Eric Fassin : « Il n’y a pas d’islamo-gauchistes en France
mais il y a des néofascistes »
Entretien diffusé par Regards.fr, le 18 février 2021. Source
Le gouvernement s’approprie le vocabulaire de l’extrême droite et, par la voix de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, lance une chasse à l’islamo-gauchisme dans les universités. Pour en parler, Eric Fassin, sociologue et professeur à Paris-8, est l’invité de la Midinale.
Islamo-gauchisme :
un épouvantail en retard d’une crise
par André Gunthert, publié le 18 février 2021 dans Mediapart Source
Jean-Michel Blanquer ou Frédérique Vidal en sont convaincus : l’islamo-gauchisme ravage l’université. Drôle de façon de considérer l’enseignement supérieur. Car ce terme, marqué au fer rouge de la haine raciste, en dit plus long sur l’idéologie de ceux qui l’emploient que sur le monde de la recherche.
La séquence qui se clôt avec le désaveu de la ministre de l’enseignement supérieur par le président de la République avait commencé après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020. La résurgence brutale de l’imaginaire des attentats terroristes des années 2015-2016 suscitée par ce fait divers abject avait provoqué l’habituelle hystérisation du débat public, entretenue par les politiques et les médias islamophobes, ravis de l’aubaine.
Alors que le souvenir du terrorisme jihadiste commence à s’éloigner, le retour au premier plan de ses principaux motifs a en effet permis aux militants du choc des civilisations de se livrer à leur sport favori : l’instrumentalisation de l’émotion au profit de la dénonciation tous azimuts de prétendus complices, au premier rang desquels les forces de gauche et les milieux intellectuels, accusés de complaisance face aux dangers du fanatisme islamique.
Dans cette ambiance de chasse aux sorcières, Jean-Michel Blanquer, le premier, avait repris publiquement l’accusation familière de l’extrême-droite, estimant sur Europe 1 que « ce qu’on appelle communément l’islamo-gauchisme fait des ravages à l’université ».
Volant à la rescousse du ministre de l’éducation, le collectif Vigilance Universités, composé d’universitaires néoconservateurs, à l’origine de la plupart des pétitions et tribunes anti-décoloniales dans la presse depuis 2016, profitait à son tour de l’occasion pour réclamer la dénonciation des chercheurs accusés de déni : « Nous demandons donc à la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes, de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent, et d’engager nos universités dans ce combat pour la laïcité et la République en créant une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteintes aux principes républicains et à la liberté académique ».
On ne peut qu’être atterré par l’activisme d’universitaires qui les conduit à tourner vers leurs propres collègues les armes du populisme d’extrême-droite. Alors que le journal Mediapart a calculé que les travaux consacrés en France aux questions raciales ne représentent que 2% des publications en sociologie depuis 1960, la dénonciation pêle-mêle des études décoloniales, du syndicat étudiant UNEF, du parti indigéniste (mouvement politique sans rapport avec l’université), ou de la théorie de l’intersectionnalité, dont on se demande bien ce qu’elle a à voir avec l’intégrisme islamiste, forme un marigot d’obsessions et de haines qui n’a qu’un rapport très lointain avec l’enseignement supérieur.
Un terme choisi par le populisme de droite pour disqualifier ses ennemis
Emprunté à Pierre-André Taguieff (par ailleurs un des principaux animateurs du groupe Vigilance Universités), le terme « islamo-gauchisme », détourné de son sens initial qui visait l’antisionisme, sert désormais de fourre-tout pour recouvrir d’un label cette hallucination collective.
Mis à part le fait que les travaux sur le racisme ou la critique du colonialisme énervent beaucoup le Rassemblement national, on aura du mal à trouver un quelconque rapport doctrinal ou idéologique entre l’intégrisme islamiste et ce que désigne aujourd’hui l’islamo-gauchisme.
On comprend donc que le préfixe « islamo » sert avant tout de qualificatif infamant pour calomnier ceux que le populisme de droite considère comme ses ennemis. La « complicité » dont ils seraient coupables ne concerne en effet rien d’autre que l’accusation de fermer les yeux sur les dangers de l’islamisme.
La reprise de ce motif dans les rangs du gouvernement s’explique par l’offensive que Macron a souhaité engager après son cuisant affrontement avec les Gilets jaunes. C’est en effet le président de la République qui lance, le 10 juin 2020, dans le contexte des mouvements de protestation contre les violences policières racistes : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or le débouché ne peut être que sécessionniste ».
À l’été 2020, dans la vision vaguement gramscienne qui s’exprime dans les allées du pouvoir, on a le sentiment d’avoir perdu la bataille « idéologique ». Mais de la part de novices dans l’exercice du soft power, cette préoccupation ne débouche que sur l’idée qu’il faut réprimer les esprits, comme les matraques ont tabassé les corps. Adoptée le 16 février, la loi sur le séparatisme traduit l’accession de l’islamophobie au rang de doctrine d’Etat et d’outil pour restaurer la cohésion nationale, mise à mal par les conflits sociaux.
C’est donc en toute bonne conscience que la ministre Frédérique Vidal, invitée sur la chaîne d’extrême-droite CNews le 14 février, et poussée dans ses retranchements par Jean-Pierre Elkabbach, s’emmêle un peu les pinceaux et finit par acquiescer à l’accusation populiste de « gangrène » islamo-gauchiste de l’université réitérée par Le Figaro.
Encouragée par la réclamation de Vigilance Universités, la ministre annonce son intention de confier une enquête au CNRS « sur l’ensemble des courants de recherche sur ces sujets dans l’université de manière à ce qu’on puisse distinguer de ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme et de l’opinion » – ce qui revient à instituer une police de la pensée au sein du monde académique.
Alors que la ministre est déjà très affaiblie au sein de la communauté universitaire par le passage en force d’une loi de programmation qui accentue la précarité dans l’enseignement supérieur, ces propos suscitent évidemment un tollé.
Dans une réplique cinglante, la Conférence des présidents d’université appelle à « sortir des représentations caricaturales et des arguties de café du commerce », et à éviter de « raconter n’importe quoi ». A son tour, le CNRS dénie toute validité au concept d’«islamo-gauchisme » et « condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d’en profiter pour remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et à l’avancée des connaissances, ou stigmatiser certaines communautés scientifiques ».
Devant l’indignation unanime des chercheurs, Macron perçoit le danger de donner prise à des accusations de mise au pas de l’université. Après l’épisode malheureux qui a vu le ministre Gérald Darmanin doubler Marine Le Pen sur sa droite, la maladresse de Vidal accentue l’image d’un gouvernement gangrené par le populisme. Mais surtout, ce sont les images de la misère d’étudiants en grande difficulté, contraints de recourir au secours alimentaire, qui ont renvoyé les accusations de déviance idéologique rejoindre Mao et Khomeiny dans les poubelles d’un lointain passé.
En attendant la prochaine diversion, le chiffon rouge islamo-gauchiste a bel et bien montré ses faiblesses. Loin de constituer une arme solide, il apparaît comme un collage hâtif et déjà vieillot, marqué au fer rouge par la haine raciste de l’extrême-droite – un épouvantail en retard d’une crise.
Tribune
« Islamo-gauchisme » : « Nous, universitaires et chercheurs,
demandons avec force la démission de Frédérique Vidal »
Texte collectif publié dans Le Monde le 20 février 2021. Source
Plus de 600 membres du personnel de l’enseignement supérieur et de la recherche, dont l’économiste Thomas Piketty et la sociologue Dominique Méda, dénoncent, dans une tribune au « Monde », la « chasse aux sorcières » menée selon eux par leur ministre de tutelle.
Le mardi 16 février, à l’Assemblée nationale, la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, confirmait ce qu’elle avait annoncé deux jours plus tôt sur la chaîne CNews : le lancement d’une « enquête » sur l’« islamo-gauchisme » et le postcolonialisme à l’université, enquête qu’elle déclarait vouloir confier au CNRS à travers l’alliance Athéna. Les raisons invoquées : protéger « des » universitaires se disant « empêchés par d’autres de mener leurs recherches », séparer « ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme et de l’opinion », ainsi que… « l’apparition au Capitole d’un drapeau confédéré ».
Si le propos manque de cohérence, l’intention est dévastatrice : il s’agit de diffamer une profession et, au-delà, toute une communauté, à laquelle, en tant qu’universitaire, Frédérique Vidal appartient pourtant, et qu’il lui appartient, en tant que ministre, de protéger. L’attaque ne se limite d’ailleurs pas à disqualifier, puisqu’elle fait planer la menace d’une répression intellectuelle. Comme dans la Hongrie d’Orban, le Brésil de Bolsonaro ou la Pologne de Duda, les études postcoloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l’intersectionnalité sont précisément ciblés.
Indigence, indignité, lâcheté
Personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche publics, docteurs et docteures, doctorants et doctorantes des universités, nous ne pouvons que déplorer l’indigence de Frédérique Vidal, ânonnant le répertoire de l’extrême droite sur un « islamo-gauchisme » imaginaire, déjà invoqué en octobre 2020 par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer.
Mais, plus encore, nous nous insurgeons contre l’indignité de ce qu’il faut bien qualifier de chasse aux sorcières. La violence du projet redouble la lâcheté d’une ministre restée silencieuse sur la détresse des étudiants et étudiantes pendant la pandémie, comme elle avait été [sourde à nos interpellations sur une loi de programmation de la recherche LPR] massivement rejetée par toutes celles et tous ceux qui font la recherche, y contribuent à un titre ou un autre.
La crise économique et sociale la plus grave depuis 1945 assombrit l’avenir des jeunes adultes, l’anxiété face à la pandémie fissure la solidarité entre les générations, la pauvreté étudiante éclate aux yeux de tous et toutes comme une question sociale majeure, les universités – lieux de vie et de savoir – sont fermées. Mais, pour Frédérique Vidal, le problème urgent de l’enseignement supérieur et de la recherche, celui qui nécessite de diligenter une « enquête » et d’inquiéter les chercheurs et chercheuses, c’est la « gangrène » de l’« islamo-gauchisme » et du postcolonialisme.
Amalgamant un slogan politique douteux et un champ de recherche internationalement reconnu, elle regrette l’impossibilité de « débats contradictoires ». Pourtant, et nous espérons que la ministre le sait, nos universités et nos laboratoires déploient de multiples instances collectives de production et de validation de la connaissance : c’est bien dans l’espace international du débat entre pairs et paires que la science s’élabore, dans les revues scientifiques, dans les colloques et les séminaires ouverts à tous et toutes. Et ce sont les échos de ces débats publics qui résonnent dans les amphithéâtres, comme dans les laboratoires.
Faire régner le soupçon et la peur
Contrairement à ce qu’affirme Frédérique Vidal, les universitaires, les chercheurs et chercheuses, les personnels d’appui et de soutien à la recherche n’empêchent pas leurs pairs de faire leurs recherches. Ce qui entrave notre travail, c’est l’insincérité de la LPR, c’est le sous-financement chronique des universités, le manque de recrutements pérennes, la pauvreté endémique des laboratoires, le mépris des gouvernements successifs pour les activités d’enseignement, de recherche et d’appui et de soutien à la recherche, leur déconsidération pour les étudiants et étudiantes ; c’est l’irresponsabilité de la ministre. Les conséquences de cet abandon devraient lui faire honte : signe parmi d’autres, mais particulièrement blessant, en janvier, l’Institut Pasteur a dû abandonner son principal projet de vaccin.
Frédérique Vidal se saisit du thème complotiste « islamo-gauchisme » et nous désigne coupables de pourrir l’université. Elle veut diligenter une enquête, menace de nous diviser et de nous punir, veut faire régner le soupçon et la peur, et bafouer nos libertés académiques. Nous estimons une telle ministre indigne de nous représenter et nous demandons, avec force, sa démission.
Vous pouvez signer la pétition ici
Premiers signataires : Pierre-Emmanuel Berche, physicien, université de Rouen ; Clara Biermann, ethnomusicologue, université Paris-VIII ; Michel Bozon, sociologue, INED ; Soraya Guenifi, études nord-américaines, université Paris-I ; Hugo Harari-Kermadec, économiste, université Paris-Saclay ; Caroline Ibos, politiste, université Rennes-II ; Mathilde Larrère, historienne, université Paris-Est Marne-La-Vallée ; Sandra Laugier, philosophe, université Paris-I ; Gilles Martinet, géographe, université Paris-Est Créteil ; Dominique Méda, sociologue, université Paris-Dauphine ; Julie Pagis, sociologue, CNRS ; Anthony Pecqueux, sociologue, CNRS ; Thomas Piketty, économiste, EHESS ; Maud Simonet, sociologue, CNRS ; Richard Walter, ingénieur de recherche, CNRS.
Retrouvez ici la liste complète des 608 signataires au 19 février 2021
Enquête sur l' »islamo-gauchisme » dans la recherche :
l’impossible décolonisation de l’Université
par Stéphane Dufoix, publié le 17 février 2021 dans le Journal du dimanche. Source
Professeur de sociologie à l’Institut Universitaire de France, Stéphane Dufoix analyse les accusations d’« islamo-gauchisme » dont fait l’objet l’université française.
L’Université est en émoi. Le 16 février 2021, devant l’Assemblée nationale, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche a confirmé la mise en place d’« un bilan de l’ensemble des recherches » en lançant, rapporte Le Monde, une enquête scientifique sur « l’islamo-gauchisme » pour identifier, selon elle, ce qui relève de la recherche ou du militantisme. Ce nouveau développement et l’ingérence du politique dans la recherche semblent faire suite à une série de polémiques visant à pointer du doigt le travail des chercheurs et des courants de recherche non hégémoniques.
Ainsi cet hiver, une tribune rassemblant cent universitaires a entrepris dans Le Monde de défendre les propos Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale sur l’« islamo-gauchisme » mais aussi sur le risque que représentent : « les idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” (transférées des campus nord-américains), « bien présentes » dans les universités et y « nourrissant une haine des “Blancs” et de la France. » Cela sonne comme une litanie. Au cours des deux dernières années, généralement à l’automne, un groupe d’intellectuels et d’universitaires publie dans un quotidien ou dans un magazine un texte collectif mettant en cause l’emprise qu’aurait acquise au cours des dernières années, à l’Université et dans le monde intellectuel au sens large, une « nébuleuse » politique et idéologique se présentant sous les oripeaux de la science.
En novembre 2018, c’est sa « stratégie hégémonique » qui est mise en accusation dans Le Point. En décembre 2019, dans L’Express cette fois-ci et à l’instigation de Pierre-André Taguieff, les « bonimenteurs du postcolonial business » se voient reprocher de voir du colonialisme partout et de rechercher une « respectabilité académique » au sein de l’Université française. En janvier 2021, enfin, est créé un « Observatoire du décolonialisme », formé par soixante-seize universitaires, et dont l’objectif serait de « mettre un terme à l’embrigadement de la recherche et de la transmission des savoirs ».
Des simplifications politiques, historiques et intellectuelles
Il ressort de ces différents textes et propositions au moins trois points communs associés à cette « nébuleuse » :
• 1. « Une emprise hégémonique » : la « matrice intellectuelle » (pour reprendre l’expression utilisée par Jean‑Michel Blanquer) en question serait dominante dans les sciences sociales françaises et aurait pris possession des universités et des grandes écoles. L’institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) s’est ainsi trouvé au cœur d’une polémique au mois d’août 2020 lorsque fut publiée sur son compte Instagram la liste des « lectures d’été » recommandées, dont plusieurs portaient sur la question de l’anti-racisme et du « privilège blanc » aux États-Unis. Certains journaux ont alors pris le parti de fustiger ce choix comme étant au contraire une promotion pour des groupes véhiculant des propos « racialistes » ou « racistes ». Ce fut le cas, entre autres, de Valeurs actuelles, du Figaro-étudiant et de Marianne.
• 2. Un projet anti-Occident : cette matrice aurait une cohérence propre, une homogénéité dont le propre serait d’essentialiser les identités, de vouloir tout genrer, racialiser, ethniciser dès l’instant que cela permet de mettre en cause les Blancs, les Européens ou les Occidentaux.
• 3. Une pensée étrangère : elle proviendrait des « campus nord-américains », véritables pourvoyeurs de pensées essentialisantes où les identités s’articulent à des « communautés » (de race, de genre, de sexualité, de confession, d’ethnicité etc.) selon un modèle « multiculturaliste ».
Parmi les nombreuses tribunes soulevant ces points, une phrase du polémiste Eric Zemmour résume l’idée générale. Il s’attaque au livre Les impostures de l’universalisme du militant et universitaire Louis-Georges Tin comme modèle du « substrat de l’idéologie qui règne aujourd’hui sur l’université française (venue d’Amérique) ». Or ces partis pris et ces postures, souvent plus militantes qu’académiques, occultent une histoire intellectuelle plus longue et plus complexe.
Postcolonial, décolonial : comprendre les mots
Les mots « postcolonial » et « décolonial » apparaissent dans le milieu des sciences sociales respectivement au début des années 1980 et au début des années 1990, avant tout en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ils reflètent une pensée visant essentiellement à changer de regard pour tout à la fois constater la prédominance de la pensée politique, culturelle, économique et sociale du monde occidental et lui opposer d’autres grilles de lectures possibles.
S’ils ont depuis acquis un poids académique non négligeable dans de nombreuses parties du monde, y compris en Allemagne par exemple, ils occupent essentiellement en France une place médiatique et politique, mais leur enseignement est encore bien rare. Il l’est d’autant plus qu’il ne convient guère à l’organisation largement disciplinaire de l’enseignement supérieur en France alors que les études en questions sont largement pluri- et inter-disciplinaires.
On ne peut d’ailleurs pas mettre dans le même panier académique la très grande pluralité à l’œuvre dans le monde des études postcoloniales (surtout si l’on sort de France). De même, certains des mouvements concernés peuvent fonder leur légitimité propre sur leur différence par rapport à d’autres courants généralement considérés comme totalement identiques. Ainsi, les études décoloniales se sont consciemment structurées autour du refus des références jugées trop « occidentales » des études postcoloniales.
Mais tous ces courants œuvrent au décentrement de la pensée et à la prise en compte des cultures et des pensées populaires. On pense ainsi aux Cultural Studies britanniques ou Subaltern Studies indiennes. Les chefs de file des Subaltern Studies, par exemple Ranajit Guha, ont proposé d’analyser des moments de l’histoire indienne à travers le regard des groupes les plus marginalisés ou les plus dominés comme les paysans, les intouchables, les femmes etc., à l’encontre des récits « colonialistes » ou « nationaliste » de cette même histoire.
Le propre des différents courants que nous avons mentionnés ci-dessus est de vouloir changer le regard porté sur la réalité en le rendant plus complexe, moins eurocentrique, moins hégémonique et moins élitiste.
Penser autrement le monde et ceux qui l’habitent
La question de l’intersectionnalité, remise en cause par Jean-Michel Blanquer, est ainsi un concept qui permet de dé-essentialiser, soit ne pas réduire à une seule catégorie, les individus et collectifs dont on discute/sur lesquels on porte un regard. C’est d’ailleurs bien cet argument qui est mis en avant par un collectif de revues de SHS dans un texte collectif publié dans Le Monde du 4 novembre lorsque l’accent est mis sur le fait qu’elle est « précisément l’un des outils critiques de la désessentialisation du monde social ».
C’est grâce à ces concepts et à ces théories qu’il devient notamment possible de penser autrement le phénomène des décolonisations en ne les voyant pas uniquement comme des phénomènes de libération d’une domination politique, économique et militaire, mais aussi en les saisissant comme des processus plus longs impliquant également une « décolonisation de l’esprit ». En effet, le colonial – comme régime de domination – a toujours impliqué, pendant le temps de l’occupation, une dévalorisation, voire une véritable entreprise de démolition des savoirs « indigènes » au profit des savoirs du colonisateur.
La prétendue origine nord-américaine
Il est impossible de limiter les approches critiquées dans ces tribunes à une origine nord-américaine. Comme le soulignent les auteur·e·s de la contre-pétition « Pour un savoir critique et émancipateur dans la recherche et l’enseignement supérieur » : « Cette “accusation” prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nourrissant d’ailleurs serait par principe suspecte. » Elle témoigne également d’une grande méconnaissance des mécanismes de circulation internationale des idées ainsi que de l’ampleur de la présence quasi-mondiale de ces études.
Comment ne pas y voir aussi la trace de l’opposition entre « républicains » et « démocrates », échafaudée par Régis Debray dès 1989 pour opposer les républicains, partisans des Lumières et de l’universalisme, aux démocrates, partisans des minorités et du modèle des commmunautés. Cette opposition permet depuis trente ans aux néo-républicains français, rassemblés autour de la nécessité de lutter contre l’intégrisme musulman et de défendre les valeurs républicaines, de s’opposer au modèle dit « démocrate » et « multiculturaliste » des États-Unis et d’ériger ainsi la France en parangon de l’universalisme, réactivant par là même un anti-américanisme déjà très implanté historiquement.
Sortie du modèle binaire à l’université
Le Manifeste des 100 propose ce que nombre de chercheurs perçoivent comme des simplifications et un dangereux glissement vers une conception du monde manichéenne, à l’encontre de ce que défendent justement les sciences sociales : quiconque ne se prononce contre le supposé « islamo-gauchisme » serait ainsi un défenseur du terrorisme ou, à tout le moins, le promoteur d’une société racialisée et ethnicisée. Or, nombreux sont les chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui refusent ce modèle binaire tout en s’élevant fermement contre tous les fondamentalismes. La liberté et l’ouverture de la science sont à ce prix.
Les auteurs de la tribune « Cette attaque contre la liberté académique est une attaque contre l’État de droit démocratique », publiée dans Le Monde du 4 novembre 2020, ont raison d’insister sur l’absurdité qu’il y aurait à considérer que « les terroristes auraient été guidés par des “études décoloniales” dont ils ignorent l’existence ». Véritable « idéicide » au sens où l’entend l’historien et politiste Achille Mbembe, ce processus a impliqué de facto une quasi-ignorance des auteurs les plus originaux – ce qui n’empêche nullement de critiquer leurs travaux – de ces différents courants ou au moins une réelle réticence à les rendre accessibles au public français, sur les tables des libraires comme sur les bancs des amphithéâtres.
Si les noms d’Edward Saïd, de Stuart Hall ou de Paul Gilroy ont acquis une certaine visibilité en termes de traductions ou de commentaires, c’est loin d’être le cas pour la Bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui, le Péruvien Aníbal Quijano, l’Américaine Gloria Evangelina Anzaldúa, l’Argentin Walter Mignolo ou le Mexicano-Argentin Enrique Dussel pour ne prendre que des exemples en provenance du continent américain.
« Esprits captifs » et « esprits captateurs »
On peut aller encore un peu plus loin. Dans un article publié en 1974 dans la Revue internationale des sciences sociales, le sociologue malaisien Syed Hussein Alatas réfléchissait à la manière dont ses étudiants à Singapour étaient en réalité des « esprits captifs », prisonniers de concepts et de théories élaborés en Occident, et qui les reproduisaient au point de devenir eux-mêmes des « esprits captateurs » pour de futurs « esprits captifs ».
Ce qui est vrai pour une société colonisée l’est tout autant pour une société colonisatrice. Les formes de savoir, d’enseignement et d’apprentissage héritées de notre histoire impériale n’ont pas disparu. Elles sont encore présentes : « esprits captifs » de notre propre légende, nous sommes aussi des « esprits captateurs » envers nos étudiants en réduisant largement leur horizon à celui de la France. Il nous faut aussi décoloniser nos sciences sociales.
Un autre universalisme à inventer
Le mot fait peur, là aussi. Depuis quand « décoloniser » est-il devenu un mot abject ? Depuis quand serait-il incompatible avec les valeurs de la science ? Si l’universalisme scientifique ne prend en compte les propriétés culturelles et sociales ni des individus ni des idées, comment peut-il dans le même temps fustiger les campus nord-américains ou bien dénoncer les positions « idéologiques » de chercheurs en sciences sociales ?
Il y a ici une contradiction dans les faits parce que les défenseurs de l’universalisme ne font pas ce qu’ils affirment pourtant défendre et qu’ils n’admettent pas qu’il puisse exister plusieurs définitions de l’universalisme, alors que l’immense majorité des auteurs non-occidentaux (Anouar Abdel-Malek, Alberto Guerreiro Ramos, Paulin Hountondji etc.) ayant critiqué l' »injustice épistémique » de la domination occidentale ne l’ont pas fait au nom d’un simple repli sur eux-mêmes mais au nom d’un autre universalisme à inventer.
D’ailleurs, la question compliquée de la décolonisation des sciences sociales implique de se saisir de deux dimensions qu’interdit une version radicale de l’universalisme : la capacité à « situer » socialement ce que disent et ce que font les acteurs sociaux, ainsi que la nécessité de faire preuve d’une bonne connaissance de l’histoire, comme le rappelait il y a peu Jean‑François Bayart à propos de la dénonciation de l’islamo-gauchisme.
En 1976, Pierre Bourdieu réfléchissait à la manière dont le passé de la « science » coloniale constituait un des obstacles épistémologiques principaux à la « véritable décolonisation de la science sociale d’une société récemment décolonisée » et il fut loin d’être le seul à utiliser cette expression qui n’est en rien l’apanage de mouvements politiques récents.
Plusieurs programmes de décolonisation de la sociologie, de la philosophie ou de l’anthropologie existent désormais – notamment depuis le mouvement Rhodes Must Fall en Afrique du Sud en 2015 – dans plusieurs pays européens, en particulier en Angleterre – à la LSE, à SOAS, à Oxford ou à Cambridge – en essayant de poser franchement sur la table les enjeux que posent l’ouverture des cursus, pour les rendre plus ouverts à des courants de pensée non-occidentaux, et des canons pour élargir l’espace des références à des auteurs non-occidentaux.
Le poids juste des mots
Dans une tribune publiée par Libération le 26 octobre 2020, Pierre-André Taguieff écrit que : « Les querelles de mots ne doivent pas nous empêcher de voir la dure réalité, surtout lorsqu’elle contredit nos attentes ou heurte nos partis pris. »
La réalité du terrorisme est insupportable. Qui le nie au sein des sciences sociales françaises ? Personne, sans doute. Mais les mots ne sont pas pour rien dans notre compréhension ou notre incompréhension de ce qui se passe autour de nous. Ils ne peuvent en aucun cas se trouver confisqués au nom d’une vision scientifique, intellectuelle et politique simpliste et largement ignorante des idées dont elle prétend parler. Pour être vigilants, ouvrons l’œil, mais aussi les œillères.
Communiqué de la section LDH de l’EHESS
[/Le 16 février 2021/]
Diffamation à l’encontre d’une profession toute entière ?
La Ministre doit partir
Malgré leur habitude des faux-semblants et du peu d’attention portée à leur profession, les enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheures sont confronté.es aujourd’hui à une campagne de dénigrement sans précédent, désignant en particulier par le terme aussi infâmant qu’imprécis « d’islamo-gauchisme » des établissements ou des disciplines dans leur entier.
Il serait attendu d’une ministre qu’elle prenne quelque hauteur dans ce débat de plus en plus nauséabond, et qu’elle refuse de reprendre à son compte des notions aussi peu scientifiquement fondées. On attendrait que la responsable de l’enseignement supérieur et de la recherche, elle-même issue de ce milieu, relève avec gratitude la façon dont les enseignant.es universitaires ont en première ligne fait face à la détresse étudiante en cette période de pandémie ; ils n’ont pas démérité en tant que pédagogues, allant même au-delà dans leur rôle d’accompagnement d’étudiant.es par ailleurs largement oubliés.
Mais, plutôt que de s’intéresser à la crise qui les touche, Mme Frédérique Vidal, sur les ondes d’une chaîne télévisuelle dont un des animateurs a été condamné pour injure et provocation à la haine, répond par l’affirmative lorsque M. Elkabbach décrit les universités françaises, dont elle a la charge, comme étant régies par une sorte d’alliance entre Mao Tsé-Toung et l’ayatollah Khomeini.
Et elle enchaîne le lendemain en demandant à l’Alliance Athena (qui n’est pas une inspection mais une institution qui coordonne les sciences sociales) « d’enquêter » sur l’islamo-gauchisme et ses « courants » dans le milieu académique.
Une accusation typique de l’extrême-droite est ainsi reprise une nouvelle fois par une ministre de la République, rassemblant dans une formule ignominieuse un groupe fantasmatique et fantasmé de pseudo-adversaires qui ne sont, en réalité jamais nommés, ou au prix d’approximations grossières amalgamant des concepts mal compris et de noms de collègues ne partageant parfois que peu de choses (si ce n’est les menaces parfois graves que ces accusations font tout à coup tomber sur eux).
Bref, à ces accusations mensongères faisant courir des risques parfois graves à des fonctionnaires, leur ministre ne trouve à répondre que par de vagues admonestations décousues (selon lesquelles, par exemple, en tant que biologiste elle peut dire que « la race » n’existe pas), et par la réitération des accusations portées à leur encontre. Plus encore, elle en appelle à une sorte de police par et dans les institutions d’enseignement et de recherche, rejoignant de la sorte les interdictions de certaines thématiques (les études sur le genre) dans les universités hongroises, brésiliennes ou roumaines.
Elle se fait ainsi complice de faits de diffamation collective à l’encontre d’une profession toute entière, mais aussi d’une dévalorisation accrue des universités. Elle parvient ainsi, au-delà de ces dégâts dans l’opinion qui ne peuvent qu’accroître le désespoir des étudiantes et des étudiants dont les formations sont ainsi décrites, à confirmer sa décrédibilisation personnelle aux yeux des personnels de l’ESR [Enseignement supérieur et recherche].
Un appel à la démission de Frédérique Vidal avait été porté en novembre 2020 par la CP-CNU [Commission Permanente du Conseil National des Universités], représentant l’ensemble des disciplines, après le vote de la loi LPR [loi de programmation de la recherche].
Plus que jamais, au regard de ces nouvelles dérives dans un contexte de difficultés sans précédent pour l’université et la recherche, sa démission s’impose, tout comme l’abandon de cette prétendue « enquête » non seulement nauséabonde mais déshonorante au regard des difficultés sans précédent dans lesquelles se débat l’ESR. Oui, danger, vigilance et action mais à l’encontre de la Ministre.
Qu’aucun.e collègue, quel que soit son statut, ne prête main forte à cette campagne de dénonciation.