Et d’abord sur un point d’importance : les jeunes gens ou plutôt les hommes jeunes ne vivaient pas ce jour-là dans la grisaille trop souvent évoquée des turpitudes de la IVe République.
C’est tout le contraire : ils en sortaient, et la politique avait pour eux, soudain, les couleurs de l’ambition et du courage.
Le 7 mai 1954, c’était la date du désastre de Diên Biên Phu. Le déshonneur de la défaite après celui de la guerre. Un homme pourtant émerge, qui avait tout annoncé et qui attendait son heure. Pierre Mendès France, c’est de lui qu’il s’agit, transforme d’abord le désastre en compromis honorable avec les accords de Genève, le
21 juillet 1954. Ensuite renverse la politique coloniale le 31 juillet, avec le discours de Carthage octroyant l’autonomie interne à la Tunisie. Soudain tout change.
Tout.
C’est la première atteinte à l’empire colonial. Le retentissement est considérable. A l’ONU, les diplomates français sont fêtés et ils obtiennent facilement la suppression de l’ordre du jour d’une interpellation hostile à la politique maghrébine menée par la France. L’URSS et la Chine ont parrainé les accords de Genève, et les Américains louent la politique de Carthage.
Partout, dans le Maghreb comme dans le reste de l’Afrique, on devine que la décolonisation a commencé.
Partout ?
Hélas, pour les insurgés algériens, il déjà trop tard. Ils préparent, depuis longtemps et dans l’ombre, leurs opérations militaires, premières manifestations du FLN. Mais plus tard, questionnés sur cette période, deux chefs historiques confieront que la politique de Mendès France les avait gênés car de nombreux militants n’étaient plus d’accord avec le principe de l’insurrection, considérant qu’il était désormais possible de lutter pacifiquement pour l’indépendance par étapes. L’initiative de Mendès France a joué à ce moment-là, pour le FLN et indirectement, un rôle perturbateur proche de celui que devait jouer de Gaulle avec ses propositions de négociation.
Pour revenir à cette année Mendès, nous avions beau nous réjouir qu’Ernest Hemingway reçût le prix Nobel, Simone de Beauvoir le prix Goncourt pour Les Mandarins, que Françoise Sagan devînt célèbre à 18 ans avec Bonjour tristesse et que Gérard Philipe incarnât au cinéma un Julien Sorel irremplaçable ; nous avions beau profiter d’une euphorie économique qui plongeait la majorité des Français dans une indifférence satisfaite, pour les jeunes gens que nous étions, comme en général pour le tiers-monde (expression que venait d’inventer le démographe Alfred Sauvy), nous ressentions une fierté nouvelle d’être français.
Au demeurant, ce qui pouvait tout de même altérer la quiétude végétative des Français moyens, c’est qu’il y avait au Maroc, en Tunisie et en France des agitateurs au service des « seigneurs de la colonisation » qui menaçaient continuellement Mendès France et son gouvernement. Des menaces de mort. Des attentats. On veut abattre le « bradeur ».
Tout cela pour dire que l’insurrection algérienne ne s’abat pas sur une France somnolente et régressive, mais surprend une société dans les audaces convulsives de la décolonisation. Surprend et embarrasse. Ceux qui comprennent les premiers la dimension de cette perturbation, ce seront évidemment les élites maghrébines. Aux yeux de Habib Bourguiba notamment, dont je recueillerai les impressions, une agitation en Algérie ne peut que muscler les opposants à Mendès France, donc nuire aux négociations franco-tunisiennes, déjà en difficulté. Au Maroc, on est loin de se résigner à l’exil du sultan Mohammed V, mais on croit pouvoir compter sur l’action d’un ministre gaulliste, Christian Fouchet, encouragé par Mendès France. En fait, Mendès et Mitterrand se sentent assiégés. On n’a pas compris qu’à ce moment-là ils redoutent moins le FLN que les puissants lobbies du colonialisme, dont l’un des chefs à l’Assemblée nationale est René Mayer, député de Constantine, qui sera d’ailleurs l’un des fossoyeurs de Mendès France quelques mois après. Les lobbies en question ne servent d’ailleurs pas uniquement des intérêts colonialistes. Ils traduisent la force d’une illusion vécue comme une réalité : il n’y a en Algérie que trois départements français.
L’Algérie, c’est la France, et l’on ne saurait amputer le territoire national. D’ailleurs les Français d’Algérie sont trop nombreux et trop méritants pour qu’on les déracine. En fait, à l’époque, cette illusion se révélera moins partagée et on s’en apercevra au moment où le contingent sera mobilisé. Sur place, les jeunes recrues découvrent le sort réservé aux Algériens.
Mais c’est un fait que les insurgés algériens dérangent tout le monde, en dehors de quelques mouvements anarchistes et trotskistes en France. En Algérie même, les élites et les militants sont peu nombreux à parier sur le FLN et à prévoir une victoire à l’issue d’une longue guerre. Les chefs du FLN et leurs maquis, souvent divisés, ne cesseront jamais d’inquiéter. Les Marocains seront amenés à fermer leur frontière et les Tunisiens interdiront chez eux le port d’armes aux résidents algériens. Habib Bourguiba et Mohammed V une fois revenu sur son trône vont proposer plusieurs fois, discrètement ou publiquement, une union franco-maghrébine pour permettre aux Algériens de gagner les sympathies du peuple français. Et surtout pour endiguer leur radicalisme et leurs débordements. Ce sont des initiatives considérables – à vrai dire inimaginables, si l’on oublie que les Algériens inspiraient une inquiétude, et parfois une peur exaspérée.
Que serait-il arrivé si la France avait pris en considération l’offre des Tunisiens et des Marocains ? Les Algériens, qui surmontaient souvent leurs divisions par la terreur, auraient-ils consenti à des objectifs moins radicaux ? En tout cas, entre la France et l’Algérie, c’était un nouvelle occasion manquée : il est vrai qu’il n’y a pratiquement que cela dans leur histoire commune.
La guerre d’Algérie pouvait-elle être évitée ? Question difficile mais que se posent, depuis quelques années, bien des Algériens. Pour un certain nombre d’amis, dont je pense exprimer l’avis, l’insurrection en elle-même ne pouvait pas être évitée, car la France avait tout fait pour y conduire. Notamment depuis qu’elle avait persécuté ou discrédité tous les nationalistes modérés et pacifiques qui se présentaient comme interlocuteurs. Mais la longue guerre, telle qu’elle s’est déroulée, avec un bilan si lourd et des conséquences si désastreuses pour l’avenir, dans la mesure où elle portait en germe la seconde guerre civile d’Algérie, oui, cette longue guerre pouvait être interrompue, et n’était pas en tout cas inévitable.
Aujourd’hui, les relations entre les deux Etats sont au beau fixe et les retrouvailles conduisent à réfléchir sur la vanité du radicalisme comme sur la nécessité de savoir, pour les uns, transformer la répression, pour les autres, adapter la révolution.
Un compromis sur les méthodes, et non sur les objectifs, aurait eu l’immense avantage pour les Algériens d’éviter le despotisme du FLN sur la révolution.
Les Français, avant ou pendant de Gaulle, n’ont pratiquement jamais cessé d’avoir des contacts secrets avec les représentants du FLN. Il s’est passé bien des choses pendant ces rencontres, qui ont donné aux interlocuteurs de chaque camp le sentiment que tout était possible si on ne désirait pas tout et tout de suite. Mais les Algériens avaient peu de raisons de faire confiance à ceux qui les avaient trompés si souvent. Mieux : ils s’enivraient du rôle mondial que leur combat leur faisait jouer et du destin d’avant-garde révolutionnaire du tiers-monde qu’ils se découvraient. Car on peut soutenir que l’incroyable pari fait par quelques groupes d’insurgés algériens a été en définitive gagné davantage sur le plan international que sur le plan militaire.
A la conférence de Belgrade en septembre 1961, tous les pays du bloc des non-alignés se prononcèrent en faveur d’un soutien inconditionnel au gouvernement algérien en exil. Ce gouvernement avait été reconnu en 1960 par l’Union soviétique et en 1961 par les Etats-Unis.
La victoire militaire sur le terrain que de Gaulle a imposée aux forces armées a sans doute contribué à laisser à la France l’apparence d’une maîtrise et à empêcher l’internationalisation du conflit. Elle n’a pu éviter que les soubresauts de l’OAS et l’exode des pieds-noirs ne transforment les accords d’Evian en acte de rupture d’un côté, d’abandon de l’autre.
Jean Daniel – 26-10-2005