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Nejma Brahim : « Après la loi immigration, mes raisons d’espérer malgré tout »

Dans son blog, la journaliste de Mediapart rappelle que la loi « immigration » votée le 19 décembre 2023 a été un véritable coup de massue pour beaucoup de personnes.

Dans son blog, la journaliste de Mediapart rappelle que la loi « immigration » votée le 19 décembre 2023 a été un véritable coup de massue pour beaucoup de personnes, mais d’autres faits nous montrent de nombreuses résistances aux logiques xénophobes.

Dans un contexte où les idées d’extrême droite sont de plus en plus décomplexées, la loi « immigration » votée le 19 décembre a été un véritable coup de massue pour beaucoup de personnes vivant en France, qu’elles aient des papiers ou non. Je me compte parmi elles. Mais, chaque jour, des citoyens construisent la France de demain. Et c’est sans doute à cela que nous devons nous raccrocher.

J’ai longuement hésité à écrire ces lignes. Il m’a fallu plusieurs semaines pour digérer ce que la France, mon pays, le pays des droits de l’homme, avait pu produire de plus nauséabond. Mi-décembre, alors que le texte de la loi immigration portée par Gérald Darmanin s’apprêtait à être étudié en commission mixte paritaire (CMP), je croyais encore que l’honneur de la France pourrait être sauvé.

Jusqu’à la dernière minute, ce lundi noir au cours duquel députés et sénateurs ont discuté jusqu’à une heure avancée de la nuit de l’avenir de centaines de milliers de personnes vivant en France, et d’autres qui aspireraient à rejoindre le sol français en quête d’une nouvelle vie, j’ai cru que la loi pourrait être abandonnée. J’attendais fébrilement le SMS de ma collègue Pauline, qui m’aurait annoncé, non sans joie, qu’aucun accord n’avait été trouvé, que Gérald Darmanin abandonnait le texte, qu’on passait enfin à autre chose.

Mais au lieu de cela, je recevais des SMS d’une source bien informée me soufflant que les mesures les plus ignobles étaient adoptées en CMP, les unes après les autres, avec les « félicitations » du Rassemblement national. Celui-ci a très vite salué une « victoire idéologique » après le vote de la loi à l’Assemblée nationale le lendemain, soit mardi 19 décembre. Ce soir-là, en rédigeant mon article et en faisant l’interminable liste des mesures les plus graves, j’ai pleuré.

Oui, les larmes que je parviens habituellement à contenir, même dans les situations les plus dramatiques que j’ai été amenée à couvrir, ont cette fois coulé. Certains de mes proches n’ont pas compris. « Pourquoi tu te mets dans cet état-là ? », « C’est ça, la politique ! », « Tu as de la chance, tu n’es pas directement concernée »… En effet, j’ai le fameux « passeport rouge » (traduit de l’arabe dialectal, cela signifie qu’on a un passeport français et qu’on est plus chanceux que les autres).

Fille, femme et amie d’immigrés

Mais je reste fille d’immigrés algériens, dont la mère est arrivée en France alors qu’elle n’était qu’une enfant, et le père passé par la case « titre de séjour » avant d’être naturalisé. De ma génération, plusieurs proches ont eux-mêmes émigré vers la France pour connaître les humiliations infligées par les préfectures aux étrangers. Encore étudiante, j’ai passé des heures à tenter d’arracher un rendez-vous pour ma cousine qui souhaitait renouveler son titre étudiant ; j’ai passé la nuit à ses côtés devant la préfecture pour qu’elle ait une chance de déposer son dossier à l’ouverture le matin ; j’ai relu les multiples courriers de ma meilleure amie, de nationalité colombienne, lorsqu’elle ou sa mère bataillaient pour obtenir des papiers en France…

J’ai dû défendre le cas de celui qui partage aujourd’hui ma vie, alors étudiant étranger, qui après avoir effectué sa thèse et avoir donné des cours à l’université, s’est retrouvé sans droits au chômage au moment où il recherchait un poste parce qu’il n’avait pas le bon titre de séjour, et ce, alors qu’il avait cotisé durant trois années. Il a ensuite vu sa demande de naturalisation rejetée alors qu’une circulaire du ministre de l’intérieur Manuel Valls invitait les préfectures à faciliter cette démarche pour les diplômés de Master 2 et plus (le sous-préfet concerné, à l’époque, n’en avait même pas connaissance) et a vécu dans la peur d’être renvoyé dans son pays d’origine.

À mesure que je grandissais, j’ai vu aussi des amis ou connaissances de mes étés passés en Algérie lorsque j’étais enfant, tomber dans la migration, tenter la traversée vers l’Espagne ou devenir « guides » pour acheminer des « harragas » vers le sud de l’Espagne, parce qu’ils n’entrevoyaient pas d’autre avenir pour eux-mêmes, et que malgré leurs études supérieures ou leur degré de qualification, ils étaient réduits à des jobs peu rémunérateurs ou peu flatteurs.

De manière générale, j’ai vacillé parce que cette loi risque de toucher à toutes les personnes que j’ai pu rencontrer depuis que je couvre le sujet des migrations ; toutes celles qui, après un périple à travers la mer, le désert, les montagnes, ont cru trouver parmi nous un refuge ; ou celles qui ont dû batailler pour obtenir un visa, renouveler un titre de séjour ou faire annuler une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

C’est tout cela qui m’était, et m’est encore aujourd’hui, insupportable. Je suis journaliste, mais pas dans n’importe quel journal. Je nourris les colonnes d’un média indépendant, un journal engagé. Nous avons très vite senti que le pouvoir en place tentait de rivaliser avec l’extrême droite – en l’occurrence, le Rassemblement national – et nous l’avons à la fois documenté et dénoncé. Cette loi sur l’immigration n’est que l’aboutissement d’un parcours de haine emprunté par Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs, qui désormais voient en l’immigration un « problème » à résoudre.

Flashback

La réalité que nous vivons aujourd’hui ne doit pas nous décourager. Après le vote de cette loi, j’ai revu, un peu comme un flashback, toutes celles et ceux que j’ai pu rencontrer sur le terrain au cours des dernières années, et qui ont nourri mon quotidien. Toutes celles et ceux qui ont accepté de se livrer à une parfaite inconnue, qui m’ont fait rire ou désespérer parfois, et qui ont partagé avec moi le peu qu’ils avaient.

J’ai repensé à Lisa* qui, comme de nombreuses femmes, a vécu le pire pour rejoindre la France en quête d’un avenir meilleur en passant par la Libye et en traversant la Méditerranée ; tout comme Moussoni, dont nous avons raconté le parcours après que je les ai rencontrés à bord de l’Ocean Viking. J’ai revu Alima, âgée d’à peine un mois : ce bébé né sur les chemins de l’exil et dont je me suis occupée, à la demande des sauveteurs, lors des sauvetages opérés en mer par SOS Méditerranée début 2021, et qui aujourd’hui grandit près de Rouen auprès de sa famille.

J’ai revu les demandeurs d’asile et réfugiés de Saint-Brevin-les-Pins qui, malgré la haine qui s’est propagée dans leur commune, jusqu’à l’incendie de la maison du maire qui soutenait le déménagement d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, ont su garder la tête haute et construire une nouvelle vie, en apprenant le français, en s’inscrivant au permis, en trouvant du travail et en socialisant. J’ai revu ces exilé·es faisant le pied de grue à Paris avec des bébés sous le bras, parmi lesquels des demandeurs d’asile ou réfugiés, qui espéraient un hébergement et auraient pu trouver leur place à Callac.

J’ai repensé à ces Érythréens rencontrés à Calais, à la frontière franco-britannique, qui m’ont offert le thé au milieu de leur campement de fortune installé sur un terrain vague, où ils survivaient au rythme des expulsions toutes les 48 heures ; ou encore à Mustafa et Dektor, deux mineurs non accompagnés soudanais, hébergés le temps d’un week-end chez Catherine et Bernard, un couple de retraités membres du collectif Migraction59, à qui ils avaient fièrement fait découvrir la voix de la chanteuse soudanaise Nancy Ajaj.

Au Pays basque, j’ai revu ce jeune Syrien et son frère, encore gamin, qui tentaient de traverser à tout prix la frontière franco-espagnole en 2021 pour y rejoindre leur mère réfugiée en France, mais avaient été refoulés à maintes reprises par les forces de l’ordre malgré leur volonté de demander l’asile, jusqu’à ce qu’ils y parviennent et fassent étape au centre d’accueil surnommé Pausa, à Bayonne, où à travers le grillage il m’a tendu le foulard avec lequel il avait fui son pays et traversé tant d’épreuves.

La haine des uns, la solidarité des autres

J’ai entendu la voix des compagnons d’Emmaüs Roya, dans la vallée éponyme, qui m’ont confié se sentir enfin « en sécurité » après des années d’errance et avoir trouvé dans l’agriculture un nouveau souffle, fiers de pouvoir se former à un métier, tout en contribuant à la vie en communauté que pouvait offrir ce collectif créé par Cédric Herrou et Marion Gachet. J’ai repensé à ce Marocain, rencontré au refuge de Briançon à la frontière franco-italienne, qui m’a confié vouloir aller à Saint-Denis pour y rejoindre un proche, et a ironisé en parlant de « sa3douni » (en arabe dialectal, comprenez « aidez-moi »).

Toutes ces personnes ont un point commun. Elles ont migré, bien sûr, et ont franchi des frontières rendues de plus en plus hermétiques, au risque d’ôter la vie d’innocents sans que cela ne provoque une once de remords chez nos gouvernants. Mais elles ont surtout été, à un moment ou à un autre, accueillies, aidées et accompagnées par des citoyens solidaires vivant en France et refusant la politique de fatalité imposée par des élus foncièrement déconnectés de la réalité.

J’ai donc repensé à toutes celles et ceux qui affrontent parfois l’incurie de l’État et la haine de ceux qui aimeraient laisser portes closes. Les sauveteurs qui ratissent les eaux internationales en Méditerranée pour sauver non pas seulement des êtres, mais aussi « toute notre humanité », comme l’avait fait remarquer un rescapé rencontré à bord de l’Ocean Viking ; et qui sacrifient leur vie et leur innocence face à l’horreur des naufrages, mais sont pourtant sans cesse criminalisés.

Les bénévoles de Tous migrants, qui maraudent au milieu des sommets enneigés en hiver à la recherche d’exilés en détresse ou tiennent à bout de bras le refuge solidaire dont la municipalité et la préfecture ne veulent pas. Cédric Herrou et la lutte qu’il a pu porter, et qui est parvenu, après des années de batailles judiciaires, à faire consacrer le principe de fraternité dans la Constitution alors que la fraternité était déjà au cœur de la devise française.

Les salariés et bénévoles des associations d’aide aux exilés qui, à Calais ou à Dunkerque, viennent en aide à celles et ceux que l’État a choisi d’abandonner, au point d’être eux-mêmes harcelés par les forces de l’ordre, de faire l’objet d’amendes ou de poursuites judiciaires ; et qui, face à la violence des frontières, ont dû constituer un « groupe décès » pour affronter seuls la prise de contact avec les proches de victimes décédées lors des naufrages, mettant un nom derrière les chiffres et se réunissant pour leur rendre hommage.

Se raccrocher à notre humanité

Les solidaires qui se lancent dans une grève de la faim pour éviter l’expulsion d’un proche ou dénoncer la situation des exilé·es. Aux bénévoles du Pays basque qui, face au renforcement des contrôles à la frontière franco-espagnole, font tout pour accueillir les personnes migrantes et proposent, dans un vestiaire solidaire, des vêtements propres et chauds pour la suite de leur périple. Et comment mentionner le Pays basque sans évoquer le travail de Marie Cosnay à cette frontière…

Ces habitants ou élus de Callac, qui ont affronté la tempête de l’extrême droite pour avoir soutenu la création d’un centre d’accueil de réfugiés, et ceux de Saint-Brevin-les-Pins, qui ont vite monté un collectif pour aider les demandeurs d’asile envoyés dans leur commune en leur proposant des cours de français, en les accompagnant à leurs rendez-vous médicaux ou en organisant des sorties culturelles.

J’ai repensé à celles et ceux qui ouvrent leurs portes, hiver comme été, de leur logement parisien pour héberger des familles d’exilés laissées à la rue, de même que ce couple vivant dans une grande maison à Nancy et accueillant régulièrement une dizaine de mineurs non accompagnés et de jeunes majeurs pour partager ses repas, comme s’il s’agissait de ses propres enfants.

Martine Doucouré, qui défend les droits des sans-papiers depuis des décennies et continue aujourd’hui malgré la maladie. Et les membres des collectifs de sans-papiers, dont la CSP75, qui après avoir été régularisés poursuivent le combat « pour les autres », comme ce 29 décembre, soit dix jours après le vote de la loi, lorsqu’ils défilaient dans les rues de la capitale (comme chaque vendredi depuis des années).

C’est en constatant leur rage de vivre, mais aussi en voyant un automobiliste blanc lever le poing en l’air en croisant leur route en guise de soutien, un livreur Deliveroo lâcher deux minutes son vélo pour rejoindre le cortège et une jeune femme noire, habillée comme si elle se rendait à un gala, choisissant de s’écarter du trottoir pour venir danser aux côtés des immigrés à leur arrivée place de la République, que j’ai retrouvé le sourire.

J’ai repensé à tous ces invisibles qui, par l’organisation de l’accueil, un accompagnement, un poing levé ou une danse, œuvrent en silence au tissu de solidarité qui permet à la France de tenir debout, et participent ainsi à construire le monde de demain. Un monde meilleur, dénué de considérations racistes et haineuses, qui ne se base que sur la réalité : des personnes fuient leur pays et s’orientent naturellement vers ceux où la situation politique, économique et environnementale est meilleure ; et nous avons le devoir de les accueillir comme si elles étaient des nôtres, en gardant en tête qu’un jour, nous serons peut-être les prochains.

C’est tout cela qui me donne encore la force d’espérer et d’avancer malgré le climat anxiogène dans lequel nous évoluons depuis plusieurs années, et en particulier ces derniers mois. À l’heure où le Conseil constitutionnel est attendu pour censurer certaines dispositions de la loi Darmanin tant celle-ci est injuste et stigmatisante, il faut se raccrocher à l’humanité à chaque fois que nous croisons sa route : c’est elle qui nous sauvera et nous montrera la voie.

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