A Montpellier, le maire enterre le Musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie
Philippe Saurel, maire (DVG) et président de l’agglomération de Montpellier, a décidé de transformer le Musée sur l’Histoire de la France et de l’Algérie, qui devait ouvrir en 2015, en centre d’art contemporain. Le Conseil scientifique du Musée se mobilise contre cette décision.
Le gros œuvre était terminé, les vitrines achetées, 3000 pièces rassemblées, même les textes de l’exposition permanente étaient en cours d’écriture. Mais le Musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie, qui devait ouvrir en 2015, ne verra vraisemblablement pas le jour à Montpellier. Philippe Saurel, ex-adjoint à la culture et nouveau maire (DVG) de la ville, droit dans ses bottes néo-frêchistes, a surpris tout le monde en annonçant à la presse locale, le 14 mai dernier, l’annulation du projet. Avant la tenue du Conseil communautaire du 19 mai, au cours duquel sa reconversion inopinée en espace d’art contemporain devait être votée, le Conseil scientifique du Musée s’est fendu d’une lettre ouverte à l’édile montpelliérain. D’éminents historiens tels que Marc Ferro (“désolé de cet affront à l’intérêt national”), Benjamin Stora, Jean-Robert Henry ou encore Sylvie Thénault y déplorent le triple “gâchis” (intellectuel, financier et politique) que représente cette décision.
“Dépasser les débats mémoriels qui traversent notre société”
Ce projet de Musée est un serpent de mer de la vie politique et culturelle montpelliéraine depuis que l’ancien maire, Georges Frêche, l’a formulé en 2002. Il a cependant considérablement évolué. “Au début, il devait s’intituler ‘Musée de l’œuvre française en Algérie’, et il devait montrer l’influence ‘positive’ de la France en Algérie”, relate le politologue François Buton, membre du Conseil scientifique de l’exposition inaugurale du Musée. “Avant sa réorientation, le musée ne devait valoriser qu’une mémoire univoque, celle des rapatriés”, se rappelle Jean-Robert Henry, président du conseil scientifique du musée. C’est loin d’être le cas désormais. Le Conseil scientifique défend une vision dépassionnée de cette histoire épineuse, arguant du fait qu’il faut “dépasser les débats mémoriels qui travaillent notre société”. La mort de Georges Frêche, en 2010, a précipité la transformation du projet. Des historiens auparavant réticents vis-à-vis d’un dispositif trop étroit se sont lancés bénévolement dans l’aventure, sous l’égide de l’ex-président de l’agglomération de Montpellier, Jean-Pierre Moure.
Alors que l’état du projet était avancé, la décision non concertée de Philippe Saurel a provoqué la consternation de ces chercheurs. Selon Jean-Robert Henry, 6 millions d’euros dépensés dans ce projet (au budget total de 22 millions d’euros) ne sont déjà plus récupérables. Ils ont servi à payer une société multimédia, et à acquérir les 3000 pièces qui devaient orner les 1500 mètres carrés d’exposition, le matériel muséologique et scénographique. La métamorphose du musée en espace d’art contemporain laisse sceptiques ces chercheurs, car elle impliquerait des surcoûts, et la région montpelliéraine dispose déjà d’espaces de ce type (la Frac, et La Panacée).
“Le projet n’avait plus rien à voir avec l’esprit de Georges Frêche”
Les causes de ce revirement demeurent mystérieuses, d’autant plus que sur son blog de campagne, il y a quelques mois, Philippe Saurel prenait position en faveur du Musée : “J’y suis favorable. J’estime qu’en histoire, il n’y a rien de pire que le non-dit. Concernant le passé de la France en Algérie, il y a eu des heures sombres mais également des moments de gloire, les deux doivent y être décrits. Si cela est fait en toute objectivité, je pense qu’il s’agit de quelque chose d’utile et bénéfique…” (cette citation est reprise dans la pétition que font circuler les membres du Conseil scientifique). La volte-face de l’édile montpelliérain serait due en partie au retard pris par les travaux d’aménagement de l’hôtel Montcalm, qui devait héberger le musée, à des contraintes budgétaires, et au fait que le nouveau maire s’est aussi engagé durant sa campagne à créer un espace dédié à l’art contemporain. Il s’agit en réalité d’un vieux projet, formulé par Georges Frêche en 2010, de construire “un musée d’art contemporain sur le modèle de Bilbao”.
Il semble donc que, pour se mettre dans les pas de son mentor, omniprésent en son temps sur le front culturel, Philippe Saurel ait décidé de sacrifier le Musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie. La proximité du peintre Pierre Soulage, basé à Rodez, et avec lequel il pourrait entreprendre une collaboration, est à ajouter aux facteurs qui ont pu motiver ce choix. Pourtant, selon un acteur culturel de la ville qui a tenu à garder l’anonymat, Philippe Saurel, qu’il décrit comme “un homme politique dans la lignée de Frêche, mais pas avec le même talent”, est loin de cultiver un intérêt passionnel pour l’art contemporain.
La dimension explosive de la question de la colonisation et des mémoires de la guerre d’Algérie peut donc aussi expliquer cette décision. “La France souffre d’une guerre des mémoires sur la question algérienne, explique François Buton. C’est potentiellement une bombe pour les hommes politiques. Philippe Saurel a-t-il voulu anticiper son explosion ? Il avait pourtant déclaré pendant la campagne qu’il n’y avait ‘rien de pire que le non-dit sur ce sujet’”. Pour Jean-Robert Henry, cette piste n’est pas non plus à exclure : “Le fait que, depuis la réorientation du projet, toutes les mémoires soient prises en compte, a peut-être dérangé. Le silence de la Maison des rapatriés de Montpellier est frappant, de même que celui du Cercle algérianiste”. “Saurel a peut-être craint des critiques, car le projet n’avait plus rien à voir avec l’esprit de Georges Frêche, qui voulait lui donner une orientation nostalgique”, confirme Sylvie Thénault, directrice de recherches au CNRS et membre du Conseil scientifique.
La “double colère” des “Français d’Algérie”
Ces craintes se révèlent fondées, car du côté des associations pieds-noirs, la grogne monte également. Pour Thierry Rolando, président du Cercle Algérianiste, l’“association culturelle des Français d’Algérie”, la décision de Philippe Saurel n’est pas étonnante, “car ce projet est dû à Georges Frêche, et il n’est pas porté par la majorité actuelle de M. Saurel. C’est un secret de polichinelle”. Elle suscite cependant dans la communauté pied-noir une “double colère”:
“D’une part, le maire n’a pas cru bon de nous associer à ce musée alors qu’il avait été promis aux Français d’Algérie, et que certains ont donné des pièces en croyant de bonne foi que notre histoire allait être traduite dans un musée. D’autre part, ce projet a été mis récemment entre les mains d’un conseil scientifique dont nous ignorions l’existence, composé d’historiens qui sont des idéologues très marqués politiquement, et qui avaient sans doute l’intention de mettre en place une scénographie à charge, manichéenne.”
Ces allégations visent en particulier l’historien Benjamin Stora, dont le passé trotskyste depuis longtemps enfoui ne passe pas auprès de cette association, qui le soupçonne d’être proche du FLN. Sylvie Thénault réfute catégoriquement : “La force de ce projet c’était d’avoir réussi à s’extraire des polémiques, en mettant à distance ceux qui sont tentés par la nostalgie. En tant que professionnels, nous cherchons la neutralité et l’apaisement pour présenter les choses sereinement, de manière détachée des enjeux politiques”.
“Montpellier est la seule ville qui pouvait porter ce projet”
Les membres du Conseil scientifique regrettent d’autant plus le naufrage de leur projet que, selon plusieurs d’entre eux, la proposition du maire d’héberger un musée similaire à Perpignan ou à Marseille n’est pas crédible. “Un Musée de ce type représente un défi dans le sud de la France, où la question de l’Algérie et de la colonisation est très épineuse”, explique Sylvie Thénault. “Montpellier semble la seule ville du Sud de la France capable de porter ce projet, soutient François Buton. C’est une ville ancrée à gauche depuis 1977, qui devrait prêter attention à toutes les mémoires”. L’ambiance est effectivement différente à Perpignan, où a été édifié en 2007 un mémorial des Français disparus en Algérie, ou à Aix-en-Provence, où la maire a inauguré en 2013 une stèle en l’honneur des “martyrs de l’Algérie française”. La nostalgérie domine.
“C’est une pétaudière, car tout le monde veut défendre sa vision de l’histoire de la présence française en Algérie, constate Jean-Pierre Saez, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles. Parfois certains vont même jusqu’à contester la non-légitimité de la colonisation. Si toutes ces questions ne sont pas traitées en amont, si les acteurs ne sont pas suffisamment libres des pressions que certains groupes peuvent exercer, on arrive à une situation de blocage par excès de contradictions.”
C’est donc avec amertume que Jean-Robert Henry attend le vote du prochain conseil de l’agglomération, qui devrait entériner la décision de Philippe Saurel : “Il aura du mal à faire passer cette reconversion en espace d’art contemporain sur la base de l’assassinat de ce musée d’histoire. Il illustre un rapport des hommes politiques locaux aux professionnels de la culture qui est déplorable”. “L’art contemporain c’est très bien, reconnaît François Buton, mais c’était moins important politiquement et sociologiquement”.
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Montpellier : l’abandon par le maire du Musée de la France en Algérie choque les chercheurs
Philippe Saurel, le dissident socialiste qui a remporté la mairie de Montpellier et la présidence de l’agglomération, apparaît aussi déterminé que Georges Frêche. A peine élu, il se propose de liquider un héritage du potentat, disparu il y a quatre ans, en annonçant à la presse locale sa ferme intention de revenir sur le projet de Frêche d’un Musée de l’histoire de la France en Algérie. A un an de l’ouverture, cette révélation, sans consultation de l’équipe du musée ou même des élus, a déclenché une vive réaction des historiens, des deux bords de la Méditerranée, qui travaillent depuis plus de deux ans au programme. Dans le très bel hôtel particulier néoclassique en cours de restauration du marquis de Montcalm, au cœur de la cité, le maire préférerait installer un espace d’art contemporain. Il a emmené les journalistes sur le chantier pour montrer qu’il était «réversible».
Indignée. Le centre d’art auquel il songe n’aurait pas de collection propre, mais pourrait profiter de conventions de prêts du musée Fabre de la ville, du Fonds régional d’art contemporain ou du centre Pompidou. Il pense aussi offrir une partie de ces espaces à Pierre Soulages, qu’il compte bien rencontrer lors de l’inauguration du musée Soulages à Rodez, le 30 mai.
Un «gâchis intellectuel, financier et politique»… Les dix-neuf historiens et chercheurs associés au Musée de l’histoire de la France en Algérie, dont Ahmed Djebbar, ancien ministre algérien de l’Education nationale, Marc Ferro, Benjamin Stora et Jean-Robert Henry, lui ont envoyé une lettre ouverte indignée. Ils soulignent avoir voulu donner corps à une ambition intellectuelle concourant à «un processus de réconciliation franco-algérien», renforçant l’orientation méditerranéenne d’une ville jumelée depuis cinq ans avec Tlemcen, en Oranie. «15 millions d’euros sur les 22 prévus au budget ont déjà été engagés», rappellent les signataires. Trois millions sont prévus pour la muséographie, et la même somme a déjà été consacrée à une collection de 1 500 documents et un millier d’œuvres orientalistes et d’objets, dont la moitié aurait dû être exposée sur 1 500 m2.
Le Louvre, le Quai-Branly, le musée des Armées ont été approchés pour des dépôts ou des expositions. Admettant la difficile genèse de l’entreprise, les chercheurs soulignent cependant la «réorientation» engagée depuis deux ans par une nouvelle équipe pour «sortir d’un cadre mémoriel étroit», en intégrant «toutes les mémoires associées à cette histoire».
Opposés. Mal né, mal assumé, le chantier a en effet traîné des années. Entamés en 2010, les travaux étaient censés durer dix-huit mois. Ils ont beaucoup souffert des emportements de Frêche et de ses préoccupations électoralistes, dans une ville où une cinquantaine de milliers de rapatriés d’Algérie se sont installés. L’extrême gauche et les écologistes se sont opposés à un monument qualifié de «colonialiste», voire de «fasciste». L’extrême droite et les nostalgiques de l’Algérie française ne veulent pas entendre parler d’un lieu qui aurait montré «les bons et les mauvais côtés de la colonisation», comme le définissait Frêche. Quant à l’ancienne présidence d’agglomération, dans l’attente des élections, elle a tout fait pour que personne n’en parle.
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A Montpellier, un musée qui fait polémique
Le projet de musée relatif à l’histoire entre la France et l’Algérie avait évolué positivement. Le nouveau maire de Montpellier veut le suspendre. Décision qui a soulevé un vaste mouvement d’opposition animé par des personnalités et des universitaires de renom des deux pays.
La décision de Philippe Saurel, maire de Montpellier et président de la Communauté d’agglomération, de surseoir à la réalisation du musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie, a suscité ces derniers jours des remous et une levée de protestations. D’autant plus que l’élu annonce qu’il le remplacerait par un centre d’art contemporain. Une lettre ouverte des membres du Conseil scientifique du musée lui a été adressée : «Français et Algériens de toutes professions, femmes et hommes de tous horizons, nous tenons à ce projet inventif de coopération entre Nord et Sud de la Méditerranée, qui contribue au rayonnement de Montpellier et s’inscrit dans la tradition humaniste de son université.» Cette intervention nous rappelle, a contrario, qu’il y a quelques années le projet porté par le défunt maire de Montpellier, Georges Frêche, avait été vilipendé, car il prenait appui sur une orientation clairement «nostalgérique» du musée qui devait promouvoir largement le bien-fondé de la présence française dans son ancienne colonie. Beaucoup d’intervenants avaient alors critiqué cette vision.
Or, depuis la mort de M. Frêche, l’idée du musée avait évolué, passant de Musée de la France en Algérie à la dimension d’un partage assumé, avec l’intitulé actuel : Musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie. Hélas ! peu de communications avaient été faites. Cette progression vers un lieu ouvert sur les deux rives de la Méditerranée avait insuffisamment été amplifiée, à tel point que l’on pouvait ignorer que le musée était désormais beaucoup plus consensuel, contrariant de fait certains milieux passéistes.
Un projet porté par des spécialistes des deux pays
Les signataires de la lettre ouverte doublée d’une pétition regrettent à présent l’interruption de «manière abrupte et improvisée» du projet à un an de son aboutissement. Une mesure prise «sans dresser un bilan du projet avec l’équipe qui le menait avec dynamisme depuis trois ans, et sans concertation avec le Conseil scientifique du musée, composé de chercheurs qui s’étaient mobilisés pour soutenir sa réorientation». Une «réorientation» qu’ils résument : «Le projet est porté par une collaboration sincère, libre et indépendante entre spécialistes des deux pays. Il traite sereinement de sujets souvent instrumentalisés par des polémiques politiciennes ; il veille au respect de tous les vécus et répond aux plus hautes exigences scientifiques.»
Les pétitionnaires parlent de gâchis : «Tout un travail pour élargir la problématique initiale, limitée à un cadre mémoriel étroit, et lui donner une ampleur susceptible de toucher toutes les mémoires associées à l’histoire des relations entre l’Algérie et la France.»
L’abandon serait aussi un «gâchis financier : 15 millions d’euros sur les 22 budgétisés ont déjà été engagés».
Enfin, le gouffre serait politique: «Le fait pour Montpellier d’accueillir un musée consacré aux relations avec l’autre rive ne peut que renforcer son positionnement méditerranéen. Il sert aussi la politique de coopération transnationale de la ville, qui a pris l’initiative il y a quelques années d’un jumelage exemplaire avec Tlemcen. Surtout, cet ambitieux projet peut participer utilement à l’échelle nationale à un processus de réconciliation franco-algérien qui est aujourd’hui bien engagé. Que Montpellier y figure au premier plan est évidemment profitable à la ville.»
Ce musée, note la pétition, est animé «par des scientifiques des deux pays, aborde de façon novatrice une histoire conflictuelle afin d’aider les jeunes générations à construire autrement l’avenir».
Parmi les signataires, dont la liste s’allonge très vite, figurent des personnalités françaises et algériennes du monde universitaire, parmi lesquelles Omar Carlier, professeur émérite des universités, Ahmed Djebbar, ancien ministre, professeur émérite des universités, Marc Ferro, historien, Nadjet Khadda, professeure à l’université d’Alger, Ahmed Mahiou, directeur de recherche émérite au CNRS, Georges Morin, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, Benjamin Stora, professeur des universités, Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS.
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Vendredi 23 mai à 8h30, Jean-Robert Henry et Sylvie Thénault ont parlé de leur investissement dans ce projet, au cours de l’émission La fabrique de l’Histoire (France Culture) : http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-histoireactualites-du-vendredi-23052014-francois-jarrige-et-le-mu.