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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« No Other Land », un film bouleversant sur l’occupation coloniale de la Palestine

"No other land" témoigne de la résilience de la communauté rurale vivant à Masafer Yatta, au sud de la Cisjordanie, en proie à la violence coloniale.

Par Dorothée Rivaud-Danset

No other land a été réalisé en cinq ans pour témoigner au monde entier de la résilience d’une communauté rurale vivant au sud de la Cisjordanie à Masafer Yatta. Les réalisateurs de ce documentaire sont au nombre de quatre, deux Palestiniens, un Israélien et une Israélienne mais la caméra se concentrent sur deux d’entre eux, Yuval Abraham, journaliste israélien, et Basel Adra, militant et documentariste palestinien.

Comme dans Un jour sans fin, la caméra filme l’arrivée des militaires dans cette communauté, composée de vingt villages. Leur arme principale : le bulldozer. Ils viennent pour détruire. A leur arrivée, chacun s’interroge : quelle(s) maison(s) seront détruites aujourd’hui ? Ils ont l’habitude, les villages ont été détruits et reconstruits sept fois. Une femme est devenue experte dans la prévision de l’arrivée des militaires, comme nous pouvons l’être dans la survenue d’un orage. Parfois, les habitants peuvent retirer leurs affaires, parfois, l’armée ne leur a pas laissé le temps. Pas question d’accepter les destructions sans s’opposer frontalement et oh combien courageusement aux militaires. Les femmes, en particulier, montrent une détermination incroyable et semblent ignorer la peur.

Parmi les destructions, certaines sont tout particulièrement insupportables. C’est le cas de l’école et du puits. La caméra filme, depuis la classe de l’école où sont présents les enfants, l’arrivée des militaires. Elle avait été reconstruite. Pour que la reconstruction soit possible, la mère de Basel avait eu l’idée de ne faire travailler dans la journée que des femmes et des enfants, les hommes poursuivant la nuit. L’histoire fut connue et Tony Blair passa quelques minutes dans le village, ce qui sauva l’école pour quelques années.

Nous assistons aussi à la condamnation du puits dans lequel du béton est coulé, tandis que les canalisations sont mises hors d’usage. L’échange verbal est bref et symbolique. Les militaires ont le droit avec eux, c’est-à-dire un droit sur mesure. Le puits est illégitime. Pour construire un puits en zone militaire, il faut une autorisation. Il est très improbable que les habitants de Masafer Yatta l’aient obtenue si ils l’avaient demandée mais cela préserve la bonne conscience des conscrits israéliens. Du côté des villageois, une voix s’élève, rappelant que l’eau est un droit pour les humains.

La raison officielle de l’évacuation forcée de Masafer Yatta est la conversion des terres situées en zone C, en un terrain d’entrainement militaire. Peu après l’occupation de la Cisjordanie, environ 20 % des terres ont été déclarées « zones de tir ». Ariel Sharon, ancien premier ministre, les a conçues et a admis dans un document d’Etat, dévoilé récemment, que « toutes les zones de tir ont été créées pour réserver les terres aux colons israéliens ».

Le droit militaire signifie l’absence de droits pour ceux qui vivaient sur cette terre depuis des générations. Le film nous le fait comprendre en transmettant des informations qui sont accompagnées de messages. Prenons les plaques d’immatriculation. Elles sont jaunes pour les Israéliens qui peuvent circuler librement, vertes pour les Palestiniens qui ne peuvent pas sortir de Cisjordanie et ne peuvent y emprunter que certaines routes. Le commentaire s’achève par cette formule : des hommes jaunes / des hommes verts.

No other land veut aussi témoigner de la vie d’une communauté de villageois très soudée, chaleureuse où chaque adulte s’efforce que les enfants souffrent le moins possible, où le sourire et l’humour n’ont pas disparu, même si les grands moments de joie remontent à l’enfance de Basel.  Cette communauté est indissociable de sa terre et s’ils ne veulent pas la quitter, c’est parce qu’ils n’en ont pas d’autre. Paysans, éleveurs depuis toujours, ces Bédouins n’ont aucune envie de s’exiler dans une grande ville de Cisjordanie où ils habiteront dans un appartement surpeuplé. C’est, hélas, ce que veulent les Israéliens. Et leur projet d’expulsion des premiers habitants se réalise. Peu à peu, des villageois partent, épuisés par la peur, les destructions et les reconstructions, impuissants. La caméra s’arrête sur l’un d’entre eux qui range ses affaires et fait monter ses moutons dans une remorque. Où iront-ils ? A l’abattoir sans doute.

Face à cette communauté très soudée, un système colonial où colons et militaires agissent ensemble. Le film se termine, en octobre 2023, par l’arrivée de colons cagoulés, lançant des pierres ou portant des armes et la mort d’un villageois, cousin de Basel, abattu de sang-froid. Le meurtrier ne sera pas inquiété. 

Montrer le prix que les Palestiniens payent parfois pour accéder à des choses basiques pour les Français, c’est ce que les réalisateurs ont voulu faire et ce qu’explique Yuval, interrogé pour Mediapart. Harun a payé le prix fort. Il tentait de se battre pour empêcher l’armée de voler le groupe électrogène. Il s’est effondré sous les balles et a vécu paralysé deux ans avant de décéder de ses blessures. Les visites de journalistes n’y ont rien fait, la demande de sa mère de vivre dans une – unique – pièce correcte a toujours été rejetée. C’est dans une grotte que s’étaient réfugiées la mère d’Harun, magnifique Mère courage, son fils et sa fillette pleine de vie. D’autres villageois vivent aussi dans des grottes.

Montrer que les Israéliens et les Palestiniens ne sont pas – du tout – égaux, c’est aussi l’ambition de ce film. Basel l’exprime sous une forme humoristique, s’adressant à Yuval dans une séquence filmée: « Les Arabes construisent pour vous et vous détruisez pour nous ».  Yuval le fait sur un mode pédagogique et hors du film. Journaliste, habitant à proximité de Masafer Yatta, il est venu y enquêter et s’est lié d’amitié avec Basel. Il a appris l’arabe, ce qui, dit-il dans un entretien avec un media, lui a ouvert les yeux et il veut faire comprendre au monde entier qu’un Israélien et un Palestinien ne sont pas égaux en droit. Yuval vit sous la loi civile, Basel sous la loi militaire. Le premier dispose d’une totale liberté de mouvement, a le droit de vote, le second vit dans un confinement absolu, n’a pas le droit de vote. L’apartheid doit cesser.

C’est le message que Yuval a envoyé lorsque No other land a reçu le prix du meilleur documentaire, section Panorama, à la Biennale de Berlin en février 2024. Sa déclaration a suscité un énorme tollé. Il a été accusé d’antisémitisme ! Une accusation délirante pour ce cinéaste dont la grand-mère est née dans un camp de concentration en Lybie et qui l’a mis très en colère, comme il s’en explique à Mediapart. Il s’insurge contre les media allemandes et le maire de Berlin qui font de l’antisémitisme une arme pour imposer le silence. Yuval Abraham déclare au Guardian : « se tenir sur le sol allemand, en tant que fils de survivants de l’Holocauste, et appeler au cessez le feu pour être qualifié d’antisémitisme n’est pas seulement révoltant, c’est littéralement mettre la vie des Juifs en danger ».

La caméra, elle aussi, est utilisée comme une arme mais une arme mise au service d’un peuple, d’une communauté qui veut sauvegarder sa mémoire et dont les membres n’ont pas le choix. Maniée dans des conditions souvent périlleuses pour le ou la caméraman, la caméra enregistre des images qui remuent et qui nous remuent.

Dorothée Rivaud-Danset

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