
La traduction par les Éditions du Croquant de War in the Mountains de Neil MacMaster, sous le titre de Guerre dans les djebels, Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958 est un événement éditorial et scientifique passé largement inaperçu. Auteur en 2006 avec Jim House de Paris 1961, les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, ouvrage de référence sur les massacres policiers d’octobre 1961 et de Burning the veil, the Algerian War and the « emancipation » of Muslim Women 1954-1962 paru en 2009, malheureusement non traduit, Neil MacMaster a déjà eu l’occasion de prouver la qualité de ses travaux portés à la fois par des recherches archivistiques pointues, une écriture fluide et un regard aigu sur l’histoire franco-algérienne, s’affranchissant de nos œillères nationales.
Avec Guerre dans les djebels, il déroule une passionnante histoire sociale de la politisation des paysans des régions montagneuses du Dahra et de l’Ouarsenis, deux chaînes de montagnes parallèles à la côte méditerranéenne, entre Oran et Alger, séparées par la fertile vallée du Chélif. Son analyse s’étend entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début de la Guerre de libération nationale. Il parvient grâce à l’échelle régionale choisie à pénétrer l’épaisseur de la société algérienne, articulant politique coloniale produite à Alger et Paris et réalités locales des communautés paysannes. Par le choix d’une période s’étalant sur les deux générations précédant la guerre d’indépendance, il parvient à saisir le temps long des dynamiques politiques et sociales en jeu dans la mobilisation de ces communautés dans le combat nationaliste. Cette échelle réduite et ce temps long permettent de mettre en perspective les choix stratégiques, particulièrement violents dans cette région, de la contre-insurrection française.
A la fin du 19e siècle, la vallée du Chélif est le lieu d’un vaste mouvement de dépossession foncière aboutissant à la constitution de vastes domaines agricoles coloniaux et au refoulement de la paysannerie algérienne dans les massifs du Dahra, au sud, et de l’Ouarsenis, au nord. MacMaster décrit ces mécanismes et sa principale conséquence : l’extrême pauvreté de la société paysanne montagnarde, largement hors du contrôle direct des autorités coloniales.
MacMaster étudie, et c’est un des apports historiographiques majeurs de son livre, le fonctionnement de l’indirect rule français des campagnes algériennes, le système de la commune mixte, de ses administrateurs coloniaux et de ses caïds. Il fournit une des analyses les plus abouties du système caïdal, à savoir la relative fonctionnarisation d’élites indigènes cooptées largement autonomes sur le terrain. Ceux-ci incarnent un pouvoir néo-tribal au service de l’autorité coloniale. S’appuyant sur la patrimonialisation des ressources publiques, ils exercent un pouvoir souvent brutal et arbitraire rencontrant une résistance multiforme des paysans.
MacMaster analyse avec précision ces relations de pouvoir à travers les figures de grands caïds locaux, comme ceux des familles Saiah et Bentaieb mais surtout en mettant en évidence le rôle central dans la résistance paysanne, des djemâas, les assemblés villageoises, préexistantes à la conquête et traversant toute la période d’occupation coloniale. Cette centralité des djemâas est perçue par les contemporains, que ce soient les autorités coloniales qui tentent de les institutionnaliser avec les lois Jonnart de 1919, ou les militants anticolonialistes du Parti du peuple algérien (PPA) et du Parti communiste algérien (PCA), urbains pour la plupart, qui tentent de les utiliser comme levier pour mobiliser le monde paysan montagnard. MacMaster, à travers des archives du PCA – du fait de l’absence d’archives du PPA – , met en évidence la stratégie d’une faction de militants communistes, en rupture avec la ligne ouvriériste du parti, visant à politiser les conflits locaux entre djemâas et caïds, en particulier autour des centres miniers du Dahra et de l’Ouarsenis. Par l’étude de nombreux conflits sociaux et politiques locaux, des années 1930 aux années 1950, il décrit finement l’implantation nationaliste et communiste et la politisation d’une paysannerie gardant une large autonomie via ses assemblées. Cela éclaire les choix stratégiques du PPA dans sa tentative ratée de préparer la lutte armée de 1948 à 1950. C’est en effet dans ces régions du fait de leurs contacts dans le monde rural que les membres de l’Organisation spéciale du PPA-MTLD choisissent de déployer leur action. Il en va de même pour la courte tentative de maquis communiste de 1956.
MacMaster met également en perspective le rapport complexe et souvent utilitariste de ses militants avec l’islam populaire des fellahs, que ce soit celui des nationalistes souvent proches de la réforme rationaliste de l’islam portée par l’Association des Oulémas, s’opposant donc aux pratiques religieuses populaires perçues comme des superstitions archaïques, ou celui des militants communistes, le plus souvent athées, mais bien obligés de faire avec l’univers mental des paysans.
Les derniers chapitres du livre sont consacrés à l’entrée progressive des montagnes de la région dans la lutte de libération nationale. MacMaster met en lumière l’importance de la préparation politique des décennies précédentes dans la mobilisation de la paysannerie qui devient l’épine dorsale du combat national sans laquelle l’ALN n’aurait pu mettre en œuvre son action militaire. Les djemâas servent alors de points d’appui essentiel pour la création d’un éphémère contre-Etat FLN, assumant fiscalité, justice et redistribution des ressources, assurant une profondeur stratégique aux guérilleros nationalistes.
Face au constat, déjà ancien mais prenant alors une acuité implacable, de la faillite de la gestion caïdale de la société rurale – les caïds étant soit unanimement détestés du fait du pouvoir arbitraire qu’ils exercent soit complices des nationalistes – les autorités françaises tentent sans grand succès d’amender le système de la commune mixte en mettant en œuvre, à partir de 1956, une réforme communale portée par Lucien Paye, membre du cabinet de Robert Lacoste ayant précédemment expérimenté une telle politique au Maroc. Des centaines de communes sont créées visant à mettre fin à la sous-administration de l’arrière-pays mais restent le plus souvent des fictions administratives.
L’année 1957 marque une rupture dans la réaction française à l’offensive du FLN et de l’ALN. Le général Salan et sa nouvelle équipe à la tête de l’armée française en Algérie, à partir de décembre 1956, partisans de la doctrine de la guerre révolutionnaire, appuyés par un ethnologue français d’Algérie, Jean Servier, lance dans la région l’opération Pilote. Elle peut être présentée comme le pendant rural de la bataille d’Alger. Alliant action de force, action psycho-sociale et introduction d’agents algériens formés dans un centre clandestin, sur la base des méthodes de rééducation politique de type maoïste que des officiers français ont subis aux mains du Vietminh, lors de leur détention en Indochine, Pilote vise à reprendre en main la population rurale dans le cadre de la réforme communale. De fait, Pilote se heurte à une rivalité structurelle entre autorités civiles et militaires et surtout à la population paysanne pratiquant évitement, double-jeu et résistance passive. De même, la création de forces armées algériennes pro-françaises sous les ordres de chefs néo-tribaux, comme le bachaga Boualem ou Kobus, militant nationaliste retourné, contredisent frontalement l’approche théorique de Pilote. L’opération finit par se résumer à vider violemment les montagnes de leur population pour les regrouper dans des camps en contrebas, sans parvenir à gagner les cœurs et les esprits, selon la formule consacrée, ni à réduire complètement la guérilla nationaliste. Cette violente ingénierie sociale, loin de reprendre en main la population des montagnes, aboutit à la destruction littérale de ce monde social, comme l’a raconté Slimane Zeghidour dans Sors, la route t’attend, magnifique témoignage d’une enfance kabyle pendant la guerre.
Neil MacMaster nous offre ici un ouvrage majeur. Toute proportion gardée, il fait pour la paysannerie algérienne, ce que Edward P. Thompson, avec The Making of the English Working Class, a fait pour le monde ouvrier anglais, une étude sensible et pleine d’empathie pour son objet, nourrie par une recherche archivistique au long cours que seul un universitaire à la retraite peut, de nos jours, se permettre. On peut aussi noter une approche intégrant les réflexions de James Scott sur les résistances paysannes et leur rapport à l’État moderne. On regrettera cependant une traduction parfois hasardeuse. En témoigne par exemple le choix du mot « djebels » pour le titre qui le fait étrangement sonner comme celui d’un récit d’anciens officiers para. Heureusement, la fluidité de l’écriture originelle et la qualité de l’argumentation déployée compense largement cette faiblesse. Un livre à lire absolument pour celles et ceux que le sujet intéresse et une borne dans l’historiographie croisée de l’Algérie et de la France.
Denis Leroux est notamment l’auteur d’une thèse d’histoire intitulée Une armée révolutionnaire : la guerre d’Algérie du 5e bureau (Paris 1, 2018).