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Mireille Delmas-Marty : “résister d’abord à la barbarie”

L'armée française au Mali. De quel droit ?
Le Monde des Livres a posé la question à Mireille Delmas-Marty, auteur de Résister, responsabiliser, anticiper, ou comment humaniser la mondialisation, qui vient de paraître au Seuil. L'intervention de la France au Mali nourrit la réflexion de la juriste sur les processus d'humanisation que peut porter le droit.

Mireille Delmas Marty « Résister d’abord à la barbarie »

[Le Monde des Livres, le 25 janvier 2013]

Eminente juriste et théoricienne avant tout, professeur au Collège de France, Mireille Delmas-Marty livre avec son nouvel et bref ouvrage, Résister, responsabiliser, anticiper, le fil d’Ariane de son oeuvre prolixe centrée sur l’internationalisation du droit. Dans les quatre volumes des Forces imaginantes du droit – qui viennent d’être réédités en coffret, Seuil, « La couleur des idées », 99 € –, elle avait transformé la mondialisation en terrain d’études pour concevoir un « universalisme pluraliste », ou comment relativiser le relativisme sans renoncer à nos différences. Cette fois, elle s’interroge sur ce que peut le droit face aux effets délétères de la mondialisation, face à l’aggravation des exclusions sociales, à la multiplication des menaces sur l’environnement, à la persistance des crimes internationaux les plus graves ou encore au risque d’asservissement créé par les nouvelles technologies. L’intervention de la France au Mali nourrit sa réflexion sur les processus d’humanisation que peut porter le droit.

  • De quel droit la France au Mali ?

Au nom des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur le Mali. La 2085 du 20 décembre 2012 souligne l’urgence à intervenir : la menace est « grave » et « le temps presse ».

  • Mais la résolution 2085 parle d’une « force africaine »…

Certes, mais elle précise que la communauté internationale doit « apporter son concours », la formule visant aussi les Etats membres. De plus, la résolution fait référence à la Cour pénale internationale saisie par le Mali en juillet 2012. Avant d’ouvrir une enquête officielle, la CPI fait un « examen préliminaire » de la situation. Pour le Mali, elle décrit des comportements, tels que meurtres, viols, tortures, destructions de biens culturels, pillages, recrutement d’enfants soldats, constituant des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. C’est à l’issue de cet examen que la CPI a décidé, le 16 janvier, d’ouvrir une enquête. Ces examens préliminaires, rendus publics sous la pression de la Fédération internationale des droits de l’homme, sont devenus une partie importante du dispositif. On réduit souvent la CPI à ses condamnations mais, en amont des procès, un travail souterrain considérable est mené sur presque tous les continents, par exemple en Corée, en Géorgie, en Colombie.

  • Ne retrouve-t-on pas vos trois séquences : résister, responsabiliser, anticiper ?

Oui. D’abord résister à la barbarie et responsabiliser les titulaires de pouvoir : quand la paix mondiale est gravement menacée, les Etats doivent effectivement « apporter leur concours » et les auteurs des actes de barbarie doivent être poursuivis et jugés. La séquence la plus problématique, c’est l’anticipation. Pour que la paix soit durable, il faut préparer l’après-guerre et c’est tout l’équilibre de la région qui est à repenser.

  • Responsabilisation des acteurs internationaux au Mali, mais blocage en Syrie…

Il faut garder à l’esprit que le droit international, malgré ses avancées, est fortement marqué par les relations de pouvoir, ne serait-ce que parce que les juridictions internationales n’ont pas de police à leur disposition. Egalement en raison du droit de veto des grandes puissances. C’est ainsi que, pour la Syrie, la Russie s’oppose à la saisine de la CPI, mais il ne faut pas exclure une évolution, car il s’agit d’un domaine hautement imprévisible. On l’a vu pour la Libye. Qui aurait imaginé, quelques mois avant les événements dits des « printemps arabes », que le Conseil de sécurité saisirait la CPI au sujet d’un personnage aussi puissant à l’époque que Kadhafi, sans provoquer l’opposition de membres permanents, comme la Chine, la Russie ou les Etats-Unis, qui n’ont pas ratifié le Statut de la CPI ? Les Etats-Unis avaient même négocié des accords bilatéraux pour tenter d’empêcher la création de la Cour (qui sera malgré tout mise en place en 2002).

  • Dans votre livre, vous parlez, tout de même, d’un certain retour du souverainisme.

On peut distinguer plusieurs phases. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre, au sens le plus fort du terme, l’universalisme des droits de l’homme. Façon indirecte, pour reprendre une formule attribuée à René Cassin, de « désacraliser » l’Etat. Peu après, la guerre froide entraîne un gel de l’universalisme et le maintien d’une souveraineté quasi absolue des Etats, en dépit de la montée en puissance des juridictions régionales, notamment en Europe. Troisième phase, la fin de la guerre froide, à partir de 1989, marque une ouverture à l’échelle européenne mais aussi globale, notamment avec la création de l’Organisation mondiale du commerce, en 1994. Certes la mondialisation du droit est sélective et fragmentée. Les frontières s’ouvrent aux capitaux et aux marchandises et restent fermées aux migrations. Jusqu’au 11 septembre 2001, on peut néanmoins voir une convergence entre globalisation économique et financière et universalisme des droits de l’homme, pour mettre en place un dispositif de mondialisation du droit au confluent du marché et des droits de l’homme. En revanche, les attentats du 11-Septembre semblent entraîner un repli souverainiste, au nom de la défense de la sécurité nationale. Un repli seulement apparent, car en pratique les attentats de 2001 sont révélateurs de l’apparition de ce terrorisme global, que l’on retrouve aujourd’hui au Sahel, et qui brouille la distinction, essentielle en droit international, entre crime et guerre. Le mouvement est plus chaotique que linéaire.

  • En droit international, le mouvement n’est pas linéaire, cette réflexion est au cœur de votre pensée.

Oui, j’essaie de travailler sur la complexité des processus d’internationalisation du droit, y compris les problèmes de vitesse. Par exemple, les dysfonctionnements créés quand deux ensembles de normes, comme le droit du commerce et celui des droits de l’homme, ou des droits sociaux, s’internationalisent à des vitesses différentes. La raison de cette complexité est qu’il n’y a pas de système de droit cohérent et stable au niveau mondial. A défaut de créer un Etat mondial – au risque de favoriser l’hégémonie d’une superpuissance -, il faut donc tenter une sorte de mise en harmonie, que je nomme « pluralisme ordonné » et qui suppose un droit suffisamment souple et évolutif pour ne pas éradiquer les différences, mais suffisamment cohérent et stable pour assurer une harmonie d’ensemble.

  • Pourquoi croyez-vous qu’il y a, au fond, un chemin possible vers la cohérence ? N’est-ce pas une utopie ?

Je poserais la question à l’envers : je ne vois pas comment une société peut vivre sans un horizon, sans une utopie. Je suis très proche de la pensée de Ricoeur : une société peut fonctionner sans idéologie, mais pas sans utopie, « car ce serait une société sans dessein ». Quand la ligne d’horizon est brouillée, l’utopie joue un rôle dynamique, pour élargir le champ des possibles, mobiliser les énergies, mettre en mouvement l’imagination et la volonté humaine. J’ai utilisé parfois la métaphore des nuages ordonnés, pour décrire ces ensembles juridiques en formation. Cette métaphore symbolise l’instabilité, mais suggère aussi le souffle, l’esprit, qui doit animer les mouvements du droit. Entre l’esprit de compétition, l’esprit de solidarité, l’esprit de conservation et l’esprit pionnier, le choix reste ouvert.

Julie Clarini

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