Du Bon usage de la pédagogie, Mohand Saïd Lechani
par Grégory Chambat
article publié le 2 avril 2018 sur le site « Questions de classe(s) », site alternatif d’éducation, de lutte et de pédagogie. Source
Mohand Saïd Lechani, Du Bon usage de la pédagogie, préface de Anne-Marie Chartier, Les Chemins qui montent, coll. « Document », 2017, 187 p.
C’est un document précieux et stimulant que ce recueil de textes de Mohand Saïd Lechani qui apporte un éclairage sur un des aspects méconnu de l’histoire de la pédagogie Freinet, du mouvement syndical enseignant et des luttes pour la décolonisation.
Alors qu’émerge encore trop timidement une réflexion sur les pédagogies décoloniales, il était important de présenter au public la vie et la réflexion pédagogique de cet instituteur kabyle, résolument engagé syndicalement, politiquement et pédagogiquement (il adhère à la CEL de Freinet en 1933).
Du bon usage de la pédagogie, ce titre simple, sans ornement, est pourtant une belle synthèse des questionnements et du parcours de cet instituteur « indigène », comme on disait alors. Mohand Saïd Lechani est né en Haute-Kabylie en 1893 ; sa première éducation est celle de sa communauté : orale, poétique et religieuse. Mais la loi française va imposer la scolarisation, surtout en Kabylie. Lechani passe alors le « Certificat d’études indigène » puis rentre à l’école normale où la ségrégation entre les communautés règne, implacable. Dès 1912 sa conscience politique s’exprime à travers son adhésion à la Ligue de Défense des Droits de l’Homme et à la SFIO. Son premier combat sera de dénoncer, avec ses collègues, le sous-statut accordé par l’administration aux enseignants « non européens » et de lutter contre la politique coloniale de ségrégation et son école à deux vitesses. Il collabore activement au journal La Voix des humbles qui porte la parole des enseignants mobilisés pour l’égalité des droits.
Élu au conseil syndical (CGT) en 1930, il démissionne de l’organisation en 1931 et écrit alors dans L’Instituteur syndicaliste : « Je ne puis, sans renier tout mon passé de militant et les idées qui me sont les plus chères, apporter ma collaboration à un groupement qui refuse d’accepter le principe d’égalité entre instituteurs indigènes et maîtres européens. Je suis parti du syndicat parce que, contrairement à la doctrine syndicale, la section d’Alger accepte le principe colonialiste de notre infériorité. […] J’irai au syndicat quand il y en aura un. Y retourner aujourd’hui, c’est accepter en quelque sorte l’infériorité dans laquelle on veut nous maintenir et, partant, c’est manquer de dignité. C’est aider matériellement et moralement à maintenir l’injustice dont nous souffrons. » Cet engagement social nourrit son action pédagogique et réciproquement ; la lutte pour l’égalité des droits est liée à la nécessité de la formation professionnelle, aux échanges de pratiques et à la mutualisation des expériences. « Ce côté pédagogique du syndicalisme, écrit-il en 1936, n’a pas été assez mis en relief. Il présente pourtant la partie constructive de notre action. » Une formule que l’on retrouve quasiment telle quelle sous la plume de Freinet.
Et si Lechani veut mettre à bas les injustices ontologiques de l’école coloniale, il dénonce également une langue à deux vitesses… Le français, pour les élèves qu’il accueille, est une langue étrangère. En découvrant le potentiel des pédagogies issues de l’Éducation nouvelle, Mohand Saïd Lechani cherche, avec patience et détermination, à mettre en œuvre dans sa classe leur potentiel émancipateur et, en particulier, à adapter la méthode globale au contexte de l’école coloniale. Cette démarche, il la met en place alors même que la faculté de globalisation des petits « indigènes » leur était déniée ! C’est cette réflexion sur la langue, les langues, leur enseignement et les défis du plurilinguisme, qui irrigue les différents articles présentés dans l’ouvrage.
Ce combat pour le français, ce « butin de guerre », selon l’expression de Kateb Yacine, passe par la dénonciation d’une langue « basique » alors enseigné aux petits « indigènes », au profit de la diffusion d’un langage de l’émancipation. S’il se réfère à Decroly et Freinet, on pense également à Paulo Freire et à sa démarche, également issue d’une expérience d’alphabétisation et de conscientisation des opprimé.e.s.
Reconnu comme un spécialiste de l’enseignement du français langue seconde, il rédige, en 1949, une proposition de loi sur la fusion des enseignements et l’abolition des discriminations scolaires et travaille sur un rapport pour l’Unesco et la commission Gougenheim. « Maître exemplaire mais instituteur insoumis », pour reprendre la belle formule d’Anne-Marie Chartier qui signe la préface, Lechani est mobilisé pour l’émancipation du peuple algérien par l’école. On le retrouve également à l’œuvre après l’indépendance pour repenser le système éducatif : « à une situation révolutionnaire, doivent correspondre des moyens révolutionnaires ». Pressenti comme ministre de l’éducation sous Ben Bella, il préfère inscrire son action sur le terrain, dans le sillage des Centres sociaux, impulsés par Germaine Tillion, et mobiliser le peuple pour qu’il contribue à sa propre éducation.
Nul doute que nous proposerons à nos lecteurs et lectrices de recroiser cet itinéraire exemplaire pour sa dimension militante, pédagogique et surtout pour sa réflexion sur la langue… D’ici là, ne tardez pas à ouvrir ce livre !
Grégory Chambat
_
Mohand Saïd Lechani, un jaurésien dans l’Algérie coloniale
par Rosa Moussaoui
article publié dans L’Humanité, le 26 octobre 2012. Source
Figure singulière du mouvement ouvrier en Algérie, Mohand Saïd Lechani fut l’un de ces instituteurs « indigènes » animés par la passion du progrès. Réformiste, féministe, pionnier des pédagogies nouvelles, il traversa le XXe siècle avec pour seul horizon l’émancipation de tous.
Il y a cent ans, un jeune berger des montagnes de Kabylie, devenu instituteur, embrassait l’idéal socialiste. Dans cette Algérie coloniale marquée par l’exclusion sociale et politique des indigènes, la lecture des articles de Jean Jaurès dans l’Humanité provoqua chez Mohand Saïd Lechani une révolution intérieure. La découverte des idées de progrès, de liberté, de justice sociale le poussa dès lors à s’engager, à la SFIO et à la Ligue des droits de l’homme. Né en 1893 à Aït Halli, dans l’actuelle commune d’Irjen, accrochée au massif du Djurdjura, Mohand Lechani est une figure singulière du mouvement ouvrier en Algérie. Sans doute son engagement s’est-il forgé, à l’orée du XXe siècle, dans le traumatisme encore à vif de la conquête coloniale et de la féroce répression qui répondit à l’insurrection de 1871.
Enfant, il fréquenta, contre l’avis de son père, partisan de la résistance culturelle, l’une des toutes premières écoles coloniales ouvertes en vertu de la « politique kabyle ». Il fut ensuite de ceux qui inaugurèrent la section indigène de l’école normale de Bouzareah. Nommé à dix-neuf ans instituteur dans la plaine de la Mitidja dominée par les grandes fermes coloniales, il s’y lia d’amitié avec l’orientaliste et linguiste Émile Laoust, spécialiste des parlers berbères d’Afrique du Nord, qui l’initia aux thèses de Jaurès. Très tôt, Lechani se confronta aux murs érigés par la société coloniale. S’il put passer, en 1915, le certificat d’aptitude pédagogique, fermé aux Algériens non naturalisés, ce fut à condition de rester dans le corps séparé des instituteurs indigènes. En 1919, fuyant ces discriminations, il rejoignit, au Maroc, Émile Laoust, dont il suivit l’enseignement à l’École supérieure de langue arabe et de dialectes berbères de Rabat. Sans cesser de militer : d’après le linguiste Salem Chaker, Lechani participa en 1920 au Congrès de Tours comme délégué d’Afrique du Nord, aux côtés de Charles-André Julien[[Hommes et femmes de Kabylie. Dictionnaire biographique, historique et culturel, tome I, Salem Chaker (dir.), Edisud, Aix-en-Provence, 2001.]]. Les deux hommes optèrent pour l’adhésion à la IIIe Internationale, jugée plus attentive aux questions coloniales. Mais Lechani prit, peu après, ses distances avec le mouvement communiste, pour emprunter la voie réformiste.
C’est surtout sur le terrain de l’éducation qu’il mena d’abord ses combats. En 1921, il participa à la fondation de la Voix des humbles, la revue des enseignants indigènes. « Alors que la majorité des indigènes étaient analphabètes, plongés dans le plus grand dénuement, il était convaincu que leur émancipation passait par l’éducation, remarque son petit-fils, Méziane Lechani. Comme Mouloud Feraoun ou Mouloud Mammeri, c’était un homme de progrès, un homme de la synthèse entre la culture berbère ancestrale et la culture moderne introduite par l’école. » Féministe dans l’âme, Lechani plaida aussi sans relâche pour la scolarisation des petites filles. Sur bien des terrains, il fut un pionnier. Militant de l’éducation nouvelle, il expérimenta ainsi, dès le début des années 1930, à Alger, les méthodes pédagogiques novatrices mises au point par Decroly, Piaget, Freinet.
Dans la colonie, les espoirs suscités chez les progressistes par le Front populaire furent vite douchés par la pusillanimité du projet Blum-Violette, qui prévoyait de n’accorder la pleine citoyenneté qu’à une infime minorité de sujets coloniaux. Lechani, lui, défendait l’élargissement de ce projet à tout le peuple. En 1938, l’enseignant participait, avec d’autres figures libérales algéroises, à la création du journal Alger républicain. La même année, il brossait, dans le bulletin du Syndicat des instituteurs, un tableau noir de la condition indigène : « Partout règne la faim ! Partout la misère est atroce ! Cette armée de pouilleux, de loqueteux, de va-nu-pieds (…), ces femmes, ces enfants, ces vieillards malheureux, qui ont faim, ces fouilleurs de poubelles, ces habitants des bidonvilles, ne les voit-on donc pas ? »
Dès lors, dans son combat contre l’administration coloniale vichyssoise, dans son travail, dans les fonctions électives qu’il occupa après-guerre, Mohand Lechani n’eut de cesse de défendre la cause des siens. À la Libération, il fut élu conseiller général du canton de Fort-National, avant d’être désigné membre de l’Assemblée financière algérienne, puis membre de la Commission supérieure des réformes musulmanes, créée par le gouverneur Chataigneau. En 1947, il fut élu à l’assemblée de l’Union française sous l’étiquette socialiste. Tout au long de son mandat, il plaida sans relâche pour la fusion des enseignements et l’école unique pour tous, sans distinction d’origine ou de religion. Il remporta en 1949 ce long combat contre l’apartheid scolaire.
Las, sa passion réformatrice se heurta à l’intransigeance et aux impasses d’un système colonial condamné. Un an à peine après le début de l’insurrection, Lechani, révolté par la violence de la répression, démissionna de tous ses mandats. Comme 61 autres élus algériens, il répondit ainsi à l’appel du FLN. Il resta toutefois proche de socialistes acquis à la cause anticoloniale, comme Alain Savary, Charles-André Julien, Robert Verdier.
Lechani rejoignit Rabat où il participa à la mission du GPRA chargée des questions d’information et d’éducation. Il revint en Algérie en 1962, pour y rester jusqu’à sa mort, en 1985. Dans la jeune Algérie indépendante, il participa comme conseiller pédagogique à l’élaboration du programme d’alphabétisation et de formation des maîtres. Sollicité par Ben Bella pour occuper de hautes fonctions, il préféra la discrétion. Peut-être aussi sentait-il déjà se creuser l’abîme entre ses idéaux et le futur système éducatif algérien, livré à l’arabisation forcée. « L’Algérie est maintenant indépendante. La souveraineté nationale reconquise. L’appareil colonialiste détruit. Mais ce n’est pas tout de détruire. Il faut reconstruire, écrivait-il à l’été 1962 en développant sa vision d’une Algérie moderne, laïque, démocratique et multiculturelle. (…) L’enseignement sera assuré par l’État. Ce service public est si important que l’État ne peut l’abandonner aux religions ». Toujours la passion de la modernité et cet horizon de l’émancipation des siens…
Rosa Moussaoui