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Mohammed Harbi : “en finir avec le mensonge”

Entretien de Mohammed Harbi avec Nadjia Bouzeghrane, publié dans El Watan le samedi 14 mai 2005.

Comment expliquez-vous l’extrême violence de la répression pendant plusieurs jours consécutifs des manifestations du 8 mai 1945 ?

Dans « Les Damnés de la terre », Frantz Fanon constate que « le langage du colon quand il parle du colonisé est un langage zoologique ». Cette assimilation de l’homme à l’animal, assimilation caractéristique des situations de domination, qu’elle soit coloniale ou de classe, met la force brutale au centre des rapports humains, tout particulièrement dans les périodes de crise. L’utilisation de la force d’une manière ostentatoire, en mai 1945, trouve sa source dans le refus des Algériens de se soumettre. « Ce serait mal connaître cette race pétrie de fierté et d’indépendance que de s’imaginer qu’elle a irrémédiablement courbé le front sous le joug que nous lui imposons… » écrit, en 1900, Casteran, dans son ouvrage « L’Algérie française ». Quel remède alors ? L’égalité ? Sûrement pas. « Des aptitudes guerrières, poursuit Casteran, un goût de l’indépendance qui font partie de l’essence même de la race peuvent justifier des mesures rigoureuses et durables. » Ce sera ainsi jusqu’en juillet 1962, date à laquelle l’indépendance met fin à la violence de la haine et du mépris.

Pourquoi les nationalistes ont-ils choisi précisément la date du 8 mai 1945, jour de la victoire des alliés contre le nazisme ? Quel était leur objectif ?

Les nationalistes avaient déjà manifesté le 1er mai. Il s’agissait pour les Amis du manifeste et des libertés (AML), et principalement pour le Parti du peuple algérien (PPA), locomotive de l’alliance nationaliste, de montrer aux Américains, qui doutaient de leur influence politique sur le mouvement national et dans la classe ouvrière, leur force. C’est une des raisons pour lesquelles le cortège nationaliste, qui comprenait une pléiade de futurs ministres marocains (Abdelkrim Khatabi, Abdelkebir Al Fassi, Boucetta, Belabbès, Diouri) et tunisiens (Ahmed Mestiri, Driss Guiga), ne s’est pas fondu dans le cortège avec les communistes. La manifestation du 8 mai 1945 avait, quant à elle, une autre signification, dont on retrouve la substance dans un tract des AML. Sa diffusion a été interdite par le préfet d’Alger. Pour le comité central des AML, il s’agissait de démontrer que le peuple algérien avait participé à « la victoire des démocrates sur le fascisme, l’hitlérisme, le colonialisme et l’impérialisme », et d’appeler à « l’amnistie générale de tous les détenus et internés politiques musulmans ». A ces mots d’ordre jugés modérés, le PPA voulait alerter l’opinion internationale sur le cas algérien et accélérer le processus de libération, en a préféré d’autres, l’indépendance de l’Algérie et la libération de Messali, consacré au congrès de mars 1945 par ses militants et malgré les nationalistes modérés « chef incontestable du mouvement national ». L’échec de cette stratégie ajoutera au drame et débouchera sur l’implosion des AML.


Pourquoi les manifestations ne se sont-elles concentrées pratiquement que dans le Constantinois ?

Après les incidents du 1er mai, qui ont fait des morts et des blessés à Oran et à Alger, les nationalistes du PPA se sont abstenus de demander aux Algérois et aux Oranais de défiler à nouveau le 8 mai. La mobilisation ne touchait que les autres centres du pays. Si cette mobilisation a acquis plus de visibilité dans le Constantinois, cela tient à plusieurs raisons : le rôle joué avec Bendjelloul, Abbas, Ben Badis et Lamine Debaghine dans l’histoire du mouvement national, l’émergence de la ville de Sétif, où réside Abbas, comme capitale du nationalisme. Il y a une troisième raison, et ce n’est pas la moindre, le clan qui, au gouvernement général, cherchait à briser l’essor du nationalisme, a trouvé dans le Constantinois, avec le préfet Lestrade Carbonnel et le sous-préfet André Achiary, les relais nécessaires à ses projets.


Quel rôle les différents mouvements nationalistes ont-ils joué dans ces manifestations populaires ?

Rappelons que, comme en 1870 et en 1914, les Algériens ont tenté de mettre à profit la conjoncture internationale pour se donner un Etat. Les uns, avec Abbas, voulaient un Etat autonome associé à la France. Les autres, avec Messali, un Etat indépendant orienté vers l’alliance avec les pays du Maghreb et du monde arabe, où venait de se créer une ligue des Etats. A cette divergence entre nationalistes sur les buts s’ajoute une divergence sur les moyens. Au PPA, les partisans d’une insurrection sont en nombre. En octobre 1940, une dizaine d’étudiants, dont Chawki Mostefaï et Mouloud Mammeri, s’étaient rapprochés sur cette base de ce parti. A cette période, selon le docteur Mostefaï, qui rejoindra le PPA et deviendra un de ses dirigeants, le docteur Lamine Debaghine estimait qu’« une insurrection qui échoue fait plus de mal que de bien ». Mais, en avril 1945, selon un témoignage que m’a donné Omar Oussedik, il l’estimait possible. Debaghine n’a pas, de son vivant, démenti ce témoignage, confirmé, par ailleurs, par Djanina Messali Benkalfat. Le projet Debaghine a, de toute évidence, avorté avant d’être mis à exécution. Il est toutefois établi que le 8 mai 1945, le PPA voulait une manifestation pacifique avec un emblème qui deviendra plus tard le drapeau de l’Algérie. Il est également établi qu’une directive prescrivait aux manifestants de défiler sans armes et prouvé que cette directive n’a pas été unanimement respectée. Mais tout porte à croire que les organisateurs de la manifestation étaient dans l’incapacité de contrôler les réactions de la foule, même si les émeutes ont commencé à partir du moment où les autorités coloniales ont voulu, à Sétif, arracher le drapeau des mains de Bouzid Saâl. Ont ressurgi dès lors chez les ruraux les mots d’ordre qui ont caractérisé la résistance en 1830 ; « le djihad », la lutte contre les « infidèles », etc.


Comment est perçu le 8 mai 1945 dans la mémoire collective des Algériens ?

L’événement a pris une place centrale dans les rapports entre Algériens et Européens. Il a acquis progressivement une vertu pédagogique grâce aux nationalistes qui en ont fait une arme en vue de la construction d’un nouvel espace politique et d’une nationalité algérienne.


Comment expliquez-vous que, pendant de longues années, les manifestations du 8 mai 1945 et la répression qui s’en est suivie ont été entourées d’un profond silence en France ?

Il faut lire les travaux de Suzanne Citron sur « Le mythe national. L’histoire de France en question » pour mieux comprendre les trous de mémoire des Français. L’occultation de pans entiers de l’histoire de la colonisation pose le problème des rapports que les Français entretiennent avec « le passé construit sur un imaginaire historique falsifié ».


Le fait colonial est aujourd’hui au centre d’une « guerre des mémoires » en France. Pourquoi ces mémoires sont-elles, quarante ans après la fin de la guerre de libération de l’Algérie, aussi conflictuelles ? Qu’est-ce qui justifie cette effervescence ?

Cette effervescence est en rapport avec la conjoncture historique. Octobre 1988 a été, à bien des égards, par ses aspects positifs, la reconnaissance du pluralisme politique, comme par ses aspects négatifs, la brutalité de la répression et l’usage massif de la torture, le point de départ d’une remise en cause des mythes lénifiants sur lesquels se reposait la société algérienne. Des pans entiers du refoulé historique ont refait surface en Algérie comme en France. Je n’aborderai que l’usage qui en a été fait en France. D’un côté, le journalisme d’investigation (« Le Monde », « L’Humanité » et d’autres encore) s’est penché sur la guerre d’Algérie pour mettre en cause le passé colonial de la France. D’autre part, un lobby pied-noir, je ne dis pas la communauté pied-noire, parce que sa mémoire ne se réduit pas à celle d’un lobby lié aux activistes, s’en est saisi pour réactiver un schéma ancien qui fait de cette guerre, non pas une bataille d’arrière-garde du colonialisme, mais un combat contre le prétendu totalitarisme du FLN. Si l’on adopte cette réponse, les anticolonialistes français qui ont soutenu la révolution algérienne devenaient des ennemis de la France et le général de Gaulle un symbole de l’abandon. Il faut admettre qu’il y a aujourd’hui dans bien des milieux, y compris à gauche, une perte de repères. On a de plus en plus tendance à confondre dans l’approche de la question algérienne le niveau moral, le niveau politique et le niveau historique. L’aboutissement de cette confusion, c’est que le statut de victime du peuple algérien se retrouve, si on ne réagit pas, en position ambiguë. Décidemment, la bonne conscience française se porte bien malgré les « blessures narcissiques » que les travaux pionniers d’un Vidal Naquet et de bien d’autres historiens lui ont occasionnées. Les efforts à fournir pour un jour en finir avec le mensonge colonial sont immenses. Comment repenser cette histoire et œuvrer à un nouvel imaginaire pour en finir avec les légendes pieuses transmises par l’école sur la colonisation ? C’est là un enjeu politique qui soulève une question d’importance, la révision de l’image d’une France, mère de la pureté.


La recherche historique sur le contexte sociopolitique dans lequel ces événements sont intervenus, leur répercussion sur le 1er novembre 1954, s’est-elle approfondie ? De nouveaux faits sont-ils apparus ?

Des données nouvelles, on en récolte tout le temps. Ceux qu’intéresse l’histoire sociale trouveront bien des éléments nouveaux sur l’insoumission lors du rappel des classes en 1943, sur les symptômes de mécontentement chez les tirailleurs algériens. Ceux qui se focalisent sur l’histoire politique ont à leur disposition des archives qui permettent de mieux cerner l’histoire des AML, du PPA et les itinéraires des militants qui les animent. Le docteur Chawki Mostefaï a donné en 2003 une conférence au siège de l’association culturelle et historique du 11 Décembre. C’est un témoignage de première main sur les orientations du PPA au cours de la Seconde Guerre mondiale. Je m’abstiendrai de vous donner une bibliographie que seuls des professionnels peuvent utiliser d’une manière fructueuse. Je signalerai toutefois la découverte d’un manuscrit important. En triant les archives de son père, Pierre Amrouche a trouvé un document inédit, une enquête menée à Guelma par Mahmoud Regui juste après les événements dont ses deux frères Mohamed et Hafid et sa sœur Zohra ont été victimes. La publication de ce document est programmée pour 2006. Les faits qui y sont relatés concordent avec ce qu’on peut trouver dans les archives françaises. Le récit est précédé d’une monographie très éclairante sur les rapports entre Algériens et Européens.


La déclaration de l’ambassadeur de France sur le caractère inexcusable des massacres du 8 mai 1945 vous semble-t-elle augurer d’une véritable reconnaissance des méfaits de la colonisation ?

Je l’ai personnellement interprétée comme une avancée, certes timide, vers la réinterprétation du passé colonial. Comme Algérien, je sais la difficulté qu’il y a à repenser une histoire chez nous. Les résistances politiques que cela suscite. Mais dans la mesure où des officiels français invitent d’autres pays à réviser leur histoire, ils devraient donner l’exemple et se départir d’un rapport schizophrénique à la leur. L’article IV de la loi du 23 février 2005 adoptée par la représentation nationale n’est pas un pas dans la bonne direction. Fort heureusement, cette loi a suscité une levée de boucliers chez les historiens. Ecoutons Jacques Le Goff qui écrivait en 1990 en préface à un ouvrage « A l’Est la mémoire retrouvée » : « Si nous nous penchons sur notre mémoire collective à nous, peuples et nations d’Occident, nous y voyons aussi beaucoup de mensonges, de silence, de blancs. Les Français, sans être les pires, n’ont pas encore mis au propre, pour ne parler que du passé récent, leur mémoire de la colonisation, de la guerre et de l’occupation, de la guerre d’Algérie. »

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