce ne sont pas de petites pointures qui embarquent : Ben Bella sera le premier dirigeant de l’Algérie indépendante après 1962, et, plus tard, Boudiaf accèdera à son tour à la présidence, en 1992. Sur le papier, les cinq dirigeants du mouvement national voyagent sous de fausses identités, mais quand le commandant de bord reçoit de l’armée française l’ordre de bifurquer vers l’Algérie, il a aussi à bord plusieurs journalistes, qui travaillent par exemple pour L’Istiqlal, le quotidien marocain de Mehdi Ben Barka… ou pour le New York Times. La journaliste Eve Parret-Deschamps est également du voyage, et témoignera plus tard, en France, de ce détournement à la vue de tous, dans des émissions comme Les Dossiers de l’écran.
Si la presse accompagne les chefs de file de l’indépendance algérienne, c’est parce que leur présence au royaume chérifien n’avait rien de secret : en octobre 1956, l’indépendance du Maroc a sept mois tout juste, et Mohammed V entend jouer les intermédiaires pour une sortie de crise dans la guerre pour l’indépendance algérienne, qui dure depuis 1954 et qu’on n’appelle pas encore « guerre d’Algérie ». A Rabat, le souverain a reçu officiellement la délégation. Laquelle lui a notamment offert un drapeau algérien dans un fourreau, et l’affaire s’est aussitôt retrouvée dans le journal Le Monde qui relaie au passage un communiqué des autorités françaises qui jugent « inconcevable que des chefs de la rébellion algérienne fassent l’objet de manifestations officielles de la part des autorités marocaines ».
Reconnaissance et ligne de crête
Car cette audience vaut évidemment reconnaissance, et hérisse Paris. La France a concédé l’indépendance au Maroc et à la Tunisie au mois de mars 1956, mais conserve en réalité des intérêts économiques et militaires de part et d’autre : début 1957, les troupes françaises étaient encore de l’ordre de 110 000 hommes sur le sol marocain. Plus de 300 000 Français vivaient aussi encore au Maroc au lendemain de l’indépendance. C’est donc dans un contexte de bras de fer, et sur fond d’affirmation de la souveraineté d’un tout jeune Etat, que décolle l’avion pour Tunis : le gouvernement français vient d’annoncer, sur un ton particulièrement paternaliste, qu’il suspend toute aide financière au Maroc si Mohamed V s’obstine à défier Paris. Dont acte, le souverain marocain entérine son soutien à la délégation algérienne, dont on organise le plan de vol : de Rabat à Tunis, l’avion évitera l’Algérie (c’est-à-dire, l’espace aérien français), en faisant escale à Majorque. C’est finalement après avoir décollé de Palma, et tandis qu’il cheminait pour Tunis, que le commandant de bord recevra l’ordre de dérouter son appareil vers Alger. Puis le contre-ordre du royaume chérifien de maintenir le cap.
Après un décollage à Rabat à midi, l’avion avait quitté à 17 h 15 le tarmac de Palma lorsque l’équipage reçoit à 17 heures 35 l’ordre d’atterrir d’urgence à Alger ce 22 octobre 1956. Moins d’une semaine plus tard, le 28 octobre, les cinq responsables indépendantistes algériens étaient en chemin pour Paris, et la prison de la Santé.
Les autorités françaises étaient passées en force et avaient décapité une partie du mouvement pour l’indépendance. A la tête du gouvernement se trouvait alors Guy Mollet. Mais l’histoire montrera qu’en réalité, Mollet n’est pas à l’origine du détournement de l’avion du FLN. Derrière et à la manœuvre, on trouve plutôt l’armée française et ses soutiens dans les rangs de l’exécutif : le jour du détournement de l’avion, Guy Mollet se trouvait à dîner à Paris avec le général Alfred Gruenther, commandant suprême des forces alliées de l’OTAN. L’Américain racontera qu’il a vu ce soir-là le visage du président du Conseil changer de couleur lorsqu’on est venu lui décrire à l’oreille le passage à l’acte au dessus de la Méditerranée. En réalité, c’est un certain Max Lejeune, secrétaire d’État aux Forces armées, qui apparaît avoir donné le feu vert aux généraux d’Alger, et qui endossera la décision.
L’épisode aura des conséquences politiques, en France, comme au Maghreb. Ministre en charge des affaires marocaines et tunisiennes, Alain Savary claquera la porte du gouvernement ; le fossé entre Guy Mollet et Pierre Mendès-France achèvera également de se creuser dans la foulée : si, en 1956, Mendès réfutait encore l’idée de négocier avec le FLN, il déplorera non seulement « l’effet psychologique incalculable » du détournement… et, dans les affres de la Quatrième république, l’image désastreuse d’un pouvoir politique se révélant tellement affaibli qu’il pouvait ainsi être mis devant le fait accompli par l’armée et ses relais politiques. Sur le sol marocain, le détournement sera suivi de violentes émeutes, dès le lendemain-même du vol Rabat-Tunis, dans la région de Meknès, qui compte la plus grosse concentration de garnisons françaises depuis l’indépendance : le 23 octobre 1956, on dénombrait plus de cinquante morts parmi les Français du Maroc, tandis que les juifs du mellah se réfugiaient dans les casernes de l’armée française.
Bases arrière
L’épisode de l’avion détourné verra le roi du Maroc se faire tancer comme un petit garçon par l’ancienne puissance coloniale, jusqu’à ce que les relations se normalisent, une grosse année plus tard. Mais la défiance de Mohamed V vis-à-vis de Paris et sa constance à affréter l’avion devenu célèbre achèveront aussi de faire du Maroc, comme de la Tunisie, des interlocuteurs clé pour le FLN. Car contrairement à ce qu’on lit souvent, la guerre d’Algérie n’a pas attendu 1958 pour s’internationaliser : cette vision, qui a surtout à voir avec l’entrée des Etats-Unis dans le jeu, reste d’abord infiniment centrée sur l’occident, et une certaine conception de sa propre hégémonie. En réalité, dès les années 1940 et 1950, les mouvements en train de s’organiser pour l’indépendance de l’Algérie nouent, et affichent, des contacts et alliances avec le Maroc ou la Tunisie. A mesure que le conflit avec les institutions françaises se durcira après 1954, les frontières de part et d’autre de l’Algérie se feront moins poreuses. Néanmoins, les alliances perdureront, et on trouvera, sur le sol marocain comme tunisien, des bases arrière du FLN. Le soutien logistique ne s’affiche pas toujours en plein jour : entre 1956 et 1958, le Maroc endosse souvent une position médiane, destinée à chercher une sortie diplomatique à la crise… et à s’installer en artisan de la paix. Mounya Essemlali, qui a épluché les archives politiques et diplomatiques chérifiennes à l’occasion d’un mémoire de maîtrise sur la politique marocaine en temps de guerre d’Algérie, montre qu’en guise de soutien au FLN, il s’agit plus souvent de tolérer et de laisser faire.
Malgré tout, la réception des leaders du FLN à Rabat et la reconnaissance qu’elle impliquait au nez et à la barbe de Paris s’encastraient dans une réalité, qui était plus proche de celle d’une base arrière. Ainsi, l’armée de libération nationale comptait plusieurs camps sur le sol marocain. Et parfois, bénéficiait d’un soutien logistique à peine tacite. Pas seulement le long de la frontière algéro-marocaine : à Larache, une ville marocaine de la côte atlantique à mi-chemin entre Tanger et Rabat, un camp de repos et d’entraînement pouvait accueillir jusqu’à 600 combattants de l’indépendance. Sans compter qu’on exfiltrait aussi des blessés du FLN au Maroc, qui s’y faisaient soigner à l’hôpital, et que le Croissant rouge algérien, durant la guerre d’Algérie, pourra compter sur le soutien médical du royaume chérifien.
Sur le tard, dans un livre d’entretien paru en 1993, Hassan II revendiquera même sa contribution au grand récit de l’indépendance algérienne, affirmant avoir fait passer des armes et des munitions sitôt que l’occasion se présentait, tandis que dans des partis politiques comme (parmi d’autres) l’Istiglal de Ben Barka, on ensemencera un rhizome d’alliances jusqu’à appointer le camp de l’indépendance algérienne de volontaires marocains : il existait même un formulaire à remplir, flanqué d’un manifeste au titre explicite : Sauvez l’Algérie !
La mise en exergue de Ben Bella
L’épisode achèvera encore de faire de Ben Bella une icône, en le retenant prisonnier, à la Santé d’abord, puis assigné à résidence, du côté de Lille, de 1956 jusqu’à l’indépendance en 1962. Les images diffusées dans les médias (que vous pouvez retrouver sur cette fresque confectionnée par l’Ina, par exemple), qui montraient les cinq leaders indépendantistes ramenés de force le sol algérien, menottes aux poignets, resteront comme un viatique : la marque d’un prestige à la hauteur de la défiance vis-à-vis du pouvoir colonial. Le tout, en costume, et ourlé d’une forme de respectabilité quand les pirates de l’air agissent au nom de l’Etat français.
C’est sans doute aussi à cette stature et à cette notoriété que Roman Protassevitch a accédé avec le détournement de l’avion dans lequel il avait embarqué.
Précisions
Cet article a le mérite de rappeler qu’avant l’acte de piraterie aérienne commis par la Biélorussie le 23 mai 2021, la France s’était rendue coupable durant la guerre d’Algérie d’une semblable violation du droit international. Mais quelques précisions doivent être apportées.
L’avion détourné était certes un avion marocain, mais son équipage était français, et, dans cette période immédiatement postérieure à l’indépendance du pays (nous sommes sept mois après celle-ci), les forces armées françaises, comme le signale l’autrice, y étaient encore nombreuses et leurs services secrets très présents et influents. Hocine Aït-Ahmed a raconté que c’est le dauphin du roi Mohamed V, le prince Moulay Hassan, qui deviendrait ensuite le roi Hassan II, qui a reçu à Rabat la délégation algérienne et lui a signalé au dernier moment que le programme de leur vol était changé. Au lieu de monter dans l’avion du souverain marocain pour se rendre à Tunis à la conférence maghrébine invitée par le président tunisien Habib Bourguiba, comme c’était d’abord annoncé, ils devraient prendre un avion dans lequel il s’avèrera que ne figuraient aucun officiel marocain et que l’équipage était contrôlé par les services secrets français.
C’est dans ces conditions que le détournement a été organisé, le plan de vol de l’avion ne traversant pas l’espace aérien français, il fallait qu’après son escale à Palma aux Baléares, sans aucune intervention de l’aviation française, l’équipage détourne lui-même l’avion vers Alger sans éveiller l’attention des passagers. Comme le dit l’article, un rôle déterminant a été joué par le secrétaire d’Etat aux forces armées (Terre), Max Lejeune, en lien étroit avec le commandement militaire français en Algérie. Les conjurés ont prétexté qu’ils n’étaient pas parvenus à joindre le chef du gouvernement, Guy Mollet, et ils l’ont mis devant le fait accompli. Alain Savary a démissionné du gouvernement ; Pierre Mendès France, qui a également protesté, en avait démissionné cinq mois auparavant. D’autres ministres, tel Christian Pineau en charge des Affaires étrangères, ont émis des critiques. Mais la France a couvert et assumé cet acte caractérisé de piraterie internationale.
Ajoutons que le commentaire des deux photos que l’article a le mérite de présenter pourrait être digne d’intérêt. D’une certaine manière, il s’agit de deux mises en scène. Sur celle du départ de Rabat de la délégation algérienne figure un officier supérieur marocain, peut-être le prince Moulay Hassan en personne, qui affiche une attitude amicale vis-à-vis de la délégation algérienne avant de les laisser monter dans un avion où ne figure aucun officiel marocain et qui est contrôlé par l’armée française. Et la photo prise à Alger après le piratage de l’avion montre qu’on avait fait retirer aux cinq délégués leur cravate, fait revêtir son imperméable à Mohamed Boudiaf et fait retirer sa veste à Mohamed Khider. Une mise en scène destinée à ne pas leur donner une image d’hommes d’Etat mais à les présenter plutôt comme de simples « hors la loi ».
Accessoirement, après la prison de la Santé, les responsables algériens n’ont pas été détenus près de Lille mais au fort Liédot, sur l’île d’Aix, puis, quand le général de Gaulle s’est résolu à l’idée de négociations pouvant conduire à l’indépendance, au château de la Fessardière à Turquant, près de Saumur, et finalement au château d’Aunoy, en Seine-et-Marne, deux lieux où ils pouvaient recevoir des visites. C’est alors qu’Ahmed Ben Bella, qui, au Caire, avait noué des liens avec le régime nassérien, a été présenté comme le « numéro un » du FLN par les services gaullistes qui l’ont mis en avant parmi ses co-détenus et ont « misé » sur son rôle futur.
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Ci-contre, à gauche, Max Lejeune.