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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Mères d’élèves voilées : le Conseil d’État fait le point mais ne tranche pas

Le 20 septembre dernier, le Défenseur des droits a saisi le Conseil d'État d'une demande de clarification concernant la réglementation relative au port du voile par les mères d'élèves. Dans son étude remise aujourd'hui, 23 décembre 2013, le Conseil d'État ne tranche pas : il rappelle que les mères portant un foulard doivent pouvoir accompagner les sorties scolaires... sauf si le «bon fonctionnement» du service public est perturbé. Voir l'étude du Conseil d'Etat. Interrogé sur cette situation, le sociologue Jean Baubérot invite la gauche à «être courageuse».


Mères voilées lors des sorties scolaires : le Conseil d’Etat ne tranche pas

[Le Monde.fr avec AFP, le 23 décembre 2013, mise à jour à 20h21]


Les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, par principe, à la neutralité religieuse, a estimé le Conseil d’Etat lundi 23 décembre.
Les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, par principe, à la neutralité religieuse, a estimé le Conseil d’Etat lundi 23 décembre. La plus haute juridiction administrative a tout de même rappelé que « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».

Interrogé par le défenseur des droits sur plusieurs questions relatives à la laïcité et au service public, notamment l’accompagnement de sorties scolaires par des mères voilées, le Conseil d’Etat n’a fait aucune mention explicite, dans son étude, de la circulaire Chatel. Ce texte de l’ancien ministre de l’éducation Luc Chatel, datant de 2012, demande que les mères d’élèves accompagnant les sorties scolaires ne portent pas de signes religieux ostentatoires. Dans les faits, elle continue de s’appliquer, rappelle le ministère de l’éducation.

Dans sa saisine, le défenseur constatait que, « sur le terrain », les « dispositions prises [variaient] d’un établissement à l’autre ». Dominique Baudis évoquait des « zones d’ombre » dans les textes et souhaitait « pouvoir être en mesure d’apporter des réponses étayées » aux personnes qui l’avaient interrogé. « La présente étude, purement descriptive, n’a […] pour objet ni de dresser un panorama de la laïcité ni de proposer des évolutions, quelles qu’elles soient, mais de dresser un constat du droit en vigueur », rapelle le Conseil d’Etat dans son étude.

APPEL À UNE « OFFENSIVE LAÏQUE »

Réagissant à la publication de cette étude, le ministère de l’éducation s’est empressé d’affirmer que la circulaire Chatel « rest[ait] valable ». Le ministère réaffirme que « le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé » et estime, dans un communiqué, que cette circulaire datant de mars 2012 « est mise en œuvre sur le terrain avec intelligence, en privilégiant toujours la voie du dialogue ».

L’ancien ministre de l’éducation nationale Luc Chatel a lui-même réagi à cette décision, estimant qu’« il ne [pouvait] y avoir de laïcité à géométrie variable, de laïcité à la carte » et qu’« il [fallait] renforcer la loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires à l’école ». L’avis du Conseil d’Etat « souligne le flou et l’ambiguïté de la législation actuelle », a ajouté l’actuel vice-président délégué de l’UMP, qui a appelé « les républicains de tout bord [à] s’unir pour défendre la laïcité et la neutralité du service public ».

La présidente du Front national, Marine Le Pen, a pour sa part invité le gouvernement à « ne pas suivre cet avis » et à proposer une loi « interdisant de façon définitive ces signes religieux ostensibles chez les accompagnants ».

L’avis du Conseil d’Etat « confirme l’affaiblissement considérable du principe de laïcité dans notre pays », a condamné Marine Le Pen dans un communiqué. « Devant la progression inquiétante du communautarisme et des revendications politico-religieuses […], seule une offensive laïque majeure face à tous les obscurantismes permettra de stabiliser nos principes essentiels », selon elle.

L’AFFAIRE BABY LOUP

L’avis du Conseil d’Etat n’est pas sans rappeler l’affaire Baby Loup, lorsque Fatima Afif est licenciée en décembre 2008 pour « faute grave » en raison de son souhait de porter le voile sur son lieu de travail. En France, l’affaire est devenue emblématique des rapports entre islam et laïcité. A la suite de nombreux rebondissements judiciaires, Dominique Baudis avait demandé que soit clarifiée la frontière entre « missions de service public et missions d’intérêt général », qui n’imposent pas les mêmes règles aux intervenants.

Jean Baubérot : « La gauche doit être courageuse ! »

[Le Nouvel Observateur, le 23 décembre 2013 à 21h35]

Explication de texte par l’historien et sociologue de la laïcité Jean Baubérot.

  • Que change l’avis du Conseil d’Etat ?

Dorénavant, les enseignants et directeurs d’école devront prendre leurs responsabilités car le Conseil d’Etat rappelle que rien n’interdit formellement aux femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires. Il leur laisse cependant une totale liberté, puisqu’ils peuvent toujours choisir de l’interdire. Implicitement, il s’agit d’une relative ouverture par rapport à la circulaire Chatel, même si les problèmes continueront à se régler au cas par cas.

  • Ce qui était déjà le cas avec la circulaire Chatel ?

Oui, car elle n’est pas contraignante. Dans certains établissements, si on interdit les sorties scolaires aux femmes voilées, elles ne peuvent avoir lieu faute d’accompagnateurs disponibles. On le permet donc, car c’est ça ou rien. Mais il y a également des établissements plus tolérants qui ont ouvertement choisi de ne pas l’interdire. Et dans ces deux cas, jamais un incident n’a été déploré. Ce qui montre que se focaliser sur la question du vêtement n’a pas de sens.

  • C’est-à-dire ?

Dans notre société de consommation, c’est l’apparence qui compte. Or la laïcité est une question de comportement, pas d’apparence. Bien sûr, s’il y avait eu des problèmes de prosélytisme de la part de ces femmes, cela aurait mérité que l’on se penche sur la question. Mais ça n’est pas le cas ! Dans le cadre de la loi de 1905 [instituant la séparation de l’église et de l’Etat, NDLR] on a d’ailleurs refusé de légiférer sur le vêtement, qui est laissé à la libre appréciation de chacun. La circulaire Chatel tourne donc le dos à la loi de 1905, en plus de créer un fort ressentiment.

  • Quel ressentiment ?

L’exclusion, tout simplement. Il faut savoir ce que l’on veut. Souhaite-t-on vraiment désocialiser les musulmanes en multipliant les restrictions à leur encontre ? Si, au prétexte qu’elles portent un voile, on continue à exclure ces femmes des sorties scolaires et du marché du travail, elles ne pourront plus travailler que dans des associations ou établissements scolaires musulmans.

  • A l’inverse, certains expliquent que défendre la laïcité à l’école empêche la montée des communautarismes…

Le danger communautariste, on le crée en désocialisant et en discriminant certaines personnes. En ne respectant pas leur liberté de croyance. On les oblige à se replier sur leur communauté, et les intégristes peuvent ainsi prêcher auprès de gens qui se sentent discriminés. La démocratie doit isoler les extrémistes, pas leur ouvrir un boulevard.

  • La présence de femmes voilées dans les sorties scolaires ne risquerait-elle pas d’influer sur la perception des femmes chez les enfants ?

L’argument de la défense des enfants ne tient pas. Dans leur vie de tous les jours, ils sont confrontés au foulard comme à la mini-jupe, sans qu’aucun des deux ne les trouble. Le rôle de l’Education nationale est d’apprendre aux enfants à vivre dans la société telle qu’elle est. Ce « cachez ce foulard que je ne saurais voir » est ridicule, et la gauche au pouvoir aurait dû prendre sa responsabilité en rompant avec la politique sarkozyste.

  • On sait l’opinion particulièrement sensible sur le sujet…

La gauche est déjà impopulaire, qu’elle soit au moins courageuse ! C’est vrai que les gens sont un peu islamophobes. Dans les enquêtes, 75% des sondés pensent que l’Islam représente un danger pour la démocratie. Mais quand on regarde dans le détail, on constate que les principales préoccupations restent la retraite, les salaires ou le chômage. La lutte contre l’intégrisme n’arrive que bien après. Il ne faut donc pas surestimer l’importance de la question, en donnant une portée démesurée à des problèmes qui n’en sont pas. Même si c’est toujours pratique d’avoir un bouc-émissaire. Car si on décrétait un moratoire sur l’Islam, il faudrait alors s’occuper des vrais problèmes !

Propos recueillis le 23 décembre par Mathieu Cantorné

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