Au printemps de l’année 1962, pour des centaines de milliers d’hommes, un choix a été tracé sans équivoque : ou la perte de la nationalité dans laquelle ils sont nés ou la résignation à la condition de personne déplacée. Pour ceux qui ont prétendu rester fidèles à la terre de leur enfance, fidèles aux maisons de leurs pères et fidèles en même temps à leur titre de citoyenneté, on n’a pas lésiné sur les moyens de briser leur volonté. Ainsi des baïonnettes françaises ont-elles été utilisées pour imposer une domination étrangère à des citoyens français vivant sur une terre constitutionnellement française. Ainsi la force française a-t-elle été employée à écraser une résistance française. Pour avoir voulu rester membres de la communauté nationale, des hommes sont devenus des réprouvés à l’intérieur de cette même communauté.
Hier insurgés dont nul geste de pitié n’a tenté d’atténuer le désespoir ; aujourd’hui vagabonds encombrants et suspects devant qui l’on dissimule mal l’envie que l’on a de les voir aller mourir ailleurs… Du moins commencent-ils à comprendre que la très haute notion de l’ordre public qui règne désormais dans l’hexagone métropolitain ne saurait en aucun cas être mise en cause par la survivance intempestive de quelques principes accessoires de solidarité collective.
Je le sais bien. Ce n’a pas été la première fois, dans une histoire pleine de déchirements, toute remplie de gestes de meurtre et de cris de haine, que les Français, dans les ruines d’une ville, ont lutté les armes à la main contre d’autres Français. Ce n’a pas été la première fois qu’un pouvoir a entrepris de réduire par la force une population rebelle, une cité insoumise, une province révoltée. Il faut supplier cependant ceux qui ne semblent pas l’avoir aperçu de prendre garde à la monstrueuse singularité du spectacle qui vient de nous être offert. Lorsque Henri IV investissait Paris, ce n’était pas pour remettre la ville entre les mains des Espagnols. Lorsque Hoche recevait mission de pacifier la Vendée, ce n’était pas pour la livrer à Pitt et à Cobourg. Il n’a jamais été très fréquent de voir un Etat s’acharner à imposer la sécession à ceux qui la refusent. Il n’a jamais été très usuel de voir un gouvernement verser, pour défaire et pour exclure, beaucoup plus de sang qu’il n’en aurait jamais fallu pour conserver et pour unir.
S’il en est temps encore, il faut supplier, d’autre part, ceux que n’a cessé de hanter le seul espoir d’une tranquillité retrouvée, de songer aux extravagantes conséquences du principe qu’ils ont permis d’introduire dans le droit public national : principe qui n’est rien d’autre que celui de la ségrégation à perpétuité. La décision d’exclusion que l’on a fini par imposer au peuple français d’Algérie risque, en effet, de se trouver demain applicable à n’importe quelle autre catégorie de citoyens. Département à la rentabilité jugée insuffisante, couleur de peau estimée non conforme à la norme, accent provincial déclaré excessif et déplaisant, fidélité religieuse ou politique considérée comme non orthodoxe : on voit mal désormais quel critère de rejet pourrait ne pas être invoqué. Si l’on admet la légitimité de l’acte qui a conduit à expulser de la collectivité nationale, et contre leur volonté, des centaines de milliers de nos frères – frères par la loi et frères par leur libre choix – comment ne pas comprendre que c’est le contrat implicite sur lequel repose toute société politique qui se trouve définitivement rompu ?
Comment ne pas voir qu’aucune cité ne peut survivre là où le citoyen peut à chaque instant se trouver rejeté hors de la loi garante de sa vie et de ses biens ? Qui osera affirmer que l’exclusive qui vient d’être proclamée à l’égard d’une certaine espèce de Français ne porte en son principe d’autres schismes, d’autres exclusives, d’autres déchirures ?
J’avais huit ans peut-être, ou neuf ans, lorsque, à l’école communale de la rue Levert (Paris 20°), j’ai entendu commenter l’un des grands tableaux » en couleurs » qui décoraient la salle de classe et qui étaient destinés à illustrer les grandes dates de notre histoire. Il représentait, ce tableau, une foule misérable d’hommes, de femmes et d’enfants errant dans la neige. C’étaient, nous expliqua l’instituteur, les protestants chassés de France après la révocation de l’édit de Nantes. Ils devaient, nous dit-il, quitter leurs maisons, leurs champs et leurs métiers, parce que le roi avait décidé qu’ils n’étaient pas » des Français comme les autres « . Ce fut, nous dit-il encore, un très grand crime et dont la France eut longtemps à souffrir… » Si l’on regarde la chose de près, ai-je lu beaucoup plus tard dans Vauban, on trouvera qu’au lieu d’augmenter le nombre des fidèles de ce royaume, la Révocation n’a produit que des relaps, des impies, des sacrilèges et profanateurs de ce que nous avons de plus saint. »
A ceux que semble avoir scandalisé l’acharnement mis par quelques-uns de leurs compatriotes à poursuivre un certain combat, il est permis de rappeler l’histoire des hommes de leur pays telle que, pendant plus d’un demi-siècle, l’enseignèrent aux enfants de ce même pays les maîtres que la République avait cru bon de leur donner.
Raoul Girardet