Éric Zemmour à Béziers: du lourd, du rogue et de l’archaïque
Zemmour est arrivé sans se presser, dans un TGV bien français, qui « accuse » – dixit la SNCF – 19 minutes de retard. Le journaliste de Mediapart n’étant pas du genre à filer un confrère, il présume qu’Éric Zemmour a pris le même train que lui en provenance de Paris. À moins que l’auguste voyageur n’ait emprunté un avion à réaction, ce qui vous pose un homme. Toujours est-il qu’il met le pied à l’hôtel de ville de Béziers sur le coup de 17 heures et murmure : « Comme c’est beau. »
Malgré la chemise rose arborée ce jeudi 16 octobre de l’an de disgrâce 2014, sa remarque ne concerne pas la plaque en l’honneur d’un enfant du pays : Jean Moulin, qui a toujours droit de cité, nonobstant un désir de révolution nationale ici attisé avec soin.
M. Zemmour, invité par le maire du cru, l’intransigeant Robert Ménard – d’extrême droite devenu –, est un libérateur. Il a constitué, avec quelques esprits indomptables, un conseil national de la résistance. Contre la décadence, l’islam, les hommes dévirilisés, les femmes trop libres, les enfants qui charrient, les étrangers qui pullulent, la morale qui fout le camp, bref : Le Suicide français (Éd. Albin Michel).
M. Zemmour s’avère fort peu clandestin. Plutôt que de se cacher à Caluire, il se produit à Béziers. Très doué pour le syncrétisme, il est à la fois Jean Moulin et Philippe Henriot. Un réconciliateur, somme toute. Aux manières chirurgicales, toutefois : il s’agit de débrider la plaie. Nous devons expier aujourd’hui pour ne pas expirer demain. M. Zemmour hait les mensonges qui nous ont fait tant de mal et stigmatise le vent mauvais. Voilà quel bon vent l’amène à Béziers, qui « libère la parole ». Les méchants vont enfin trembler et les obligeants reprendre confiance, grâce à ce cycle de conférences organisé par l’autorité municipale, qui claironne en son magazine : « On y trouvera tous ceux dont le discours dérange le système dominant. » Philippe de Villiers sera donc le deuxième invité.
Étrange ville à l’inconscient remonté comme une pendule : on doit y faire couler le sang, certes sous forme de don, ce 17 octobre : pour le 53e anniversaire des ratonnades mortelles supervisées à Paris par Maurice Papon, préfet de police, au plus fort de la guerre d’Algérie.
Au palais des congrès de Béziers, André Troise, capitaine de l’armée française ayant rallié l’OAS, condamné à mort par un tribunal d’exception et ayant passé cinq ans dans la clandestinité – « dont quatre ans à Béziers, je peux vous le dire maintenant » –, André Troise est venu. Aux élections, il se présente afin de barrer la route au FN. Pas pour des raisons politiques : il déteste le clan Jamet. Se considérant comme on ne peut plus de droite, il a rédigé un petit tract intitulé : « Éric Zemmour avec les nationaux patriotes du Biterrois. »
Quand il a vu les protestations « des gauchos, des socialistes, enfin des racailles », c’est plus fort que lui, il a pondu son texte : « Enfin un journaliste courageux, honnête et responsable. Éric Zemmour, avec sa fine plume et ses profondes analyses éthiques, participe fortement à réveiller les consciences dociles et endormies et à conforter la voie de la résurrection de notre État-nation. »
Point de détail : “l’opération Résurrection”, rappelons-le en passant, visait à imposer une junte militaire en France, via la Corse, à la faveur des troubles algériens de mai 1958. Il y a quelque chose de reptilien dans la mémoire politique de ceux qui ne se sont jamais remis des affranchissements de la Révolution française, ni de la décolonisation…
L’ambiance tient d’un bal masqué d’anciens combattants peint par James Ensor. Il y a là quelque chose de lourd, de rogue et d’archaïque. « Ma collègue et moi, nous n’avons jamais connu pareil public, agressif même quand il demande un renseignement », confie une employée du lieu. La salle compte 500 places assises. Aucune n’est plus libre dès 19 h 30. Gilbert Collard, au premier rang, se fait photographier bras dessus bras dessous avec qui le lui demande. On approche du millier de participants, avec environ 500 personnes debout.
Le maire Ménard, flanqué de l’essayiste Zemmour, entre en scène et introduit son sujet : « Peut-on dire ce que l’on pense en France, de l’immigration par exemple ? C’est à l’appréciation de mesdames et messieurs les juges. » Il se lamente sur les 10 % de journalistes de droite (sans citer ses sources, sans doute pour les protéger) qui participent de « l’équilibre entre mondialisme et mondialisme », d’où l’impérieuse nécessité, selon lui, de « créer des zones de liberté temporaires ou durables ». Se tournant vers son ancien confrère – tous deux sont pieds-noirs, sera-t-il précisé –, il lui passe le relais : « C’est ta première rencontre avec ton public. Cette nombreuse présence prouve que tu es chez toi. »
M. Zemmour se veut « maniaque qui travaille, lit, écrit », dans le seul but de nous faire comprendre ce qui n’a pas échappé à son esprit analytique : la France a tant changé, par rapport à celle de son enfance, que c’en est inquiétant. Et ce qu’a fini par découvrir, après trois années de recherche, le publiciste, dépasse l’entendement : « On ne nous a pas changé nos cerveaux, mais on nous a reprogrammés, pour façonner un nouvel état d’esprit public à travers les films ou les chansons. On nous a appris à penser autrement. »
M. Zemmour est parvenu à éviter la contamination et souhaite de tout son cœur nous offrir ses lumières. Il part de la mort du général de Gaulle : « Je remonte ensuite le temps : 1971, 1972, 1973, etc. » Il remonte donc le temps à l’envers puisqu’il en suit le cours. Que découvre-t-il ? De nouvelles chaînes de télévision, SOS Racisme, quelques grands patrons prédateurs et une poignée de comiques ont imposé un nouveau discours, une nouvelle morale, une nouvelle oligarchie à même de surveiller les esprits jugés trop machistes ou homophobes, histoire de sanctionner leurs dérapages (par ce dernier terme, il faut entendre les tentatives de réfléchir librement).
« On a demandé aux hommes d’être des femmes comme les autres »
Le peuple hagard ne reconnaît plus son pays, outragé de fond en comble : sa population remplacée, son cadre de vie meurtri, ses idées acceptables martyrisées. Le sel de la patrie subit les ravages des trois D : déconstruction, dérision, destruction. « Rien n’est plus naturel, tout devient social. » On ne sait plus par quel bout prendre le sexe, avec la théorie du genre. Mais les gens, heureusement, se réveillent, refusant la disparition de valeurs qui nous tenaient chaud depuis mille ans : « C’est pour ça que vous êtes si nombreux. »
M. Zemmour a l’impression de vivre comme en URSS dans les années 1970. Tout se déglingue. Moscou réclamait hier davantage de communisme à la population pour s’en sortir. Paris décrète aujourd’hui davantage d’immoralisme en vue d’aboutir à un “vivre ensemble” plus illusoire que jamais. Prenant son courage à deux mains, M. Zemmour a décidé de déconstruire les déconstructeurs. Il souhaite nous faire prendre conscience de la guerre culturelle, idéologique, politique qui nous est faite. On nous traitera de passéistes ? Oui, nous aimons la France d’avant, trouverons-nous la force de répondre.
Le mal insidieux qui nous sape, M. Zemmour en a décelé la source : Hélène et les garçons. C’est une série télévisée qui lui avait échappé pour des raisons générationnelles. Mais il s’y est plongé : tout est là, c’est-à-dire un féminisme revendicatif atroce, hérité de Simone de Beauvoir. Les femmes veulent devenir des hommes comme les autres, jusqu’à faire l’amour sans forcément avoir de sentiments. L’analyste s’emballe : « Regardez un seul épisode d’Hélène et les garçons, y a que des filles. En 20 ans, on a basculé dans un autre monde où les garçons sont devenus des filles. On a demandé aux hommes d’être des femmes comme les autres : ne plus devenir père – ces monstres innommables de la société contemporaine –, mais une deuxième mère. »
S’envolant plus haut encore, M. Zemmour en arrive à Coluche. Le tort de cet empoisonneur est grand, puisqu’il avait du génie – l’orateur, à Béziers, parmi les tuiles romaines, ose deux mots de latin : vis comica. Coluche a dépassé le simple cadre d’une génération dégénérée, pour imposer la si funeste idéologie soixante-huitarde à tous les esprits du pays. 60 millions de Français sont aujourd’hui persuadés que les pères ne sont tous que des sales cons qui picolent, les Français des franchouillards et les flics des salopards. Coluche en est donc la cause : « Je le compare avec un peu de lyrisme à Moïse, qui amène à la Terre promise mais n’y entre pas. Coluche est mort en 1986, quand prospèrent les Restos du cœur. »
Suivent alors de splendides philippiques contre les « maîtres à dépenser », ces chanteurs et acteurs qui viennent dispenser leurs leçons de morale à la télévision (la salle hue à tout rompre). Il est soudain question de Fernand Braudel et de la Rome antique. Mais déjà reviennent Coluche et son mariage parodique avec Le Luron, qui annonçait les plus affligeantes calamités morales de notre basse époque.
On bifurque vers l’abomination de la désolation : Daniel Balavoine, « militant d’extrême gauche fasciné par la bande à Baader », qui osa chanter, dans Mon fils, ma bataille, qu’on ne lui enlèverait pas le fruit de ses entrailles, ce qui signale donc la féminisation absolue de l’homme dans l’Hexagone. Pire, dans une chanson adressée à une Marocaine, ledit Balavoine assure à sa bien-aimée de la mauvaise rive de la Méditerranée qu’elle peut venir sans aucun problème. Conclusion édifiante de M. Zemmour : « On interdit alors à la France de choisir qui elle veut recevoir. »
Pour finir, le Phare, qui s’avoue parfois emporté par sa volonté de démonstration, assure qu’il ne fait que livrer un diagnostic en plongeant dans l’âme abîmée de la France : « Les solutions, les Français les trouveront et les imposeront. »
Dans le public, un être vindicatif hurle sa déception : « On a parlé de l’identité de Béziers ? On a parlé de l’identité de Béziers ? » Un pharmacien s’époumone à propos des pharmaciens. La femme qui a protesté, du fond de la salle, sous les cris de « féministe ! Conne ! Ta gueule ! », n’est plus de la partie.
À la sortie, tandis que s’allonge la file de ceux qui firent l’acquisition du livre et qui souhaitent se le faire dédicacer, ce dialogue entendu entre une femme et un homme :
– Moi, j’irai l’acheter à Auchan.
– Il paraît qu’ils foutent deux euros de moins.